Accéder au contenu principal

Le refuge

Lorsque j'ai dû quitter la ville, j'ai tout de suite pensé au refuge de G. Je n'y étais jamais allé mais je connaissais son existence et je le situais assez précisément sur la carte. Je savais aussi qu'il était tenu par des gens de notre bord politique. Des patriotes. Je suis monté dans un autobus un peu avant midi. Les autobus étaient bondés. Toute une partie de la population quittait la ville en catastrophe. Les troupes ennemies étaient massées à la frontière depuis des jours. Elles attendaient l'ordre de leur commandement. Il n'y aurait pas de combats. Les soldats de nos casernes avaient déserté. Nos casernes étaient vides. Des valises, des poussettes, des cages à oiseaux. Des pleurs et des cris. Des parents séparés. Notre itinéraire remontait le cours d'une vallée qui allait en s'étrécissant entre des parois rocheuses, dont certaines formaient des voûtes sous lesquelles il pleuvait, au-dessus de la route. Ici et là, une courte plaine et un village où des familles de passagers demandaient à descendre. Bientôt nous ne fûmes plus qu'une demi-douzaine de silhouettes assises, séparées, silencieuses, priant le ciel que le véhicule ne tombe pas en panne, faute de carburant. Le conducteur restait caché dans sa cabine. Nous n’osions pas l’interroger. Bientôt je restai seul. Là où je suis descendu, il n'y avait qu'une nuit épaisse comme de la poix. J'ai dormi dans une grange. Au matin, le ciel était lessivé, d’un bleu de lavande. J’ai continué à pied, sur un chemin pierreux, en ahanant. J’aurais volontiers abandonné ma redingote qui me tenait trop chaud, mais, pensant aux saisons qui viendraient, j’ai préféré la porter sous mon bras. Une main pour porter ma sacoche de cuir, une autre pour porter mon manteau. Sur la tête, mon chapeau haut-de-forme. Je n’étais pas certain d’avoir choisi le bon sentier au départ de la grange. Celui que je suivais se perdait sous les pins rabougris, dans la pierre et dans la neige dont les plaques scintillaient au soleil. De longues étendues d’herbe où coulait un ruisseau. Les bêlements de moutons invisibles. Je l’ai aperçu de loin, avant la tombée de la nuit. Puis, j’en ai passé la porte.

M’étais-je attendu à trouver Émilienne installée dans ce lieu? Durant la courte période où j’ai fréquenté la faculté des lettres, Émilienne était une personne connue pour son engagement en faveur de la cause féministe. Elle animait un réseau d’accueil de femmes battues. Son activité infatigable s’élargissait à la défense des personnes gays, lesbiennes et transgenre. Elle était entourée d’une garde rapprochée qui l’accompagnait dans tous les meetings où elle intervenait avec force et conviction, à contrario de nos slogans nationalistes. Puis, un jour, elle avait disparu. Il est probable que d’autres que moi savaient la raison et le lieu de sa retraite, qu’ils avaient maintenu le lien, continué à faire fonctionner le réseau auquel elle ne cessait d’appartenir. Mais à ce moment, j’avais moi-même choisi de me retirer du monde. Je projetais d’écrire un grand ouvrage d’iconologie dédié à Arthur Kronberg, un peintre local auquel mon père lui-même s’était intéressé, et dont il nous avait laissé un tableau remarquable (le portrait d’un vieil homme à la barbe blanche) en même temps que l’appartement où nous étions seuls désormais à habiter, ma sœur et moi. Aussitôt après sa mort, j’avais investi son bureau, aux murs surchargés de livres, dont le mobilier comprenait en outre un canapé tendu de velours vert où je pouvais dormir, laissant ainsi à ma sœur la jouissance de tout le reste de l’appartement. Mais il faut croire que cet espace ne lui suffisait pas, ni les merveilles de toutes sortes qui y avaient été accumulées au fil des ans. Elle n’avait de cesse d’entrer à toute heure, sans frapper, dans le bureau où j’essayais d’entreprendre mon travail, au prétexte de retrouver dans les dossiers laissés par le défunt des documents notariés qui concernaient non seulement l’appartement lui-même, sur la propriété duquel une obscure congrégation religieuse avait des prétentions, mais aussi une ferme que nous possédions à la campagne, et chacune de ses incursions suffisait à réduire mes efforts à zéro. Après chacune de ses visites, il fallait que je sorte, que je respire l’air du dehors, que je m’épuise dans de longues courses à travers la ville, dans les jardins plantés de palmiers, où gazouillaient des jets d’eau, remontant les boulevards, faisant halte dans toutes les librairies que je rencontrais, avant d’aller me perdre, la nuit venue, dans des cafés. Et le comble était que ma sœur avait choisi le parti adverse. Celui de l’étranger.

J'ai dit à Émilienne (ses amis l'appellent Mimi):
— Elle était prête (je parlais de ma sœur) à accueillir les principaux officiers de l'armée d'occupation dans notre appartement (c’est l’aînée de nous deux et elle disait “chez moi”). Elle avait procédé à tous les aménagements nécessaires pour en accueillir une douzaine, la place ne manquait pas. Et quels arguments pourrais-je lui opposer sans trahir davantage que je ne l’avais jusqu’alors mon hostilité la plus complète, la haine et le mépris que je nourrissais à leur égard? Je ne me serais pas présenté au moment des repas où nos domestiques auraient dû les servir et où ma sœur aurait occupé le haut de la table. J’aurais refusé de commenter avec eux les différentes interprétations des quatuors à cordes de Beethoven dont notre père avait collectionné les enregistrements tout au long de sa vie. J’aurais refusé aussi bien de fumer avec eux ses cigares et de boire avec eux son cognac en parlant et riant fort près de la cheminée. J’aurais fini par laisser éclater ma colère. En moins de huit jours, je me serais retrouvé en prison! Et elle aurait applaudi!

Quand j'ai passé la porte du refuge, j'ai cru qu'elle me reconnaissait. Aussitôt qu'elle m'a vu. J'ai cru que Mimi me reconnaissait. Or, l'hypothèse était très improbable. Tout à fait impossible. J'avais participé à plusieurs meetings à la tribune desquels elle avait trouvé moyen de se frayer une place pour faire entendre sa voix — ou celle plutôt des femmes violentées, des gays, des lesbiennes, des personnes transgenre au nom desquelles elle s'exprimait. Mais qui étais-je alors qu’un étudiant, pas le plus brillant ni le plus séduisant parmi plusieurs centaines d'autres qui formaient le public? J'avais applaudi à ses interventions. Je n'avais jamais rien fait que me lever pour applaudir. Je ne lui avais jamais adressé la parole. Elle n’avait jamais levé les yeux sur moi. Mais sans doute agissait-elle ainsi envers toutes celles et tous ceux qui passaient sa porte. Qui venaient chercher refuge auprès d’elle.

Nous cultivons des légumes derrière le chalet. C’est la tâche principale à laquelle je me consacre. Nous avons un cochon, des lapins, des poules, des canards, des oies. Nos visiteurs ne s'attardent pas. Ils nous donnent des nouvelles de la ville, ils restent deux ou trois nuits, une semaine parfois, puis ils disparaissent. Ils n’ont qu’une hâte, passer la frontière, changer de pays. Ils évoquent le navire qui les attend dans un port. Le dernier soir, pour nous remercier de l’accueil, ils organisent un spectacle. Il peut s’agir d’une simple chanson illustrée par l’utilisation d’une marionnette ou par un mime. Nous avons aussi un projecteur de cinéma et quelques bobines de vieux films. À mon arrivée, j’ai trouvé un fusil oublié dans un placard. J’attendais l’occasion de m’en servir. Le premier hiver, comme nous manquions de nourriture, j’ai dit à Mimi que j’essaierais de tuer un chamois. Je suis parti avec le fusil. La neige était profonde. J'avais chaussé des raquettes. J’ai beaucoup marché. La nuit m’a surpris. J’ai dormi sous un énorme rocher où j’avais fait du feu avec le bois d’un arbre mort. Au matin, quand je me suis réveillé, je les ai aperçus. Ils étaient cinq soldats ennemis à marcher en file indienne sur le versant opposé. Leurs uniformes ridicules. J’ai armé et j’ai tiré cinq fois. Le dernier avait eu largement le temps de me voir, mais il portait son arme en bandoulière et, avant qu’il puisse s’en saisir à deux mains, puis qu’il épaule, il savait qu’il serait mort. Depuis, je retourne chaque hiver au même endroit. Je me poste sur le rocher et j’attends qu’ils passent. Il est arrivé qu’ils soient sept, ce qui m’oblige à tirer un peu plus vite, mais je ne m’en plains pas. Puis, je traverse le vallon et je vais voir leurs corps étendus et le sang sur la neige.

(13-14 août 2023)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que

Le meurtre de Michèle Soufflot

Le meurtre de Michèle Soufflot a bouleversé notre quartier. D’abord parce qu’il ne peut être que le fait d’un maniaque, et que ce maniaque, il y a toutes les chances pour qu’il demeure parmi nous, prêt à récidiver. S’en étant pris impunément à elle, il faudra qu’il s’en prenne à d’autres, nous ne manquons pas d’ivrognes et de fous pour lui servir de proies. Il suffit d’attendre que l’occasion se présente. Une nuit de lune vague après la pluie. Et puis, parce que Michèle Soufflot était notre fantôme le plus ancien et le plus assidu. En toute saison, à toute heure du jour ou de la nuit, il arrivait qu’on la voie marcher seule, parler seule, tourner au coin des rues, d’un pas rapide de quelqu’un qui court à une affaire, vêtue d’une chemise de nuit sous un manteau, les deux mains enfoncées dans les poches du manteau, des chaussettes et des pantoufles aux pieds, tandis qu’elle ne courait après rien ni personne de visible. Un fantôme qui court après d’autres fantômes, voilà ce qu’elle était.

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le