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mercredi 31 janvier 2024

La faute d’Alexandre Loujine

Au haut de l’avenue Borriglione, le tramway tourne dans la rue Puget en direction du boulevard Gorbella. Il croise auparavant la rue des Boers. Des maisons basses précédées de jardins. Des arbres qui débordent des grilles. Des fleurs et leurs oiseaux. Aucun commerce. Cette zone intermédiaire a un air de faubourg. C’est là que j’habitais.
La plupart de mes journées se passaient à la bibliothèque du boulevard Dubouchage où j’occupais un emploi subalterne; et chaque soir je prenais le tramway pour rentrer chez moi. Mon existence, durant bien des années, s’est résumée à cela. Je me souviens d’avoir fréquenté un cercle d’ornithologie dont l’activité principale consistait à observer les oiseaux gîtant à l’embouchure du Var, dans les roseaux. Puis, une autre surveillance m’avait requis, celle d’Alexandre Loujine.
Celui-ci avait été nommé conseiller culturel au consulat de Russie, et deux ou trois après-midi par semaine, il se mêlait au public de notre salle de lecture. Je voyais les ouvrages qu’il consultait. Il se documentait sur la communauté russe qui s’était formée à Nice au dix-neuvième siècle, qui y était demeurée après la révolution bolchévique de 1917 et à laquelle ma propre famille avait appartenu. J’avais en tête le but poursuivi par son administration, qui avait été annoncé par les autorités de Moscou et dont la presse locale et nationale s’était faite écho: celui d’obtenir de la justice française qu’elle accorde à la fédération de Russie le droit de propriété sur la cathédrale Saint-Nicolas située à proximité du boulevard Tzarévitch — ce qui reviendrait à en déposséder l’association cultuelle locale, qui l’avait administrée, protégée et animée religieusement, dans la plus pure tradition orthodoxe, pendant toute la période où l’ancien empire était aux mains des communistes. Et ce but, bien sûr, je le réprouvais. Pour autant, l’idée d’espionner Alexandre Loujine était absurde. D’abord parce qu’elle supposait qu’il y eût, dans la vie du personnage, un secret assez honteux pour le perdre de réputation. Ensuite, parce que Loujine occupait, dans l’administration consulaire, un poste aussi peu important que le mien à la bibliothèque municipale, et que par conséquent la fédération de Russie n’aurait eu aucun mal à se passer de lui pour venir à bout de son projet, si tant est que j’aurais réussi à le confondre. Enfin, parce que la cathédrale Saint-Nicolas, en changeant de patrie symbolique — c’est-à-dire en quittant l'archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale du Patriarcat œcuménique de Constantinople, pour entrer dans le diocèse orthodoxe russe de Chersonèse du Patriarcat de Moscou et de toute la Russie — ne perdrait sans doute rien de son charme ni de ses fonctions sacerdotales. Et, d’ailleurs, si moi-même je la fréquentais encore, ce n’était jamais qu’en me tenant au dernier rang des fidèles, près de la porte, pour assister aux offices trois ou quatre fois dans l’année, moins par attachement aux rites religieux que pour le plaisir d’entendre parler la langue que j’avais apprise auprès des miens, lorsque j’étais enfant.
Hélas, j’avais rompu presque toute relation avec les autres, si bien que je ne m’ouvris à quiconque de la sombre hostilité que m’inspirait le personnage. Si j’avais eu la bonne idée d’en parler à la patronne de la pizzeria de l’avenue Cyrille Besset où je passe du temps le samedi soir, point de doute que celle-ci aurait ri de moi et qu’elle m’aurait ainsi évité de m’enfoncer dans mon délire. Mais non, je me suis mis à espionner Alexandre Loujine par simple curiosité d’abord, parce que l’occasion se présentait de le faire, mais aussi parce que ma vie était vide, et parce qu’Alexandre Loujine me paraissait aussi riche et brillant que j’étais pauvre et effacé.


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mardi 16 janvier 2024

Ukraine

Mon père s’appelait Marko. Il avait un frère, de deux ans son cadet, qui s’appelait Mykola. Mon père et l’oncle Mykola avaient ouvert ensemble un magasin de jeux vidéo. Le magasin était assez grand pour qu’ils y organisent des tournois, et ceux-ci attiraient beaucoup de monde. Le soir, quand il était de retour chez nous, mon père dessinait. Nous étions alors réunis dans la cuisine. Ma mère préparait le repas. Mon père et moi étions assis derrière elle, à une table sur laquelle il avait posé sa boîte de feutres et son carnet à dessin. J’étalais près de lui mes livres et mes cahiers. J’apprenais mes leçons et je faisais mes devoirs. Une ampoule électrique pendait au-dessus de nous.
Mon père prétendait surveiller mes devoirs, mais je n’avais guère besoin qu’il les surveille. J'étais un élève attentif. Tout au plus m’arrivait-il de lui donner mon livre en disant: “Fais-moi réciter!” Alors, je récitais et il hochait la tête en me soufflant, ici ou là, un mot qui me manquait. Puis, il me rendait mon livre et retournait à ses dessins.
Plus souvent, c’était lui qui glissait vers moi son carnet à dessin. Je regardais son dessin, je me souviens, sans le toucher. C'était mon tour de hocher la tête. Nous échangions un sourire, je lui montrais mon pouce et chacun reprenait ses occupations, en silence, dans le dos de ma mère.
Des années plus tard, je devais découvrir le Blade Runner de Ridley Scott, et je compris alors que les dessins de mon père s’inspiraient de cet univers onirique
L’odeur de la soupe qui cuisait nous enveloppait aussi bien que la douce clarté de l’ampoule électrique. Enfin, ma mère disait que nous devions débarrasser la table et le repas commençait.
Voilà ce que fut le bonheur de mon enfance. Puis, il y eut la guerre.
Un matin, nous apprîmes que notre puissant voisin avait passé la frontière. Il avait lancé ses chars et son aviation qui bombardaient nos villes. Mon père et mon oncle Mykola furent des premiers à s’engager. Ils partirent au combat. Et je restai seul avec ma mère.
Notre ville fut bombardée et à moitié détruite. Puis, notre ennemi l’abandonna où elle était, dans l’état où elle était, et il alla porter ses destructions ailleurs. Sur d’autres villes.
Alors, chez nous, la vie reprit son cours, tant bien que mal. Nos mères sollicitèrent un employé de la bibliothèque pour nous faire la classe. La bibliothèque avait été détruite. Cet homme était bossu, ce qui le dispensait de partir à la guerre. Notre école aussi avait été détruite. Nos mères avaient aménagé une ancienne écurie où nous nous retrouvions, chaque matin, une douzaine d’enfants, pour réciter les tables de multiplication et pour lire dans les livres disparates qu’on avait pu sauver. Pendant les récréations, nous jouions dans une ruelle, et ces récréations étaient longues. Notre maître les occupait à fumer des cigarettes en lisant, debout, dans un fort volume de Saint Thomas d’Aquin.
Parmi mes camarades, il en était un qui suscitait chez moi une vive curiosité. Il s’appelait Youriy. Il était espiègle, toujours joyeux, capable de réparties qui nous faisaient rire, en même temps qu’il souffrait d’un handicap: il était trop gros.
Sa corpulence l'empêchait de partager la plupart de nos jeux. Il ne s’en plaignait pas et il en pratiquait deux dans lesquels il excellait. Le premier était celui des osselets. Il s'asseyait, le dos au mur, les jambes largement écartées et, entre ses jambes, il faisait voler les osselets, les ramassait, les rattrapait avec une prestesse et une précision vertigineuses. Le second, il l'avait inventé. Il consistait, pour lui, à se coucher sur le dos et, pour nous, à venir nous asseoir à cheval sur son ventre pour qu’il nous fasse sauter en jouant des reins, comme un pur-sang fait sauter un cowboy au cours d’un rodéo.
Cet exercice nous ravissait. Nous formions un rang dans lequel chacun attendait son tour pour occuper la place du cavalier. Puis, un jour, je fis part à ma mère de cette invention, et je fus surpris qu’elle s’en trouvât fâchée.
Toute rouge de colère, elle me dit que ce jeu était indécent. Que nous traitions mal le pauvre Youriy. Elle alerta d’autres mères et ensemble elles allèrent protester auprès de notre maître. Elles exigèrent que désormais il interdise cette horreur. Celui-ci nous fit connaître le verdict parental, mais il ne paraissait pas lui-même convaincu du bien-fondé de cette décision, et puis la lecture de Saint Thomas d’Aquin l’occupait beaucoup. Sans doute était-il plongé alors dans un chapitre particulièrement difficile de la Somme théologique, si bien qu'après quelques jours, les rodéos reprirent de plus belle. Je n’y participais plus mais je continuais d’y assister en sautant sur mes pieds et en applaudissant des deux mains.
J’eusse aimé que l’histoire s'arrête là, mais ce n’est pas le cas. Une nuit, j’eus un cauchemar. Dans le rêve, je dormais chez Youriy, dans un lit étroit placé à côté du sien. Puis, je me réveillais au milieu de la nuit et m'étonnais que Youriy ne fût plus dans le lit qu’il occupait près de moi. Alors, je me levais dans une obscurité presque complète, attiré par une lueur qui venait de la cuisine, et effrayé en même temps par un horrible bruit de succion et de mastication. On entendait, sous les dents, craquer des os.
J'allais jusqu'à la cuisine et là, dans l’encadrement de la porte, je voyais Youriy assis devant la table, qui dévorait, les yeux exorbités, le contenu d’une marmite énorme comme le chaudron d’une sorcière.
Je me réveillai au matin dans mon lit. Ma mère ouvrait les volets comme elle faisait chaque matin. Sa vue me rassura. Je ne lui parlai pas de mon rêve. Mais cet apaisement fut de courte durée. Le soir du même jour, nous vîmes arriver mon oncle Mykola. Il portait l’uniforme. Il était grand et beau dans son uniforme, mais il venait nous annoncer le décès de mon père qui était tombé près de lui, fauché par la mitraille.
Voilà, cette fois j’ai tout dit. Je peux ajouter en forme d'épilogue que, ce soir-là, l’oncle Mykola convainquit ma mère de partir avec moi. Quelques semaines plus tard, nous habitions à Paris, dans une chambre de bonne. Ma mère trouva à s'employer dans une blanchisserie. J’avais emporté avec moi la boîte de feutres et les carnets à dessin de mon père. J’appris à dessiner. Aujourd'hui, on me connait comme décorateur de théâtre. On dit que mes décors ressemblent tous à des paysages de guerre. Mykola a fini par être blessé. Ce fut sa chance et la nôtre. Il est venu nous rejoindre à Paris et il a épousé ma mère.

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jeudi 7 décembre 2023

Tendres guerriers

Ils sont venus me chercher à la gare. Nous étions à la mi-décembre, il faisait froid, il commençait à neiger, même si la neige fondait presque aussitôt qu’elle touchait le sol. C’était l’après-midi, un rayon de soleil perçait les nuages, pas pour longtemps. Le conducteur s’appelait Igor, il m’a fait signe dans le rétroviseur, il m’a souri en même temps qu’il m’a dit son nom. Rodrigo était assis devant, à côté de lui. Ma place était derrière. J’ai ôté mon chapeau, j’ai poussé ma valise et je suis monté.
Un long voyage en train, assis du côté fenêtre, le paysage défilerait dans ma tête tandis que je dormirais, la nuit suivante, puis pendant d’autres nuits encore, et j’étais maintenant coincé avec ces deux hommes que je ne connaissais pas dans des embouteillages.
— C’est toujours pareil, a bougonné Igor, à n’importe quelle heure du jour, tous les jours de la semaine. Pour pouvoir circuler, il faut attendre le couvre-feu.
Rodrigo se retournait sur son fauteuil. C’était avec lui que j’avais traité. C’était lui qui m’avait recruté. Plus tard je devais comprendre qu'Igor était non seulement son chauffeur mais aussi son meilleur ami et son garde du corps.
— Nous sommes heureux de t’avoir avec nous, que tu aies pu te libérer.
Un savant célèbre, une ancienne légende de la linguistique. On disait que j’avais gardé mon bureau au MIT, ce qui était faux. Mais si j’étais aujourd’hui encore mondialement connu, c’était plutôt pour les prises de positions politiques que je proclamais. Que j'avais proclamées. 
Mon heure de gloire en tant que linguiste était passé depuis longtemps. Mes théories avaient été mises à mal, largement réfutées par de plus jeunes, mais chaque fois que l’alter mondialisme avait besoin d’un porte-parole, d’une caution scientifique, on savait où me trouver. Cette fois, on avait besoin d’enseigner la langue, de manière rapide et efficace. On se demandait comment s’y prendre. Accepterais-je de donner des leçons à des migrants en même temps que je formerais de nouveaux professeurs? Tous n’auraient pas un statut légal. J’avais répondu que oui. Il n’était pas prévu que je reçoive un salaire, l’organisation était pauvre, mais j’avais accepté. Pourvu que les personnes qui me seraient présentées aient réellement envie d’apprendre, qu’elles soient résolues à travailler dur, plusieurs heures par jour, le reste, je ne voulais pas le savoir. Que, dans le même public, il y ait de nouveaux arrivants, ne sachant que quelques mots, et d’autres instruits, capables de devenir très vite des professeurs, j’étais d’accord. Ce serait mieux ainsi. J’accueillerais tout le monde. La méthode, les outils nécessaires pour qu’ils apprennent étaient mon affaire. J’improviserais en fonction du public, mais aussi de quelques idées de base sur lesquelles je méditais et que j’étais curieux de mettre à l’épreuve.
Nous en étions là. Tels étaient les termes du contrat non écrit, noué entre la Brigade et moi, quand je suis arrivé à Nice, alors que nous tâchions de traverser la ville pour gagner le faubourg. Mais nous n’avancions pas. Des drones dans le ciel.
— Je récapitule donc. Tu habites chez nous, dans le faubourg. Nous avons préparé pour toi un petit logement au deuxième étage de la maison. Au rez-de-chaussée, tu verras, il y a un restaurant tenu par des amis, et à l’arrière de ce restaurant, donnant sur une cour, ce qui nous sert de salle de classe.
La nuit tombait. Quand nous roulions, c’était au ralenti. Aux façades des grands magasins, les vitrines de Noël et dans le ciel des drones qui nous surveillaient.
— Ils t’ont repéré, a dit Rodrigo en riant. Mais ils ne feront rien contre toi, ils ne peuvent pas se le permettre, tu es trop célèbre.
Mon arrivée à Nice et ma collaboration avec cette brigade altermondialiste avaient été annoncées de manière quelque peu tapageuse. Elles devaient être perçues comme un événement planétaire. “Le célèbre Antonin Nadal a quitté son confortable bureau de MIT pour le faubourg de Nice.” C’était le but, que la presse en parle, que toutes les télévisions s’en fassent écho, pour que le sort des migrants soit enfin mis au cœur de l’actualité, et qu’on s’intéresse aussi à l’organisation semi-clandestine qui se chargeait de les accueillir.
— Contre toi, ils ne peuvent rien”, répétait Rodrigo, et j’approuvais d’un hochement de tête. “Ils viendront t’interviewer, nous te laissons toute liberté de choisir à qui tu veux répondre, et ce que tu veux répondre.”
Il en faisait un peu trop dans le genre accueillant et flagorneur, et je manquais de sommeil, si bien que je ne répondais plus, brinquebalant à l’arrière du véhicule que conduisait Igor, un modèle déjà ancien.
Je n’étais pas loin de m’endormir, tandis que les drones venaient voler juste devant le pare-brise, qu’ils restaient comme immobiles à quinze centimètres de la vitre, juste devant Igor qui ne se laissait pas impressionner. Il leur faisait des grimaces, il leur tirait la langue. Les drones n’appréciaient pas la plaisanterie, ils frétillaient des ailes, ils s’envolaient ailleurs, puis revenaient.
Mes yeux se sont fermés. Quand je me suis réveillé, les deux hommes fumaient, les vitres ouvertes, il faisait tout à fait nuit, il faisait froid, nous roulions sur une route déserte, la neige sur les côtés et tout au bout, à un rond-point, une petite maison éclairée, c’était le Restaurant des Amis.
— Tu vois, ils ont gardé ouvert, a dit Rodrigo, ils nous attendent.
La table était servie, Lourenço, le patron, a dîné avec nous, nous étions quatre, pas d’autres clients. J’ai bu du vin rouge, puis une jeune femme est venue me chercher pour me conduire à ma chambre. Ils voyaient mon état de fatigue. J’avais du mal à suivre la conversation. Ils voulaient me ménager. Les autres sont restés à table, ils ont continué de manger du bacalhau avec des pommes de terre et boire du vin. On aurait dit une famille. J’ai eu la présence d’esprit de porter moi-même ma valise en montant derrière la jeune femme dont je n’avais pas bien entendu le nom. 
Ma chambre se trouvait au deuxième étage. Propre, faiblement éclairée, reposante. Un compotier avec des mandarines et une bouteille d’eau minérale sur une table ronde en plastique moulé. Une autre petite table, en bois celle-ci, appuyée contre un mur, avec une chaise, une lampe de bureau, une ramette de papier et des crayons. Ils avaient pensé à tout. Le bon parfum des mandarines. Dans un angle de la cuisine, une cabine de douche. J’en ai écarté le rideau et le parfum du savon de Marseille est venu se combiner à celui des mandarines. Ici, il faisait chaud.  J’ai ouvert la fenêtre pour laisser entrer un peu de fraîcheur. Le parfum de la nuit d’hiver, le silence de la neige. La jeune femme avait un joli visage, elle souriait en me souhaitant bonne nuit.

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mardi 5 décembre 2023

Prodiges indiens

Nous sommes en Inde. Le rêve évoque une grande ville, située au bord de la mer, au sud du continent, et il évoque une île située à quelques centaines de kilomètres de là, plus à l’est. Dans les échanges que nous avons eus à propos du projet, nous avons pris l’habitude de leur donner des noms. D’abord, elles en changeaient sans cesse. Puis, avec le temps, la ville a fini par s’appeler Murmur, et l’île, par s’appeler Silent. Peut-être changeront-elles encore de noms. Peut-être parviendrons-nous à les situer sur la carte, dans la réalité géographique des choses, mais cela n’est pas certain. Nous parlerons donc de Murmur et Silent.
Nous sommes à Murmur, un matin. Un homme est couché dans une chambre d’hôtel. Il fait grand jour et la rue est déjà bruyante. La chambre est vaste, meublée de bois sombre, avec un grand ventilateur qui tourne au plafond. Une fenêtre est restée ouverte. L’homme était trop ivre pour la fermer quand il est rentré se coucher, après avoir bu un dernier verre de whisky sur le balcon, en fumant une dernière cigarette. Si bien que le bruit et la chaleur envahissent la chambre. Puis le téléphone sonne, pas un portable, celui de la chambre, un gros combiné noir posé sur la table de chevet. L’homme se réveille, allonge un bras et il décroche. Il identifie la personne qui lui parle et aussitôt il s’assied. On voit alors qu’il n’est pas jeune, une soixantaine bien sonnée, de type anglo-saxon. Il cligne des yeux à cause de la lumière. Sa bouche est pâteuse. Il dit: 
— Bonjour Maïa. Comment m’as-tu trouvé? 
— Bonjour Andrew. Je n’ai pas le numéro de ton portable, je veux dire le nouveau, depuis que tu en as changé. Mais tu es devenu célèbre. Les dates de ton séminaire sont publiées dans les journaux. D’ailleurs elles ne changent guère, une année après l’autre. Avec cela, j’ai des raisons de savoir quel est ton hôtel favori. Mais peut-être n’es-tu pas seul? 
— Je suis seul, Maïa. Et toi, où es-tu? À Silent?
— Oui, toujours sur l’île. Et toujours avec Tom. Et Tom est malade.
— Plus que d’habitude?
— Oui, plus que d’habitude. Une complication respiratoire. Il a un besoin urgent d’un médicament, et ce médicament est terriblement cher.
— Et tu veux que je paye. Quel est ton prix, dis-moi? Je veux dire quel est le prix de ce médicament?
— Deux mille dollars. Mais je ne veux rien. Andrew, ne le prends pas sur ce ton, s’il te plaît. Nous n’avons pas le temps de nous disputer. Il se trouve seulement que je n’ai pas deux mille dollars.
— Je comprends. Excuse-moi. Je paierai.
— Il ne suffira pas, cette fois, que tu paies. J’ai commandé la préparation à un médecin qui se trouve à Murmur. Il m’a dit qu’elle serait prête, sans faute, à deux heures cet après-midi. À trois heures et quart un avion s’envole de l’aéroport de Murmur pour atterrir sur l’île une heure quinze ou une heure trente plus tard. Cela dépendra des vents. Je voudrais que tu ailles chercher cette potion chez le médecin, puis que tu montes dans un taxi et que tu l'apportes à l’avion. Le pilote est prévenu. Il t’attendra sur la piste.
— Tu le connais?
— Oui, je le connais. C’est un ami. C’est mon ami.
— Ok. Je comprends.
— Non, tu ne comprends pas, Andrew. Je ne veux pas te raconter d’histoires. Je ne sais même pas si ce médicament est réellement indispensable. Je ne te dis pas que Tom mourra s’il ne reçoit pas une première injection de ce produit avant ce soir. Et je ne dis pas non plus que tout ira bien s’il la reçoit. Je n’en sais rien. Je dis juste qu’il est malade et que j’ai peur. Stephen n’est pas son père, tu comprends. Je ne vais pas lui demander de payer deux mille dollars pour un médicament dont on me dit qu'il est nécessaire pour soigner ton fils. Et le mien. Pour une fois, sois gentil, fais en sorte que je n’aie pas besoin de te supplier, ni même de t’expliquer. Note l’adresse. Fais-le, s'il te plaît.
Andrew attrape du papier et un crayon. Il note le nom du médecin et l’adresse de son cabinet. Il dit:
— Excuse-moi encore, je me réveillais. Tu as bien fait de m'appeler. Tu as dit trois heures et quart à l’aéroport? C’est entendu. J’y serai.
Une heure plus tard, Andrew s’est habillé, il est passé sous la douche et il a pris un petit déjeuner complet devant la fenêtre toujours ouverte, dans la même chambre inondée de soleil. 
Il rappelle Maïa. Celle-ci lui explique que le docteur Narendra Singh a son cabinet dans le quartier le plus ancien et le plus peuplé de la ville. Celui où les rues sont les plus étroites et les plus enchevêtrées. Un quartier dans lequel les taxis ne s’aventurent pas. Et elle ajoute:
— Tu te fais conduire jusqu’à l’entrée du jardin botanique. Ensuite, il faudra que tu continues à pied.
Elle lui indique l’itinéraire compliqué qu’il devra suivre. Andrew le note dans un carnet en même temps qu’il proteste:
— Mais enfin, avec Google Maps, cela devrait suffire. Je suis allé partout avec Google Maps, même à Tokyo, et je ne me suis jamais perdu.
— Oui, mais là-bas Google Maps ne s’y reconnaît plus. Les ruelles sont trop serrées. Si tu te fies à Google Maps, tu risques de te perdre. Si tu ne t’y fies pas aussi, d’ailleurs… Et je ne veux pas que tu te perdes, Andrew. Je veux que tu arrives au but. Un jour, avec moi, tu es arrivé au but, tu te souviens? C’était il y a six ans. J’étais encore très jeune. J’avais trente ans à peine.
— Tu étais d’une beauté remarquable, et tu ne me lâchais pas des yeux. Je vous parlais de François Truffaut et d’Alfred Hitchcock. Mon cours était tiré au cordeau. Je l’avais inauguré à l’université d’Austin (Texas) six mois auparavant, devant une cinquantaine d’étudiants ultra-connectés, cachés derrière les écrans de leurs ordinateurs portables et qui n’arrêtaient pas de prendre des notes. Je craignais à chaque instant que l’un d’entre eux ne lève la main pour corriger une erreur que j’aurais commise, concernant un titre, une date. Mais non, j’étais arrivé au bout du cours sans la moindre objection. Et voilà qu’à Murmur, vous n’étiez plus que douze, assis sur des coussins. Tu portais des bracelets aux chevilles et des bagues aux orteils.
— Bon, j’avoue que je m’étais assez bien débrouillée. Aujourd’hui, je suis tellement surprise et heureuse de parler de cela avec toi, comme on fait là, maintenant. Tu veux me dire pourquoi c’est la première fois que nous en parlons ainsi? Je voulais un enfant. J’avais décidé qu’il serait de toi. Pas parce que tu étais le plus célèbre, ni d’ailleurs le plus intelligent, mais parce que tu croyais en ce que tu disais. Tu parlais de Truffaut et Hitchcock comme s’ils avaient été de tes amis et tu voulais nous les faire aimer aussi. En plus, tu ne montrais pas le moindre mépris pour le cinéma indien le plus populaire. Tu en parlais avec sérieux. Nous avons fait l’amour trois nuits et trois jours d’affilée, pas quatre ni deux, dans ce luxueux hôtel où je t’imagine encore. Tu as été doux et délicat. Respectueux. Et aujourd’hui, tu payes. Est-ce si grave, dis-moi, que tu payes ce que tu payes pour ce que nous avons fait ensemble, au point que tu ne puisses pas en reparler avec moi et que tu ne puisses jamais voir cet enfant?
— Ma femme était malade, Maïa.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Tu ne m’en as rien dit alors, tu n’avais pas assez confiance en moi pour m’en parler, mais d’autres personnes me l’ont fait savoir. Et maintenant, c’est fini. Laisse-la partir, Andrew, laisse faire le temps. Tout est bien. Ta femme a été malade, maintenant elle ne l’est plus. Elle repose. J’ai un nouveau compagnon. Nous pouvons être amis.
— Ma femme était malade, Maïa, et maintenant elle est morte. Et je suis terriblement seul. Mais je voudrais que nous en revenions au programme de cet après-midi.

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dimanche 3 décembre 2023

Yacine

Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages.
Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières, dont ils revenaient heureux et affamés. Je ne comptais plus les projets que j’avais pu mener à bien durant mes séjours à Concarneau depuis trois ans que nous étions mariés, et que j’y avais pris mes habitudes, et j’y serais volontiers retourné cette année-là encore si ma grand-mère n’était pas morte, quelques mois auparavant, en me faisant l’héritier de cet appartement.
Le notaire me l’avait signifié par téléphone, et j’en avais été surpris. J’avais d’abord cru à un malentendu. Ma mère était sa fille et il m’aurait paru naturel que cet héritage lui revînt, et j’avais une sœur aînée qui aurait pu y prétendre elle aussi. Mais le notaire m’avait rassuré. Il m’avait dit que je n’avais rien à craindre, ni ma mère ni ma sœur n’avaient été oubliées dans le partage, si bien que j’étais désormais l’unique propriétaire de cet appartement, qui était joliment situé dans un petit immeuble précédé d’un jardin, au haut de l’avenue Saint-Barthélemy, dans le quartier nord de Nice.
— Comment comptez-vous en disposer? me dit-il encore. Peut-être le louer, ou le vendre?
Si c’était le cas, il pouvait me mettre en relation avec une agence. Il gardait un excellent souvenir de ma grand-mère, il savait quelle affection celle-ci me vouait, et s’il pouvait m’aider à tirer le meilleur parti de cet héritage, il était tout à mon service. Mais je lui avais répondu que non, que je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire de ce bien qui m'échoyait à l'improviste, comme tombé du ciel, moi qui jusque là n’avais rien possédé, que mes livres et mon matériel à dessin.
— Il faut d’abord que je le voie, ai-je répondu. Que je me rende compte par moi-même.
— Parce que vous ne le connaissez pas? s’était-il étonné. Votre grand-mère l’habitait pourtant depuis longtemps.
Et je lui avais répondu que non, que mes rapports avec elle s’étaient effilochés au fil des ans. Depuis la mort de mon grand-père, ma grand-mère menait une existence à part. Elle vivait dans son monde, ne semblait pas très désireuse de nous voir, et les rares fois où je lui avais annoncé mon passage à Nice, elle m'avait invité à déjeuner au restaurant du Club nautique, où elle arrivait en taxi et repartait de même après avoir payé l’addition.
Le soir-même, j’ai dit à Clotilde:
— Il est probable que cet appartement a besoin d’être rafraîchi. Avant de décider de le vendre ou de le louer, il serait sans doute raisonnable que j’y fasse effectuer des travaux. Il suffira que j’y demeure quelques jours. Je jugerai quels travaux sont indispensables et, s'ils ne sont pas trop coûteux, je m’arrangerai avec une entreprise locale pour qu’ils soient engagés dans les mois qui viennent, en notre absence.
Et comme Clotilde ne protestait pas, j’ai ajouté: 
— Et d’ailleurs, pourquoi ne le garderions-nous pas? Nous pourrions profiter ainsi du soleil et de la plage, deux ou trois fois dans l’année, et le reste du temps, nous en confierions les clés à tes frères ou à quelques amis?
L’idée des clés que nous pourrions prêter à ses frères a emporté la décision. Mais maintenant elle regrettait de s’être laisser convaincre.
L'immeuble était charmant, haut de trois étages seulement, ce qui lui avait donné quelque espoir, ainsi qu’à moi, quand nous étions arrivés, que le taxi nous avait déposés devant la grille; mais ensuite il avait suffi d'entrer, de pousser une à une les portes de l’appartement pour nous rendre à l’évidence. Nous pénétrions dans l’endroit où avait vécu une femme solitaire, atteinte de troubles cognitifs.
Les meubles étaient ceux qui avaient pu y trouver place après qu'elle les avait déménagés de la villa du Lavandou où elle avait habité avec mon grand-père et où elle n'avait plus voulu demeurer après sa mort, et ils y étaient mal adaptés. Déjà, quand elle s’était installée ici, dix-sept ans auparavant, il aurait fallu en refaire les peintures, changer la baignoire et le lavabo, vérifier le système de chauffage, améliorer l’éclairage, réaménager la cuisine; et il était facile de comprendre que ma grand-mère n’avait rien fait de tout cela. Elle s’était contentée de sortir d’une valise les portraits de mon grand père qu’elle avait disposés sur la cheminée où ils se trouvaient encore.
Ma grand-mère avait follement aimé son mari, elle l’avait follement admiré aussi, il était son grand homme, et sa disparition l’avait laissée dans un désarroi qui la rendait indifférente à tout.
— Sans lui, elle se sent perdue, elle est comme une petite fille, disait ma mère, qui ne regardait pas ce trait de caractère comme très glorieux, et qui d’ailleurs, de manière générale, ne se montrait pas très indulgente à son égard.
À plus de soixante ans, ma grand-mère s'était toujours comportée auprès de lui comme une adolescente amoureuse, et il est vrai que mon grand-père était un personnage très séduisant. Météorologiste de profession, il savait tout du ciel et des orages qui s’y concoctent. À côté de cela, il aimait voyager, il jouait au tennis et il nageait beaucoup, partout et en toute saison.
J’avais été très proche de lui — d’elle aussi, par la même occasion, mais de lui d'abord. Il faut dire que j'étais un enfant pas tout à fait comme les autres. Je n'apprenais rien à l'école, je ne réussissais dans aucune discipline, pas même en sport, et mes parents en étaient déçus. Ils évitaient de me faire des reproches, de se mettre en colère contre moi, de me punir ou de crier, sans doute parce que les psychologues et les pédo-psychiatres auxquels ils soumettaient mon cas les convainquaient de s’en abstenir. Mais ce conseil qu’ils leur donnaient ne signifiait-il pas du même coup qu’ils devaient prendre leur parti du retard ou de l’inadaptation que je montrais? Qu’il n’y avait pas à attendre de moi, pour les années à venir, que je fasse beaucoup de progrès? Et ils ne s’y résignaient pas sans en éprouver une tristesse qu’ils cachaient mal, ou qu’ils ne cachaient pas.
Je n’étais pas le garçon dont ils avaient rêvé. Cela, d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours su. Il est arrivé une fois que je surprenne ma mère en train de dire à mon propos que je n’étais pas bien fini. Le contraste était d’autant plus criant qu’Odile, ma sœur, qui était de quatre ans mon aînée, réussissait merveilleusement bien dans tout ce qu’elle faisait, et surtout à l’école. Et ce jour où ma mère, s’adressant à l’une de ses amies, a dit à mon propos cette parole terrible, je me souviens qu’Odile était présente, debout auprès d’elle, et qu’elle hochait la tête en signe d’assentiment. Et dans tous les cas où on lui laissait prendre la parole au milieu d’un groupe d’invités, ce qui finissait toujours par se produire, elle ne trouvait rien de mieux â faire, pour se rendre intéressante, que d’énumérer mes bizarreries. Elle donnait des exemples. Elle disait:
— Tu sais, même les émissions pour enfants, même les dessins animés, il ne les regarde pas en entier. Au bout de dix minutes, il se lève et il s’en va.
— Et où va-t-il ainsi?
— Il va dans sa chambre.
— Et que fait-il dans sa chambre?
— Rien. Il dessine.
Or, jamais de la part de mon grand-père, je n’avais senti cette gêne ou cette tristesse que montraient mes parents. Lui ne faisait pas semblant, il m’aimait comme j’étais, pour ce que j’étais, et il me parlait. Et quand il me parlait, il n’énonçait pas des principes, il ne professait pas des doctrines, il s’adressait à moi.

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mercredi 29 novembre 2023

Tadira

1.
Tadira est un port. La ville s’est construite devant le port. Avec les siècles, le maigre comptoir maritime s’est beaucoup développé. Tadira est devenue une grande cité, on y vient du monde entier, par train et par avion, tandis que l’activité du port a périclité. Le déclin du port est la conséquence de celui des Royaumes du Sud qui s’étendent de l’autre côté de la mer. Les habitants des Royaumes du Sud ont oublié les richesses qu’ils ont longtemps tiré du commerce maritime et terrestre. Ils se sont appauvris. Ils ont remplacé les mathématiques et l’astronomie par des querelles théologiques. Dans les écoles de Tadira, les élèves apprennent les noms des voyageurs et des savants des Royaumes du Sud qui, après avoir sillonné la mer intérieure, ont conquis la planète. Ils imaginent leurs dialogues à bord des voiliers qui, au lever du soleil, laissaient derrière eux traîner des filets. Aujourd’hui, le port de Tadira est un fantôme. On lui connaît une église qui regarde vers le large, un quai où se côtoient quelques dizaines de barques de pêche, qu’on appelle des pointus, et d’autres quais, hélas, qui s’étendent à perte de vue, où d’énormes bâtiments désarmés attendent et se rouillent. Personne n'ose plus aller au bout des quais, où on croirait qu’il pleut toujours. Il arrive encore que des cargos entrent et sortent du port, mais on préfère ne pas savoir ce qu’ils transportent. Quant aux marins qui forment leurs équipages et qui profitent de cette escale pour se s'enivrer, on préfère ne pas avoir affaire à eux.

2.
L’histoire de Tadira est celle d’un oubli, l’oubli du port qu’elle a au creux du ventre, mais cet oubli n’est pas absolu, le port revient dans les rêves des habitants de Tadira. La plupart en savent beaucoup plus qu’ils ne croient à propos de l’ancienne civilisation qui avait partie liée avec les Royaumes du Sud, et ce qu’ils savent hante leurs rêves et même, dans les contes qu’ils racontent à leurs enfants, il y a des Princesse et des Prodiges qui viennent de l’ancienne mémoire des Royaumes du Sud; il y a des Magiciens et des Brigands, des Carrosses et des Chats; No ideas but in things, écrit William Carlos Williams,. On ne sait pas où ni comment les idées s’inscrivent dans les choses mais le fait est que l’oubli est beaucoup moins absolu qu’on voudrait le faire croire. Personne aujourd’hui ne veut plus traverser la mer pour renouer avec les Royaumes du Sud, avec ce qu'il en reste, mais il suffira d’une nuit légendaire où une goélette accostera, apportant d'heureuses nouvelles, et les Magiciens illico reprendront du service, les Princesses s’envoleront de nouveau sur des tapis volants, et les marins de nouveau joueront de l’accordéon dans les rues, puis ils noueront leurs foulards aux cous des belles plutôt que de se battre.

3.
Je fais un usage quotidien du tramway. Je l’emprunte pour me rendre dans tel quartier que je ne connais pas, ou dont je ne suis pas sûr de bien me souvenir, et par chance il en reste beaucoup. C’est Jorge Luis Borges, je crois, qui dit que Tadira est infinie, ou n'est-ce pas plutôt Vladimir Nabokov qui dit cela à propos de l'Ulysse de Joyce? Je dois confondre. Et là où je descends, j’entreprends d’explorer les rues et les places, plus systématiquement encore les jardins, les zoos, les cimetières, mais pas les grands magasins, les boutiques de luxe, je n’entre pas dans ces lieux, que pourrais-je y trouver, qu’aurais-je envie d’y acheter ou seulement de me faire montrer, maintenant que Madeleine n’est plus là à qui je puisse offrir tel vêtement ou tel flacon de parfum (j’y pense, quand elle était petite, son grand-père l’appelait zingara). Je néglige ainsi presque tous les commerces, mais pas les minuscules échoppes qu’on voit fournies en denrées alimentaires venues des anciens Royaumes du Sud, d’Abrar plus précisément, puisque Abrar est la capitale des Royaumes du Sud, située en face de Tadira, de l’autre côté de la mer, sa jumelle en quelque sorte, ou plutôt son double spéculaire, la mer intérieure tenant lieu de miroir, et laquelle des deux serait le reflet de l’autre, laquelle est la vraie et laquelle un fantasme? Dans ces boutiques souvent étroites et sombres, je ne résiste pas aux pistaches et aux dattes, à l’odeur du café qu’on torréfie lentement, aux épices de toutes sortes, aux thés venus on ne sait d’où, bien que je possède déjà une telle collection de thés que je pourrais moi-même ouvrir une boutique. Je garde ces explorations pour mes après-midis. Je m’en vais après la sieste et je rentre aussi tard que possible, tant que mes jambes peuvent me porter, je marche, puis j'attrape un tramway, souvent il fait nuit déjà, le tramway est vide, même si en cette saison les journées n’en finissent pas, il faut bien qu'à la fin elles finissent, et quand je suis enfin rendu chez moi, je referme ma porte, j’allume ma radio, je dispose sur une assiette une tomate et une boite de sardines, je me prépare un unique verre de pastis, d’anisette ou d’ouzo, je finis mon pain avec de l’huile d’olive, puis, la fatigue aidant, et après que j'aie chargé sur ma tablette un film (le dernier ce fut Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul), je peux défaire mon lit.

4.
Le bassin le plus ancien du port, où l’eau est la plus profonde et la plus noire, se trouve au pied d’une côte escarpée, dans une crique qui ressemble à un gouffre. Une route la domine de très haut et offre, dans ses virages, une vue vertigineuse sur le golfe. Mais au plus près de l’eau, les anciens contrebandiers ont creusé dans la roche un sentier sinueux qui est fréquenté, aujourd’hui, par des groupes peu nombreux d’amateurs de beaux paysages et de sensations fortes. Car, tant que la mer est plate, il suffit au promeneur de regarder où il met les pieds, mais aussitôt qu’elle s’agite, les vagues vous éclaboussent, vous fouettent et menacent de vous emporter. Si vous vous y aventurez, un beau matin de printemps, vous rencontrerez d’abord des pêcheurs à la ligne qui vous tourneront le dos. Des présences anodines. Ceux-là viennent pour la solitude. Vous respecterez ce vœu. Puis ce seront de petits groupes de baigneuses et de baigneurs accrochés aux rochers. Ils sont d’âges très divers, ici une adolescente, là un vieillard maigre et long, à la peau bronzée et tellement parcheminée qu’on la croirait couverte d’écailles, capable de rester debout longtemps, sur une seule jambe, de s’enrouler sur lui-même et de se dérouler comme un serpent. Ces habitants des rochers forment des familles ou de petits clans d’habitués auxquels vous ne vous agrégerez pas si vous n'y êtes pas parrainé par l'un de ses membres. Ils peuvent passer là de longues heures à lire, à bavarder, à partager le peu de nourriture que chacun apporte (des farcis, des acras, de la pissaladière, des cerises ou des figues quand il y en a), à s’enduire mutuellement de crème solaire, à se livrer à des exercices de yoga ou de tai-chi-chuan. Ils s’inquiètent pour ceux d’entre eux qui nagent trop loin, qui chantent à pleins poumons des airs d’opéra en faisant la planche, qui disparaissent derrière un rocher. Ils ont hâte de les voir revenir. Enfin, si vous franchissez une certaine limite, vous apercevrez des corps nus, tapis dans des creux ou sautant d’un rocher à l’autre, vous surprendrez des regards et vous comprendrez que vous entrez là dans le domaine des étreintes furtives. À vous de savoir si vous souhaitez aller plus loin. Rien dans tout cela qui dépasse l’entendement. Pourtant les choses se compliquent quand on parle de chiffres. D’après ceux qu’on connaît, le total de personnes ayant fréquenté le sentier des contrebandiers, au cours d’une année, même pour une seule visite, s'élèverait à quelques centaines, tandis que la ville compte plus d’un million d’habitants. Une proportion infime. Pourtant les psychothérapeutes et les psychanalystes de Tadira (ils sont réputés pour leur haute compétence, il est arrivé qu’on compare Tadira à la Trieste d’Edoardo Weiss et d’Italo Svevo) affirment que beaucoup de leurs patients, à un moment ou un autre de leur cure, parlent de ce lieu parce qu’ils l’ont vu en rêve. Aucun doute que c’est bien lui, encore qu’ils affirment n’y être jamais allés (mais le thérapeute, oui, il faut croire qu’il y est allé, puisqu’il le reconnaît à la description qui en est faite, les yeux fermés). Une telle bizarrerie peut avoir plusieurs explications. J’en vois deux. La plus simple et la plus crédible est que les personnes concernées se sont aventurées, un jour dans leur vie, ou peut-être une nuit, seules ou accompagnées, sur le sentier des contrebandiers, mais que, pour une raison ou pour une autre, elles ont voulu oublier cette circonstance, et qu’ainsi leurs rêves ramènent le souvenir d’une amour enfantine, d’un égarement peut-être, ancien et refoulé, et le désir aussi. L’autre explication est que, si le sentier existe bien dans le monde matériel, ceux qui le hantent sont des sortes de divinités capables d’apparaître quand elles le veulent dans les rêves des habitants de Tadira comme dans ceux de tous les voyageurs venus un jour dans cette ville. La Grèce ancienne avait son Olympe. Tadira a un sentier du bord de mer où des nymphes et des sorciers vous attendent. Ou des anges.

5.
Pourquoi cette pluie? Le jour, avec le soleil, on a une impression de gaité. Deux ou trois magasins ouverts, de matériels de plongée sous-marine, de pêche et de yachting. Deux restaurants aux terrasses ombragées où manger des fritures de poissons et boire des pichets de vin blanc. Mais le soir inexplicablement les choses se compliquent. La brume sur le quai quand des groupes garçons viennent des quartiers Nord pour s’entraîner à la boxe. La pluie. Le jour, les voiles qui passent la digue basculent dans le soleil. La nuit, l’odeur de sueur, les halètements des garçons qui sautent à la corde, qui s’abritent derrière leurs gants, qui frappent au visage, les ordres criés de l’entraîneur. Plus tard encore les cabarets et leurs musiques. Un jour j’irai louer une chambre meublée au-dessus d’un cabaret et je ne quitterai plus le port. J'habiterai les quais. Debout à la fenêtre, je regarderai au loin les voiles qui se gonflent et s'inclinent. Je serai une silhouette qui marche sur les quais, qui erre dans les ruelles adjacentes comme sans toucher le sol, la tête dans la clarté des lampadaires mouillés de pluie. Je sais que les royaumes du Sud furent annexés par ceux du Nord. Voulez-vous connaître l’histoire? Je vous la dirai. Quelle Muse pour m’aider à chanter la guerre au prix de laquelle Abrar fut asservie par Tadira, ni celle au prix de laquelle Abrar, plusieurs décennies plus tard, se libéra de la honte, des mensonges, des tortures causées par Tadira? Que revienne la paix, Ô Muse, inspire-moi!

6.
Tu n’as pas connu l’Algérie, dit mon frère lui aussi expulsé du pays connu en vingt-quatre heures (Hélène Cixous). Il m’arrive de m’en éloigner beaucoup, de passer des mois dans les quartiers Nord sans jamais revenir vers la mer. Là-bas personne ne semble se souvenir du port. Il y a des parcs où des enfants jouent au ballon au pied de grands immeubles toujours en construction dont on ne sait pas quelle hauteur ils finiront par atteindre, des cerfs-volants dans le ciel, des pluies qui s’abattent le soir, descendues des montagnes et que tout le monde applaudit. Alors on quitte les parcs en courant, les enfants s’abritent la tête avec leurs cartables tandis que leurs mères forment derrière eux une escorte rieuse, les pieds nus dans des sandales. Elles cherchent des yeux un homme qui vient à leur rencontre avec un parapluie. Oui, tu te souviens de ce garçon, il était amoureux de toi déjà à la maternelle. Le port n’est plus leur affaire et quelquefois, je me dis qu’il n’est plus la mienne non plus, qu'il ne devrait plus l'être, mais d’autres fois je songe à Abrar. C’est là-bas que je suis né et de là-bas que les miens ont été expulsés à l’issue de 132 ans d'annexion coloniale. En dépit de ces expulsions ou à cause d’elles, les habitants d'Abrar n’ont jamais retrouvé la liberté, ni la sécurité, ni la richesse. Je me souviens des exactions commises à Abrar par les puissances du Nord, imaginées, organisées, planifiées par des personnes qui regardaient Abrar comme une autre planète, qui méprisaient les colons aussi bien que les indigènes. À quel moment l’autobus passait-il près du Jardin d’Essais et à quel moment derrière le Ravin de la Femme Sauvage, au fond duquel j’imaginais que la pauvre avait dû s’enfouir, abritant sa folie dans les roseaux et les eucalyptus qui l’avaient envahi et qu’agitait le vent de la mer chargé de sable? Tu n’as pas connu l’Algérie. Moi-même, ce reproche, je l’ai fait à ma petite sœur quand nous étions enfants, avant que tant de fois me l’adressent des personnes qui avaient fait le voyage que je refusais de faire et qui à présent connaissaient la ville bien mieux que moi, encore que celle-ci fût comme une maladie dont je n’aurais pas guéri.

7.
Abrar occupe le sommeil de mes nuits et le sommeil de mes nuits me dit qu'Abrar fut une colonie peuplée par des socialistes utopiques (saint-simoniens), des pêcheurs de coraux venus en barque de la côte amalfitaine, des jardiniers exilés des Îles Baléares, experts dans la culture des vignes. Il va de soi que le sommeil de mes nuits ne dit pas toute la vérité, même si je sais qu’il dit toujours la vérité, ou plutôt que je ne sais de vérité que celle qu’il me dit. Il dit que les colons ensemble avec les populations locales — Musulmans et Juifs —, pendant des décennies, ont expérimenté les formes d’une vie commune (plusieurs langues, plusieurs peuples, plusieurs religions, ou pas de religion du tout), d'un partage tordu de douleurs et souvent de délices, dont les Puissances du Nord comme celles du Sud n’ont jamais voulu. Il fallait que l’expérience échouât. Le nombre de morts, le chagrin, la pauvreté ne comptaient pas, pourvu qu’elle échoue. Et il faudra qu’un jour pourtant, d'épaule nue, elle réussisse.

dimanche 26 novembre 2023

La Chèvre et le Samouraï

La première fois que nous nous sommes parlés, Annie et moi, c’était à l’automne 1967, nous avions seize ans, et nous étions élèves d’une classe de seconde au lycée Beau-Site. J’avais remarquée la jeune fille mince et noiraude qu’elle était alors, aux cheveux soigneusement tirés en queue de cheval, à la silhouette pure comme celle d’un caractère d’écriture arabe ou d’une branche de figuier, l’année précédente déjà, dans les couloirs du lycée du Parc Impérial, où nos regards sombres s’étaient croisés, et juste un peu mieux que croisés, mais où très vite alors nous avions détourné la tête. Tandis qu’à présent, nous nous retrouvions dans la même classe, et j’étais venu m’asseoir à côté d’elle. J’avais dit: “Je peux, cela ne t’ennuie pas?”, ma maigre expérience m’ayant appris à faire de l'extrême politesse une arme fatale de séduction. Et, cette fois, en effet, la tactique avait marché. Annie avait incliné la tête en signe d’assentiment, comme aurait fait une jeune chèvre. Et, très vite, avant que le professeur commence son cours (à moins que ce ne soit pendant qu’il faisait son cours, ou alors lorsque son cours était déjà terminé et que les autres élèves étaient en train de se diriger vers la sortie, à moins encore que ceux-ci ne fussent alors déjà rentrés chez eux, sait-on jamais), sans que nous le voulions, sans que nous leur commandions aucunement de le faire, nos deux fronts s’étaient rapprochés l’un de l’autre, nous nous étions tournés l’un vers l’autre jusqu’à ce que nos fronts se touchent presque. Et Annie pour la première fois alors m’avait parlé d’Estenc, qui était un hameau de montagne, situé à 1800 mètres d’altitude, dans l’arrière-pays niçois, à la source du Var, le fleuve côtier à l’embouchure duquel la Nice moderne s’était construite, Estenc où elle (Annie) avait passé toutes ses vacances d’été depuis l’âge de quatre ou cinq ans, tandis que moi, je lui avais parlé d’un film de Jean-Pierre Melville qui venait de sortir et dont, depuis que je l’avais vu et revu au cinéma, je m’efforçais d’en reconstituer de mémoire chaque scène, et chaque plan de chaque scène, dans leur suite.

C’était Le Samouraï, film quasi muet qui ne raconte rien d’autre que les derniers jours de la vie d’un tueur à gages, et qui se termine comme on sait par une scène où on voit celui-ci faire mine d'exécuter une sublime pianiste de jazz, au milieu de la piste d’une boîte de nuit parisienne où c’est son tour de se produire, pour en réalité se laisser abattre par la police, dont les inspecteurs qui le guettaient, qui le traquaient depuis des jours, devront constater ensuite que le barillet de son pistolet était vide.

On voit que les mondes que nous portions en nous, et que nous déposions à nos pieds en offrandes respectives lors de cette première rencontre, étaient des plus contrastés. L’un, solaire au possible, tandis que l’autre, d’une obscurité glaciale.

Au-delà de la pose adolescente, que la lecture de Nerval et la fréquentation des films d’Humphrey Bogart avaient sans doute nourrie, d’où tenais-je donc une telle inspiration? Je n’avais pas eu, hélas, à la chercher beaucoup.

En 1967, l’indépendance de l’Algérie était vieille de cinq ans à peine. Là-bas, mon grand-père maternel avait exercé depuis son très jeune âge le métier de maréchal-ferrant sur l’hippodrome du Caroubier, à Hussein-Dey, où moi-même j’étais né. J’ai découvert sur internet un témoignage le concernant, dont je ne peux pas mieux faire que d’en reproduire ici quelques lignes, non sans en repeigner les phrases. Elles disent ceci: 

”Et voilà que j'arrivais devant une forge, c'était celle de Monsieur Lucien De Santis. Eh oui! Le papa de Maité. Figure emblématique du Caroubier, aimé et chéri de tous. Je le revois comme s'il était devant moi, accompagné de son inséparable frappeur (c’était le terme qu’on employait), dont je ne me rappelle plus le nom. Il rendait beaucoup de services à la communauté. Mis à part l'exercice de son métier, qui consistait à ferrer les chevaux de course, avec des fers qu'il forgeait lui même et qu’il ajustait, soit à la forge, soit à l’écurie des propriétaires où ils se rendaient ensemble, le frappeur portant une petite forge sur son dos, tandis que lui, (Lucien) l'enclume sur l'épaule et de l'autre main un panier contenant les outils: marteau, couteaux, tenaille, limes et clous. Il faut dire qu'il n'avait pas la corpulence d'un danseur étoile. Il n’avait pas non plus besoin de s’exercer aux poids et haltères. Pas très grand, toujours coiffé d'une casquette, il en imposait par ses biceps. Je disais que cet homme était une figure emblématique du Caroubier. Son activité consistait aussi à forger des ferrures pour consolider les sulkys détériorés par des chocs ou par l’usure. Et puis, quand les chiens se mettaient à tourner sans cesse en essayant de s'attraper la queue, les gens allaient le voir aussi pour qu'il la leur coupe. Il chauffait alors un couteau sur la braise de la forge, et hop, d'un seul coup de marteau, plus de queue. Pour les oreilles, c'était pareil. Il les coupaient en pointe, pour éviter qu’elles ne touchent le sol et ramassent toutes sortes de tiques. Ce brave monsieur faisait également office, de temps à autre, de chirurgien. Chaque fois qu’un cheval devait être castré, pour des raisons évidentes d'agressivité envers les autres chevaux ou parce qu'il s'intéressait de trop près aux juments, on faisait appel à lui. Monsieur De Santis (on l’appelait aussi Monsieur Lucien) était vraiment un homme indispensable dans le quartier. La cadence régulière du marteau frappant l'enclume était un bruit agréable à entendre et j'aimais humer l'odeur de la fumée de charbon qui sortait de sa forge, ainsi que celle de la corne brûlée lorsque le fer, encore chaud, était appliqué sur le sabot du cheval pour qu'il en épouse bien la forme.”

Les derniers mots de ce témoignage, évoquant le bruit et l’odeur de la forge, correspondent à l’un des rares souvenirs directs que je garde du pays où je suis né. Pour le reste, je ne fais que rapporter ce qu’on m’a dit. Mais ce jour-là, nous étions dans la cuisine de notre appartement niçois, ce devait être en juin, au plus tard juillet 1962. Mon grand-père et ma grand-mère venaient d’arriver d’Alger par le bateau. Mon grand-père était assis sur une chaise. Tout droit et lourd. Les deux mains posées sur les cuisses. On aurait pu croire qu’il méditait, silencieux. Il était bien plutôt abruti par la violence et le chagrin. Puis, à un moment, il s’est mis à parler, sans se soucier de savoir si quelqu’un l’écoutait. Je crois que j’étais le seul alors à l’écouter, debout devant lui, entre ses jambes. Dans mon souvenir, au milieu des autres, il parle pour moi seul, mais sans me regarder. Il parle de cet employé qu’il avait, que le témoignage précédent évoque, dont le prénom pouvait être Saïd. Il raconte que celui-ci, deux ou trois jours auparavant, lui a dit: “Lucien, il faut que tu partes ?” À quoi mon grand-père a répondu: “Et pourquoi je partirais, Saïd? Je ne suis pas bien ici? J’ai fait du tort à quelqu’un? 
— Lucien, il faut que tu partes, a répété Saïd. Parce que sinon, moi je t’égorge, et j’égorge aussi ta femme et ta fille Maïté.
— Toi, tu nous égorges? Et pourquoi ferais-tu cela, Saïd? Tu veux rigoler? Où tu veux que j’aille? Tout le monde ici me connaît, depuis toujours. Et toi et moi, nous sommes des camarades.
— Tais-toi, Lucien, ne parle plus, c’est pas la peine. Je te dis que tu prends ta femme et ta fille par la main, vous remplissez une valise, et demain vous êtes sur le bateau. Sinon, tu comprends, il faut que je vous égorge. J’en ai reçu l’ordre. Sinon, c’est moi qu’ils égorgent. Tu m’entends, Lucien?

Et pendant les cinq années qui s’étaient écoulées depuis lors, j’avais appris que je devais me taire. Que les Français de métropole, quand ils s’adressaient à nous, n’attendaient surtout pas que nous leur parlions de ce que nous avions vécu, ou de ce que nos parents avaient vécu. Ils n’avaient que faire de nos témoignages. Ils savaient. Et ils attendaient que nous nous déclarions partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie, selon qu’eux-mêmes étaient partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie. Et d’ailleurs, ceux qu’on appelait les “pieds-noirs”, qui auraient dû être notre famille, se comportaient de la même manière. Aucune parole n’avait de sens pour eux, aucune ne pouvait être reçue, que celle qui consistait à dire dans quel camp vous vous rangiez. Autrement dit, quel mensonge vous choisissiez d'endosser plutôt que l’autre. Et si vous refusiez de choisir votre camp, parce que vous refusiez de mentir, alors vous vous retrouviez dans la même situation que le personnage de Jean-Pierre Melville incarné par Alain Delon, à propos duquel un exergue affiché sur l’écran dit qu’Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï, si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle, peut-être.

(7 septembre 2020)

samedi 25 novembre 2023

Rue Dabray

Les patrons tenaient des chambres meublées au-dessus du bistrot. J’en ai loué une pour la semaine. L’appartement que j’avais habité avec ma femme se trouvait à quelques rues de là, dans un quartier aux immeubles cossus. Mais aussitôt après sa mort, j’ai su que je ne pourrais plus y vivre. J’y étais demeuré jusqu’à son enterrement, parce que nos enfants avaient fait le voyage et que nous avions quantité de démarches administratives à accomplir. Mais le lendemain qu’ils étaient repartis, j'étais venu me promener du côté de la rue Vernier, où j'ai grandi.

J’ai marché au hasard. Je suis entré dans ce café de la rue Dabray parce qu’il pleuvait et j’ai commandé un verre de vin. Il n’était pas dans mes habitudes de boire du vin au milieu de l'après-midi, mais je commençais une autre vie, il fallait marquer le passage, prendre de nouvelles habitudes.

Je n’étais pas seul à perdre ainsi mon temps. Plusieurs hommes étaient groupés devant le comptoir, et l’un d’entre eux parlait d'un différend qu'il avait avec un certain Victor. Il était grand et fort. Il portait une lourde veste de cuir noir ouverte sur un pull-over. Il appuyait ses propos de gestes de la main en répétant le prénom de Victor. Il haussait les épaules. Il ne voulait pas exagérer la chose, il répétait que la perte serait minime, qu’il avait d’autres chats à fouetter, mais enfin il n’aimait pas qu’on le prît pour un imbécile, et les autres écoutaient en hochant la tête. Je songeais que celui qui parlait pouvait être le patron d’une entreprise de transport, tandis que ceux qui formaient son auditoire étaient ses employés. Mais la plupart d’entre eux avaient déjà trop bu pour conduire un camion.

Je me suis éloigné de leur groupe, je suis allé me planter devant la vitre et ma curiosité a été éveillée par des femmes africaines qui attendaient sous la pluie, de l’autre côté de la rue. Certaines portaient de grandes robes colorées avec des turbans, quelques-unes s’abritaient sous des parapluies et les plus hardies riaient en lançant des plaisanteries par-dessus la tête de leurs camarades. Un buveur s'est approché de moi et, sans que j'aie eu besoin de lui poser de question, il a murmuré qu’elles venaient là chaque semaine pour un cours de français réservé aux migrants, mais que cette semaine leur professeur était en retard.

J’ai voulu attendre, et quand celle-ci est arrivée, j’ai vu que le professeur en question était une femme. Une jeune femme d’une trentaine d’années, très mince, blonde aux cheveux courts. Elle fumait une cigarette en même temps qu’elle cherchait les clés enfouies dans son sac. J’ai pensé à la fois qu’elle était italienne et qu’elle ressemblait à Françoise Sagan. Puis, quand la leçon a été finie, deux heures plus tard, que les femmes africaines se sont échappées comme une volée d’oiseaux, et que leur professeure a refermé la porte du local associatif, il pleuvait encore et je me tenais debout derrière la vitre, mais je n’ai pas osé la suivre.

Sans doute, la chambre que je louais, au premier étage, au-dessus du bistrot, n’était guère confortable, mais elle m’a fourni un abri sûr jusqu’au mardi suivant. Je voulais rencontrer la professeure de français. Je voulais assister à son cours, assis au fond de la salle, et peut-être lui proposer mon aide. Il devait bien exister des lieux où elle allait donner ses cours d'alphabétisation et où je pourrais me rendre utile. Dans l’attente, j’avais besoin de vêtements, d’un rasoir, de quelques livres. Il me suffirait de retourner chez moi pour les choisir. Je remplirais un sac et le rapporterais ici. Mais je n’ai pas pu m’approcher de l’immeuble. Une nuit où j'ai essayé de le faire, quand je suis arrivé au bout de la rue Verdi, un mur invisible m'a soudain arrêté.

Ce n’était pas que je craignais de rencontrer le fantôme de ma femme là où il pouvait errer, au milieu de nos meubles, dans les pièces et les couloirs que nous avions habités ensemble, où elle avait souffert. Ce fantôme ne m’effrayait pas. Il me rendait visite chaque nuit, et il était toujours le bienvenu. Mais je ne pouvais plus envisager de profiter du luxe dans lequel nous avions vécu. Celui-ci m’avait paru souhaitable et justifié du temps où nous formions un couple, mais mon existence solitaire le rendait superflu. J’aurais trouvé indécent de m’asseoir dans les mêmes fauteuils, de prendre un bain dans la même porcelaine blanche et, debout devant le miroir, d'ajuster le col des mêmes chemises.

(19 novembre 2019)

jeudi 23 novembre 2023

Des armes, des algues

Il effectue la dernière partie de son voyage assis sur des rouleaux de fil de fer, à l’arrière d’une camionnette, sous une bâche délavée. Il n’est guère plus de midi, c’est le mois le plus chaud de l’année. Aux cahots de la route, il dodeline du buste et de la tête. Puis la voiture s’arrête, le conducteur en descend et vient le réveiller. Il annonce: “Kilomètre 32”. Le voyageur remercie, il descend à son tour en clignant des yeux. La camionnette repart. Il reste seul au milieu de la route, le sac marin à ses pieds.

Il sonne à la grille, un chien accourt et se jette contre la grille en aboyant. Un homme apparaît, grand, en slip de bain et tricot de tennis, la peau brunie par le soleil. Il sourit. Il écarte le chien pour ouvrir la grille et invite le voyageur à entrer. Il l’embrasse. Il dit: “Je suis heureux de te revoir, Madeleine aussi sera contente.”

Une petite gare désaffectée (le train passait donc si près de la mer). Pas d’électricité, on y dîne aux bougies, sur une véranda qui domine la plage. En rade, un sous-marin. Il vient de Chine. À l’heure du dîner, on distingue un bruit de rames, cinq marins tirent leur chaloupe au sec et montent les rejoindre. Ils prennent place sur la véranda comme de vieux habitués. Ils se tiennent debout, à distance respectueuse de la table, mais n’en acceptent pas moins les verres de vin rouge et les fruits qu’on leur offre.

Le voyageur est surpris d’entendre ses amis parler leur langue. Puis, quand les marins repartent, c’est tard dans la nuit, ils sont un peu ivres et se bousculent en riant. L’un, qui fredonne à l’écart, s’arrête pour uriner.

Un trafic d’armes, ses amis le lui avouent, il s’agit bien d’un trafic d’armes, de venir en aide aux factions révolutionnaires, à ceux qui luttent, dans de lointains pays, pour leur indépendance. Ils ne doutent pas de sa loyauté, jamais ils n’ont songé à se cacher de lui, mais il faut encore qu’il les entende. Et quand son compagnon trop las se renverse sur son fauteuil d’osier, qu’il semble prêt à renoncer, c’est Madeleine qui s’appuie des deux coudes sur la table. Elle dit: "Écoute!" et trouve d’autres arguments.

Dans les jours qui suivent, le voyageur s’adresse aux marins eux-mêmes. Questions précises concernant la vie quotidienne des travailleurs engagés dans le vaste mouvement de la révolution culturelle. Réponses argumentées, avec des dates et des chiffres. Et ses amis traduisent, toujours après dîner, sur la véranda, à la clarté vacillante des bougies.

On boit du vin rouge, sa lueur dans les verres. Madeleine frissonne, blottie dans son fauteuil, son compagnon se lève, il disparaît dans la maison puis en ressort avec un châle. Discussions animées, violentes parfois, interminables. Les hôtes ne font plus que traduire.

Une nuit enfin, le voyageur repart avec le petit groupe des marins. Il se tient debout dans la chaloupe, tourné vers la maison, la véranda éteinte. Clair de lune sur une mer d’huile. Puis, au matin, quand ses amis se réveillent et repoussent les volets de leur chambre, le sous-marin est parti. Il file dans les profondeurs de la mer visqueuse où le caressent les algues.

> Une première version de ce texte était parue, en 1978, dans l'éphémère revue des éditions de Minuit que dirigeait alors le tout jeune Mathieu Lindon.

Retour des îles

Alexandre Jacopo revient à Nice après une longue absence. Sa fuite a été la conséquence d’un scandale. Durant le quart de siècle qu’a duré son exil, on a eu de ses nouvelles grâce au Père Di Falco. Il arrivait que, parlant de lui, le P. Di Falco montrât sur une mappemonde où se trouvait Singapour. Le premier informé de ses lettres était Charles Bertaina. Dans leur jeune âge, Charles Bertaina et Alexandre Jacopo avaient été amis. Le P. Di Falco les connaissait tous deux mieux que personne, les ayant eus pour élèves au collège de jésuites où il enseignait le latin et la géométrie, et sans doute était-il le seul à savoir dans quelles circonstances exactes Alexandre avait séduit Hélène, qui était la sœur de Charles et passait pour n’avoir pas tous ses esprits. Celle-ci s’était plainte qu’il l’eût forcée et, depuis, le seul nom d’Alexandre lui faisait horreurs. Elle prétendait mourir plutôt que de devenir sa femme. Charles parla de porter cette affaire sur la place publique mais le P. Di Falco, ne pouvant se résoudre à un tel déshonneur, enjoignit au coupable de fuir, et celui-ci prit la mer. Ainsi connut-il l’errance et la misère. Il fit le trafic de la soie aux îles des antipodes, avant de s’amouracher d’une jeune princesse aux mœurs scandaleuses, dont le père l’attira à sa cour pour s’en faire un ministre.

Année après année, avec une patience inlassable, le P. Di Falco plaida pour son retour, tandis que Charles Bertaina, de son côté, s’épuisait à ourdir des complots politiques à l’issue desquels on le vit prendre la tête du sénat. Et, à présent, il semblait clair pour Alexandre que tout espoir était perdu, qu’il finirait là-bas où son imprudence l’avait conduit, dans ces îles du bout du monde depuis où il continuait d’envoyer de minutieuses descriptions, ornées de croquis à la plume, de jardins et de palais peuplés de personnages en longues robes et aux chapeaux cornus, que le P. Di Falco montraient dans les salons de la ville qu’il fréquentait le soir, où l’on jouait au whist. Mais le P. Di Falco ne perdit pas confiance et, en effet, Charles Bertaina ne fut pas longtemps à se découvrir d’autres adversaires, plus près de lui, qui n’étaient pas d’étourdis séducteurs, amoureux d’une folle, mais qui machinaient pour le perdre avec le soutien occulte de la puissance voisine. Et, comme les adversaires de Charles Bertaina étaient ceux aussi des jésuites, le P. Di Falco lui fit valoir quel profit il y aurait à tirer des services d’un espion. Or, qui mieux qu’Alexandre Jacopo pouvait tenir ce rôle? Personne ne soupçonnerait jamais qu’il fût de son parti.

Charles Bertaina avait l’âme rongée par la crainte et une vie de débauche, il accepta. Pour Alexandre, on ignore quel marché le P. Di Falco lui mit en main, mais à son retour tout le monde put constater qu’il était riche. Il s’installa dans un vaste appartement de la rue Saint-Joseph. Le deuxième jour, il appela sa logeuse et lui montra du thé. Il lui expliqua comment se préparait la boisson et qu’il attendait qu’elle lui en servît plusieurs tasses au réveil, puis de nouveau le soir, quand il serait occupé à lire près de sa fenêtre. Après quoi il griffonna quelques mots sur une page de son calepin, qu’il déchira et lui remit. C’était l’adresse d’un négociant de Marseille qui tenait de cette plante et auprès duquel il serait commode de se fournir.

Puis Di Falco lui emmena le chanoine Eynaudi. C’était un homme petit, au visage rubicond et au regard chafouin, qui parlait d’un ton flûté en exhibant, de part et d’autre de sa panse, des mains frétillantes comme des nageoires. Il avait apporté des plans qu’il déroula sur une table du salon. Il entretint leur hôte des pluies de l’automne précédent qui avaient endommagé une partie de la cathédrale. Alexandre l’écouta en fronçant les sourcils. Le visage penché, il considérait le tracé et se fit donner des chiffres. Puis, comme Eynaudi ôtait sa main des grandes feuilles de vélin qui s’enroulèrent illico, il le pria de les lui laisser afin qu’il pût débattre de certains détails avec l’architecte avant de commander l’ouverture des travaux.

Ses visiteurs hochèrent la tête et ils s’apprêtaient déjà à se retirer, puisque de fait ils avaient obtenu ce qu’ils attendaient de lui, mais Alexandre voulut savoir si la paroisse disposait d’une salle de théâtre. La question surprit les prêtres. Eynaudi se recula, fit la grimace et dit: “Pour nos fêtes, bien sûr, trois planches et un rideau!” Alexandre aussitôt précisa son idée: “Et verriez-vous un inconvénient à ce que j’y fisse travailler des jeunes gens du collège?” Cette fois Eynaudi se retourna vers Di Falco, et ce dernier répondit que non, bien sûr, ce serait au contraire une chance pour eux. Il ajouta : “Mais à quoi songez-vous, Alexandre?” Et lui : “C’est que, voyez-vous, notre vieux Corneille m’a tellement manqué lorsque j’étais aux îles!” Et c'est ainsi que fut créé le Théâtre du Vieux Nice.

Le mystère christique est rempli de mouillures. Longtemps, j’ai demandé autour de moi qu’on m’indiquât un poème de langue française, antérieur au dix-neuvième siècle, où seulement il plût. Bien sûr, en posant cette limite je songeais à Verlaine, dans les poèmes de qui les larmes et le sang sont mêlés. L’art, de préférence, s’éloigne de certaines couleurs (le violet). Mais, quand il ne les évite plus, on croirait qu’il prépare le monde pour servir de scène, comme ces après-midi d’hiver où les boutiques des rues étroites s’éclairent de lampes à abat-jour et que, par-dessus les toits, on devine l’imminence des montagnes que la neige lentement recoiffe sous une nuit précoce. Son silence alors. La profondeur d’une perspective.

Je tiens quelques maigres bribes encore de ce récit. Qu’Alexandre Jacopo retrouve Hélène, un matin, à la messe de sept heures, et que d’abord elle se détourne de lui. Caballero est une qualité nobiliaire, ou une distinction, que la tradition accorde au fondateur de la Compagnie de Jésus, de son vivant, et par quoi on le désigne. Je vois Alexandre Jacopo faire répéter Corneille aux jeunes gens du collège (la question des décors, qu’il finira par peindre lui-même, courbé en deux, et dont la modernité du style manquera de faire capoter le projet) puis obtenir de son amante qu’elle le rejoigne pour prendre le thé dans l’arrière-salle de la pâtisserie Auer, en face de l’opéra. 

Il avait le projet, ou seulement l’espoir, de revenir en Europe mais ne songeait pas à Nice. Depuis longtemps il s’était résigné à ne plus revoir cette ville, puis il y avait eu ce courrier du P. Di Falco et, comme l’occasion lui en était offerte, Alexandre avait décidé de s’y rendre pour passer quelques mois. Mais les choses se figent. Émotion des retrouvailles. D’abord il se figure que ce ne sera qu’une étape dans le périple de sa vie, gardant à l’esprit l’idée de la Hollande où certaines lectures (celle, en particulier, d’une lettre de Descartes à Guez de Balzac datée du 5 mai 1631) lui font situer le décor de ses vieux jours, le site enfin où un homme tel que lui ne répugnerait pas à se perdre dans la foule avant de s’effacer de la surface de la terre. Mais un lent cataclysme se produit au vu du paysage.

Alexandre en parle au P. Di Falco comme d’un tremblement de terre au gré duquel le moindre pan de mur, au lieu de s’écrouler, viendrait à revêtir la solennité d’un antique monument rongé par la poussière (ce sont ses mots). Et ce n’est pas qu’il oublie la promesse d’Amsterdam mais tout se passe comme s’il entrait alors lui-même dans le tableau, comme s’il y allait jour après jour d’un pas immobile sans choisir la lumière, le geste, quoi qu’il en ait, un peu trop théâtral.

mercredi 22 novembre 2023

Le projectionniste

1.
Une jolie maison avec une terrasse où se retrouvaient, certains soirs d’été, des personnes de tous âges qui étaient unies par des liens de famille. Puis, quand la nuit était noire, l’oncle Pascal, le propriétaire de la maison, notre hôte en la circonstance, annonçait une séance de cinéma. Jean-François, son fils, intervenait aussitôt. Il connaissait son rôle qui consistait à installer écran et projecteur, l’écran en haut des marches, devant l’entrée de la maison, et le projecteur sur la terrasse, parmi nous qui étions assis, dispersés sur des fauteuils de jardin, qui nous repassions des assiettes de gâteaux secs et des verres de vin mousseux ou d’orangeade.

La séance commençait. Sans surprise. Nous connaissions pour les avoir vus mille fois les films que nos parents voulaient revoir, dont ils ne se lassaient pas, des films d’amateurs, tournés quinze ou vingt ans plus tôt en Algérie, des films d’avant la guerre et de là-bas, ramenés de l’autre côté de la mer, d’un lieu où personne d’entre nous ne retournerait plus et où figuraient la plupart de ceux qui se tenaient ici, à scruter de tout leurs yeux les images tremblantes, à la fois figurants et spectateurs engloutis dans le noir.

C’étaient, qui bougeaient sur l’écran, nos pères et nos mères, nos oncles et tantes, nous-mêmes quelquefois, puisque les plus vieux parmi ceux de ma génération étaient nés avant l’exil, de l’autre côté du miroir, dans cet ailleurs dont ils ne gardaient que peu de souvenirs personnels, quelques images tout au plus, surexposées et muettes comme les films.

Quant à nous, les plus jeunes, nous regardions ailleurs, les étoiles au-dessus de nos têtes, pour moi le poignet de mon père tenant un verre de vin mousseux. Il y avait quelque chose d’indécent dans la jeunesse, dans l’expression de ces visages qui riaient en silence, qui faisaient des grimaces pour rire, en regardant l’objectif de la caméra.

Quelques années plus tard, la vidéo s’est répandue. Pascal a fait faire des copies vidéo de ses vieux films 9 mm. Il trouvait épatant qu’on puisse les regarder sur son poste de télévision, comme de vrais films, et tellement plus commode. Mais la télévision n’a jamais remplacé les cérémonies qui nous avaient longtemps rassemblés.

Durant la projection, nous regardions ailleurs, la voûte étoilée au-dessus de nos têtes, l’ombre des cerisiers, le projecteur.

L’expérience était violente, mais il se trouvait que le projecteur faisait partie du groupe. Il se tenait au milieu de nous comme l’un des nôtres, ce superbe appareil qui semblait sorti de l’imagination de Jules Verne et qui, par lui-même, dans sa forme mécanique, donnait tellement à voir et à comprendre. Les bobines grosses comme des astres et qui tournaient, la pellicule avec ses boucles, le faisceau de lumière sorti de l’œil unique du cyclope.

En s’approchant de l’appareil, nous pouvions voir, traversées par la lumière de la lampe, les images distinctes qui défilaient et qui donnaient ainsi l’illusion du mouvement.

Il y avait l’écran et il y avait le projecteur, placés à bonne distance l’un de l’autre et qui se regardaient. Nous assistions à une expérience d’optique. Nous avions affaire au contenu des films, aux images des films, où j’apparaissais moi-même dans les bras de mes parents, le jour de mon baptême, dans une ville à jamais perdue, Hussein-Dey, depuis laquelle il semblait que des défunts nous faisaient signe. Mais, en même temps, le dispositif s’inscrivait dans l’espace réel, un peu comme un chapiteau de cirque à l’intérieur duquel, par miracle, nous trouvions place, nous aussi.

Le dispositif était au centre de la fête. Il faisait renaître le passé. L’oncle Pascal qui l’actionnait semblait un prestidigitateur. Il ne lui manquait que la cape et le chapeau haut de forme.

L’agencement machinique se donnait à voir et à comprendre. Il dénonçait l’illusion qu’il produisait si bien, le procédé de foire. Il prévenait la violence de l’émotion, il empêchait enfin que nous nous trouvions aspirés par l’image, engloutis par elle. Et surtout je me souviens que nous entendions, pendant tout le temps que durait la projection, le bruit du moteur.

2.
Les plus belles lignes que j’aie lues sur le cinéma sont de Guido Ceronetti. Elles se rencontrent dans Ce n’est pas l’homme qui boit le thé, c’est le thé qui boit l’homme (Pensieri del Tè, 1987). L’auteur écrit: "Ici, où j’habite, l’unique distraction c’est les figues d’octobre, qu’on peut encore détacher de ses propres mains d’un arbre véritable, avec des feuilles; le cinéma, quand je suis arrivé, était déjà disparu depuis un bout de temps. Oh! je n’irais jamais au cinéma (il ne m’offrirait rien de plaisant), cependant, cela me réchaufferait agréablement de savoir qu’il existe, pas loin, une salle et une toile où s’agitent des ombres de navires et de déshabillés. Je dirais: ce soir, cinéma; j’arriverais jusque là, je saluerais la caissière inoccupée et poursuivrais le voyage dans la nuit."

Dans les salles de cinéma qu’il nous reste, il semble que le projectionniste se soit absenté, que nous soyons seuls désormais, abandonnés face à l’écran. On ne le voyait pas. En fait, il n’intervenait qu’en de rares occasions, quand le film cassait et qu’il devait effectuer un collage, aussi vite que possible. Il arrivait alors que le public siffle pour témoigner de son impatience. Le reste du temps, le montreur d’âmes pouvait se désintéresser du spectacle. Il lisait, par exemple. J’ai toujours pensé que les projectionnistes étaient de grands lecteurs. Dans les mains d’un projectionniste je vois de préférence des romans de Vladimir Nabokov, de Junichirô Tanizaki, d’Alberto Moravia, ainsi que Le Gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro, alias Fernando Pessoa, le tout en format de poche.

Il pouvait recevoir dans sa cabine sa petite amie, ou ses petites amies, s’il en avait plusieurs, des filles qui s’ignoraient l’une l’autre, ou qui ne s’ignoraient pas, et qui portaient des minijupes en plein hiver, ou même des shorts avec des collants de couleurs impossibles et des chaussures à talons hauts, comme on en voit portées, si mon souvenir est exact, par Jane Birkin dans le Blow Up d’Antonioni (1967). Les shorts apparaissaient sous de grands imperméables de gabardine qu’elles gardaient ouverts, qu’elles laissaient flotter sur leurs longues jambes gainées de collants et dans les poches desquels elles enfonçaient les poings.

Il s’agissait dans presque tous les cas de jeunes femmes incroyablement enrhumées, un mouchoir tamponné sur le nez tout le long de l’hiver. (Patrick Besson décrit le personnage d’une fille semblable au début de La paresseuse. Elle s’appelle Françoise et me paraît bien plus intéressante que Cynthia Sentenac.)

Bendejun

1. 
Bendejun a occupé une place importante dans la vie de notre famille. En 1965, mes parents ont acheté un morceau de terrain. Nous l’avons défriché puis ils y ont fait construire ce qui n’était qu’un cabanon en dur. Dès le début du printemps, nous montions y passer les fins de semaines. Quelques terrasses caillouteuses, un pays d’olives et de tomates dominé par les plumes hautes et nonchalantes des cyprès.

Quand nous revenions à Nice le dimanche soir, les rues étaient désertes. L’ennui, la vague nausée que je ressentais en voiture et que ne faisait qu’aggraver le parfum des fleurs coupées, ou quelquefois du thym et de la menthe que ma grand-mère maternelle avait pris soin de rapporter des collines, posés sur ses genoux. La lumière était bleue, d’une transparence à vous crever le cœur, comme le plumage d’un oiseau. Nous traversions des quartiers de H.L.M., descendions des boulevards rectilignes, et tout, à ce moment, me paraissait abouti, connu et justifié, ce qui n’empêchait pas un début de migraine.

2.
La campagne au printemps prenait des allures désordonnées, vaguement impudiques. C’est à Bendejun, au tout début des années 70, que j’ai lu pour la première fois, de Francis Ponge, Nioques de l’Avant-Printemps et surtout L’opinion changée quant aux fleurs, dans deux numéros de L’Éphémère.

L’idée de chantier m’était familière depuis la fin des années 50. Mon père avait alors quitté son emploi chez Renault pour devenir comptable dans une entreprise d’électricité où son frère Pascal l’avait précédé et où celui-ci occupait un poste de contremaître.

La construction du cabanon en dur fut rendue possible grâce à l’aide d’un petit peuple de maçons, de plombiers, d’électriciens et de peintres, qui étaient des amis de mon père et surtout de mon oncle Pascal. Ils travaillaient à ce chantier en dehors des heures qu’ils devaient à leurs patrons, souvent le samedi et le dimanche. La plupart étaient originaires d’Afrique du nord, ainsi que nous, et ils portaient des noms italiens, ce qui nous les faisaient regarder un peu comme des frères.

À midi, ma mère préparait de grosses marmites de spaghettis que nous mangions ensemble sur la terrasse. Puis, mon oncle Pascal a acheté un morceau de terrain, lui aussi, à deux pas de chez nous, et il y a construit, avec l’aide de ses camarades, une maison bien plus vaste et confortable que la nôtre. À Bendejun, les deux frères avaient réussi à reproduire, pour un temps, le paradis qu’ils avaient connu puis perdu aux Bains Romains, de l’autre côté de la mer.

Tout, dans notre maison de Bendejun, était objet de récupération, des fenêtres aux tasses à café, en passant par le lavabo de la salle de bains, le réfrigérateur, le poste de télévision, le buffet et les chaises. Rapporté de notre appartement niçois après déjà un long usage, trouvé sur des chantiers ou acheté à bas prix dans des hangars à brocante. Une maison construite et meublée de bric et de broc, qui demeurait au fil des années une œuvre ouverte. Chaque objet y paraissait tout à la fois insuffisant et superflu, inadapté à sa place. Mais mes parents n’en souffraient pas. C’était leur fierté d’avoir réalisé ce rêve, une caravane immobile, une arche de Noé, avec si peu d’argent.

Beaucoup de petites habitations construites sur cette commune illustraient la même culture du cabanon, différente de celle de la villa en ce qu’elle ne connotait aucune idée de luxe. Dans la culture populaire des villes méditerranéennes, le cabanon se comprenait plutôt comme un accessoire du jardin. Il servait à abriter un four à gaz (bouteilles de Butagaz que nous allions chercher à l’épicerie du village et que nous rapportions à pied, ou, plus tard, quand le chemin fût rendu carrossable, dans le coffre de la voiture, avec la crainte qu’elles n’explosent), des lits ou quelquefois de simples matelas que nous déroulions le soir venu et disposions à même le sol. Il permettait de mieux profiter du jardin, d’y passer plus de temps, de ne point craindre l’orage. Mais l’on pouvait aussi bien s’en passer, se contenter d’un toit de tôle ondulée ou de canisses appuyé contre le mur d’une restanque, ou encore, se balançant entre deux arbres, d’un hamac pour la sieste.

Ainsi, dans les premiers temps, nous arrivions chargés d’une table et de chaises pliantes, d’une marmite de spaghettis ou d’une daube gardée au chaud dans une Cocotte minute, des cocas préparées par Thérèse, ma grand-mère maternelle, qu’elle transportait dans des plats enveloppés de torchons blancs noués aux quatre coins, d’une bouteille de vin, sans oublier les verres et les glaçons conservés en l’état dans une bouteille Thermos.

Sur notre terrain, en contrebas du chemin carrossable, un vieux cerisier avait du mal à se tenir debout. Thérèse, qui était pourtant lourde, y grimpait chaque printemps assez haut pour en cueillir les fruits. (Plus jeune, elle avait tiré les cartes et fait tourner les tables.)

Quant à mes parents, cela aurait pu demeurer comme l’ouvrage de leur vie. Le cabanon et le jardin étaient à leur image, mais ils ont convenu d’y renoncer, en 1981. Ils ont vendu. Je n’ai jamais su pourquoi. Bendejun fut ainsi une aventure qui eut un début et une fin, comme ces phalanstères fouriéristes installés en Amérique du sud par des anarchistes italiens, à propos desquels je me propose depuis toujours de m’instruire, doutant s’ils ont bien existé, si ce n’est pas un mythe, un rêve jamais réalisé auquel j’aurais fini par croire.

Le refuge

Lorsque j'ai dû quitter la ville, j'ai tout de suite pensé au refuge de G. Je n'y étais jamais allé mais je connaissais son existence et je le situais assez précisément sur la carte. Je savais aussi qu'il était tenu par des gens de notre bord politique. Des patriotes. Je suis monté dans un autobus un peu avant midi. Les autobus étaient bondés. Toute une partie de la population quittait la ville en catastrophe. Les troupes ennemies étaient massées à la frontière depuis des jours. Elles attendaient l'ordre de leur commandement. Il n'y aurait pas de combats. Les soldats de nos casernes avaient déserté. Nos casernes étaient vides. Des valises, des poussettes, des cages à oiseaux. Des pleurs et des cris. Des parents séparés. Notre itinéraire remontait le cours d'une vallée qui allait en s'étrécissant entre des parois rocheuses, dont certaines formaient des voûtes sous lesquelles il pleuvait, au-dessus de la route. Ici et là, une courte plaine et un village où des familles de passagers demandaient à descendre. Bientôt nous ne fûmes plus qu'une demi-douzaine de silhouettes assises, séparées, silencieuses, priant le ciel que le véhicule ne tombe pas en panne, faute de carburant. Le conducteur restait caché dans sa cabine. Nous n’osions pas l’interroger. Bientôt je restai seul. Là où je suis descendu, il n'y avait qu'une nuit épaisse comme de la poix. J'ai dormi dans une grange. Au matin, le ciel était lessivé, d’un bleu de lavande. J’ai continué à pied, sur un chemin pierreux, en ahanant. J’aurais volontiers abandonné ma redingote qui me tenait trop chaud, mais, pensant aux saisons qui viendraient, j’ai préféré la porter sous mon bras. Une main pour porter ma sacoche de cuir, une autre pour porter mon manteau. Sur la tête, mon chapeau haut-de-forme. Je n’étais pas certain d’avoir choisi le bon sentier au départ de la grange. Celui que je suivais se perdait sous les pins rabougris, dans la pierre et dans la neige dont les plaques scintillaient au soleil. De longues étendues d’herbe où coulait un ruisseau. Les bêlements de moutons invisibles. Je l’ai aperçu de loin, avant la tombée de la nuit. Puis, j’en ai passé la porte.

M’étais-je attendu à trouver Émilienne installée dans ce lieu? Durant la courte période où j’ai fréquenté la faculté des lettres, Émilienne était une personne connue pour son engagement en faveur de la cause féministe. Elle animait un réseau d’accueil de femmes battues. Son activité infatigable s’élargissait à la défense des personnes gays, lesbiennes et transgenre. Elle était entourée d’une garde rapprochée qui l’accompagnait dans tous les meetings où elle intervenait avec force et conviction, à contrario de nos slogans nationalistes. Puis, un jour, elle avait disparu. Il est probable que d’autres que moi savaient la raison et le lieu de sa retraite, qu’ils avaient maintenu le lien, continué à faire fonctionner le réseau auquel elle ne cessait d’appartenir. Mais à ce moment, j’avais moi-même choisi de me retirer du monde. Je projetais d’écrire un grand ouvrage d’iconologie dédié à Arthur Kronberg, un peintre local auquel mon père lui-même s’était intéressé, et dont il nous avait laissé un tableau remarquable (le portrait d’un vieil homme à la barbe blanche) en même temps que l’appartement où nous étions seuls désormais à habiter, ma sœur et moi. Aussitôt après sa mort, j’avais investi son bureau, aux murs surchargés de livres, dont le mobilier comprenait en outre un canapé tendu de velours vert où je pouvais dormir, laissant ainsi à ma sœur la jouissance de tout le reste de l’appartement. Mais il faut croire que cet espace ne lui suffisait pas, ni les merveilles de toutes sortes qui y avaient été accumulées au fil des ans. Elle n’avait de cesse d’entrer à toute heure, sans frapper, dans le bureau où j’essayais d’entreprendre mon travail, au prétexte de retrouver dans les dossiers laissés par le défunt des documents notariés qui concernaient non seulement l’appartement lui-même, sur la propriété duquel une obscure congrégation religieuse avait des prétentions, mais aussi une ferme que nous possédions à la campagne, et chacune de ses incursions suffisait à réduire mes efforts à zéro. Après chacune de ses visites, il fallait que je sorte, que je respire l’air du dehors, que je m’épuise dans de longues courses à travers la ville, dans les jardins plantés de palmiers, où gazouillaient des jets d’eau, remontant les boulevards, faisant halte dans toutes les librairies que je rencontrais, avant d’aller me perdre, la nuit venue, dans des cafés. Et le comble était que ma sœur avait choisi le parti adverse. Celui de l’étranger.

J'ai dit à Émilienne (ses amis l'appellent Mimi):
— Elle était prête (je parlais de ma sœur) à accueillir les principaux officiers de l'armée d'occupation dans notre appartement (c’est l’aînée de nous deux et elle disait “chez moi”). Elle avait procédé à tous les aménagements nécessaires pour en accueillir une douzaine, la place ne manquait pas. Et quels arguments pourrais-je lui opposer sans trahir davantage que je ne l’avais jusqu’alors mon hostilité la plus complète, la haine et le mépris que je nourrissais à leur égard? Je ne me serais pas présenté au moment des repas où nos domestiques auraient dû les servir et où ma sœur aurait occupé le haut de la table. J’aurais refusé de commenter avec eux les différentes interprétations des quatuors à cordes de Beethoven dont notre père avait collectionné les enregistrements tout au long de sa vie. J’aurais refusé aussi bien de fumer avec eux ses cigares et de boire avec eux son cognac en parlant et riant fort près de la cheminée. J’aurais fini par laisser éclater ma colère. En moins de huit jours, je me serais retrouvé en prison! Et elle aurait applaudi!

Quand j'ai passé la porte du refuge, j'ai cru qu'elle me reconnaissait. Aussitôt qu'elle m'a vu. J'ai cru que Mimi me reconnaissait. Or, l'hypothèse était très improbable. Tout à fait impossible. J'avais participé à plusieurs meetings à la tribune desquels elle avait trouvé moyen de se frayer une place pour faire entendre sa voix — ou celle plutôt des femmes violentées, des gays, des lesbiennes, des personnes transgenre au nom desquelles elle s'exprimait. Mais qui étais-je alors qu’un étudiant, pas le plus brillant ni le plus séduisant parmi plusieurs centaines d'autres qui formaient le public? J'avais applaudi à ses interventions. Je n'avais jamais rien fait que me lever pour applaudir. Je ne lui avais jamais adressé la parole. Elle n’avait jamais levé les yeux sur moi. Mais sans doute agissait-elle ainsi envers toutes celles et tous ceux qui passaient sa porte. Qui venaient chercher refuge auprès d’elle.

Nous cultivons des légumes derrière le chalet. C’est la tâche principale à laquelle je me consacre. Nous avons un cochon, des lapins, des poules, des canards, des oies. Nos visiteurs ne s'attardent pas. Ils nous donnent des nouvelles de la ville, ils restent deux ou trois nuits, une semaine parfois, puis ils disparaissent. Ils n’ont qu’une hâte, passer la frontière, changer de pays. Ils évoquent le navire qui les attend dans un port. Le dernier soir, pour nous remercier de l’accueil, ils organisent un spectacle. Il peut s’agir d’une simple chanson illustrée par l’utilisation d’une marionnette ou par un mime. Nous avons aussi un projecteur de cinéma et quelques bobines de vieux films. À mon arrivée, j’ai trouvé un fusil oublié dans un placard. J’attendais l’occasion de m’en servir. Le premier hiver, comme nous manquions de nourriture, j’ai dit à Mimi que j’essaierais de tuer un chamois. Je suis parti avec le fusil. La neige était profonde. J'avais chaussé des raquettes. J’ai beaucoup marché. La nuit m’a surpris. J’ai dormi sous un énorme rocher où j’avais fait du feu avec le bois d’un arbre mort. Au matin, quand je me suis réveillé, je les ai aperçus. Ils étaient cinq soldats ennemis à marcher en file indienne sur le versant opposé. Leurs uniformes ridicules. J’ai armé et j’ai tiré cinq fois. Le dernier avait eu largement le temps de me voir, mais il portait son arme en bandoulière et, avant qu’il puisse s’en saisir à deux mains, puis qu’il épaule, il savait qu’il serait mort. Depuis, je retourne chaque hiver au même endroit. Je me poste sur le rocher et j’attends qu’ils passent. Il est arrivé qu’ils soient sept, ce qui m’oblige à tirer un peu plus vite, mais je ne m’en plains pas. Puis, je traverse le vallon et je vais voir leurs corps étendus et le sang sur la neige.

(13-14 août 2023)