Accéder au contenu principal

Le premier poste de télévision

Le premier poste de télévision que nous avons possédé est installé à la cuisine. Nous habitons alors au 104 du boulevard Gambetta, un appartement étroit, avec le cabinet sur le balcon. Une partie de la famille nous a rejoints. C’est Marguerite, sœur aînée de mon père, accompagnée de Jean, son mari, qui est un vrai Français, natif des Pyrénées orientales, et de leurs trois enfants. Nous les invitons à venir regarder la télévision dans notre cuisine.
Nous éteignons la lumière pour mieux nous croire au cinéma. Ma mère fait griller des marrons que nous nous passons de la main à la main, dans l’obscurité, en nous brûlant les doigts. Je me souviens que nous regardons Cinq colonnes à la une. Un titre prestigieux et énigmatique. De quelles "colonnes" et de quelle "une" peut-il bien s’agir? Je ne pose pas la question. Mais j’entends encore la musique qui accompagnait le générique, avec ses lourds coups de timbales, et la voix grave qui annonçait: "PIERRE LAZAREFF, PIERRE DESGRAUPES, PIERRE DUMAYET ET IGOR BARRÈRE VOUS PRÉSENTENT...", la répétition à trois reprises du même prénom rapprochant cette annonce du "Pierre, tu es Pierre et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon église".
L’émission comprenait chaque fois au moins un reportage sur la guerre d’Algérie. Or, il se trouvait que cette guerre était aussi la nôtre. Je n’avais guère de souvenirs de la ville blanche où j'étais né, ni d’autre idée des Aurès où se déroulaient les combats, que celle que me permettait de me forger leur nom: un paysage austère et rugueux, dans lequel l’élément minéral l’emportait sur tout autre. Plus tard je me le représenterais mieux grâce à la lecture de L’Hôte, une nouvelle d’Albert Camus recueillie dans L’exil et le royaume, où il est question d’un instituteur français en poste dans un village de montagne, qui vit seul dans son école, et auquel le hasard veut que soit confiée la garde d’un fellagha que les gendarmes ont fait prisonnier. Plus tard encore, ce serait le poème d’Arthur Rimbaud, Fêtes de la faim: "Si j’ai du goût, ce n’est guère / Que pour la terre et les pierres. / Din! dinn! dinn! dinn! je pais l’air / Le roc, les Terres, le fer..." Mais il se trouvait (et même moi, je ne pouvais pas l'ignorer) que mon oncle Pascal, le frère de mon père, était engagé dans les combats.

Commentaires

  1. Chez moi aussi la télévision était dans la cuisine, au dessus du Frigidaire ! Quand nous avons enlevé son socle, trois dizaines d'année plus tard, nous y avons trouvé coincé un vieux livre de lecture de mon frère !

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Vampire

Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain, elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas su...

Valeur des œuvres d'art

En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents: V1 - Valeur d'usage V2 - Valeur de témoignage V3 - Valeur de modèle V1 - Valeur d'usage . Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique. Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient exclusivement à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ainsi qu...