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dimanche 28 avril 2024

Affaire de style

C’était l’hiver dernier, un dimanche, je me promenais rue Hôtel des Postes, j’ai été dépassé par un groupe d’une dizaine de jeunes punks, en passant ils se sont retournés sur moi et un garçon a ralenti pour me dire que j’étais stylé et je l’ai remercié. Ils étaient beaux, ils me faisaient penser aux jeunes gens grimés et costumés en artistes de cirque qu’on voit au début et à la fin de Blow-Up, debout à l’arrière d’un camion puis qui s’arrêtent dans un parc pour jouer au tennis sans raquettes ni balles. J’imaginais qu’ils avaient pu passer plusieurs heures dans l’appartement des parents de l’un d’eux, un appartement bourgeois luxueux d’où les adultes s’étaient absentés, peut-être à Cimiez, et où ils avaient déjeuné de sandwichs et de Coca en même temps qu’ils s’entraidaient pour se maquiller et se vêtir debout devant des glaces, dans des couloirs, dans des chambres aux armoires ouvertes, dans un salon, dans une cuisine, circulant d’une pièce à l’autre avec un ou plusieurs postes de télévision allumés, et peut-être même de la musique surajoutée, commandée depuis leurs téléphones et jouée sur des enceintes invisibles, sans se parler beaucoup, l’air sérieux, et à présent ils sortaient pour montrer le résultat de leur travail, comme pour défiler (parader) dans les rues grises d’un dimanche d’hiver, où ils marchaient à grands pas, et où ils n’ont rencontré que moi pour leur servir d’admirateur, tandis que j’étais vêtu comme toujours d’un K-Way et d’un bonnet verts avec sans doute une pipe à la bouche. Une connivence. Pourquoi cette rencontre m’a-t-elle rendu si heureux? Je verrais aussi du soleil jouant sur les vitres de l’appartement où ils se préparent le matin pour contraster avec le gris du ciel et des rues désertes aux boutiques fermées de l’après-midi.

mardi 9 avril 2024

L'oiseleur

Pour l'attraper, inutile
de lui courir après
Vas te poster plutôt en un
certain endroit qui lui est
familier, cache-toi sous les
branches et ne respire plus
qu'à peine. Attends le temps
qu’il faut et ensuite, quand il
passe, le geste prompt, décidé,
sans le blesser pourtant,
à toi le bonheur de prendre
entre tes mains la tiédeur 
de son cœur qui palpite
rouge sous la cendre

samedi 30 mars 2024

La gloire de Robert Louis Stevenson

“À cette époque, je voyageais avec une petite charrette bâchée, une tente et un réchaud, cheminant tout le jour à côté du chariot et, la nuit, chaque fois que c’était possible, campant comme un romanichel dans un creux au milieu des collines, ou à la lisière des bois.”

Le pavillon dans les dunes, dans la dimension de la nouvelle ou du court roman, regorge de mystères. Le narrateur, un certain Frank Cassilis, s’y présente lui-même, dès la première phrase, comme un grand solitaire en même temps qu’un vagabond, qui vit sur les routes, et même de préférence en dehors des routes, sur des chemins de campagne. Il dit : “… je n’avais ni amis ni famille (…) et n’avais d’autre adresse que l’étude de mon notaire, où j’allais, deux fois par an, toucher ma rente. Cette vie suffisait à mon bonheur; et rien ne me plaisait comme la perspective de vieillir sur les routes et de finir mes jours dans un fossé”

Ce thème du voyage solitaire fait écho pour nous, aujourd’hui, à la double fugue que signe Arthur Rimbaud à l’automne 1870, au départ de Charleville dans les Ardennes, alors qu’il n’a pas dix-sept ans, fugue dont il tire des poèmes qui feront date, mais que l’Écossais n’a pas pu connaître, et il annonce les écrits de la Beat Generation, inaugurés par Jacques Kerouac, dont l’inspiration se prolongera jusqu’à nos jours, en particulier dans l’œuvre de Bob Dylan.

Pourquoi le narrateur a-t-il choisi la solitude? Nous ne serons jamais fixés sur ce point, sauf à considérer que le goût qu’il en a était dans son tempérament. Dans ce récit, il ne sera jamais question de son passé, ni par conséquent des drames, des accidents qui ont pu motiver ce choix existentiel. Un seul personnage fait exception. Un certain Robert Northmour, qu’il a connu à l’université, dont il dit : “Il n’y avait guère d’affection entre nous, pas davantage d’intimité”. Or, il se trouve qu’une grave dispute a surgi entre ces deux garçons, dont on ne connaît pas davantage le motif, alors qu’ils séjournaient dans un pavillon qui appartenait à la famille de Northmour, dans une contrée perdue au nord de l’Écosse, sur le rivage de la mer du nord, où les hasards de son errance font inexplicablement se retrouver le narrateur, neuf ans plus tard. 

Enfin, l’action se passe dans des conditions marquées par l’obscurité de la nuit, où la mer et la terre se confondent, et où les personnages ont des visages cachés et des silhouettes floues. Le pavillon évoqué est lui-même la dépendance d'un plus vaste manoir, qui constitue son double fantomatique. Celui-ci ne joue aucun rôle dans l’économie du récit, mais on nous précise tout de même qu’“Il était vaste comme une caserne; et comme il était construit en pierre friable, rongée par l’air âpre de la mer, il était humide et parcouru de courants d’air à l’intérieur, et tombait à moitié en ruines à l’extérieur”.

Bien malin qui prétendrait résumer l’histoire. Un quatuor néanmoins émerge de cette confusion. Il se compose du narrateur et de son adversaire, Robert Northmour. Puis, il s’agit d’une jeune fille, Clara Huddleston, que Cassilis et Northmour vont se disputer, et du père de cette dernière, Bernard Huddleston, qui est un banquier prévaricateur et lâche que poursuivent, dans le but de se venger des pertes qu’il leur a fait subir, un groupe d’Italiens dont on ne distinguera jamais que les ombres menaçantes.

The Pavilion on the Links date de 1880. L’auteur, né en 1850, a alors trente ans (déjà), et c’est le premier texte qui le rendra célèbre, et c’est (selon Arthur Conan Doyle) un des sommets de son œuvre, avec Docteur Jekyll et Mister Hyde. Or, la composition de ce récit coïncide, dans sa vie personnelle, avec la rencontre qu’il fait de Fanny Osbourne et par le lien qui se nouera entre eux pour durer jusqu’à la mort.

L’auteur a commencé très tôt à écrire des récits d’aventures, il a eu une scolarité chaotique, contrariée par une santé défaillante, en particulier par des infections pulmonaires qui finiront par l’emporter à l’âge de quarante-quatre ans. Il rencontre Fanny Osbourne en 1876, à Barbizon. Fanny est une artiste-peintre américaine, de dix ans son aînée, séparée de son mari et qui élève seule ses deux enfants. Le coup de foudre est immédiat, mais Fanny reste officiellement mariée. En 1878, elle repart en Californie pour obtenir le divorce. De son côté, Stevenson voudrait bien la suivre, mais il est pauvre et son père menace de lui couper les vivres s’il persiste dans cette idée de mariage. À l’automne 1878, pour soigner son désarroi, il effectue un voyage qui deviendra légendaire, à pied, dans les Cévennes, avec une ânesse pour seule compagnie. En 1879, malgré l’opposition de sa famille, il va rejoindre Fanny en Californie, et c’est là qu’il finit par rédiger Le Pavillon, nouvelle qui avait été à peine ébauchée puis abandonnée en 1878, en France.

Le Pavillon marque l’invention de Robert Louis Stevenson par lui-même. À la fois son premier chef d'œuvre et la conquête de la femme de sa vie. Ainsi, quand le récit parle de Clara Huddleston, c’est Fanny Osbourne que l’auteur a en tête. Il ne peut pas en être autrement.

Si son père, fervent calviniste, s’oppose au mariage de Robert Louis et de Fanny, c’est au motif que cette dernière est séparée de son mari. Robert Louis a beau refuser le verdict de ce père après avoir déjà rompu avec sa religion, il n’en est pas moins marqué par l'interdit qu’il transgresse, on devine à quel prix. Le père désigne Fanny comme une femme de peu de vertu, marquée en cela par le Mal. Dans la fiction, Clara Huddleston est au contraire une jeune fille la plus pure, pourtant elle aussi est marquée par le Mal, non pas à cause d’un péché qu’elle aurait pu commettre, mais parce qu’elle est la fille de Bernard Huddleston, qui est un homme mauvais. Et elle en a conscience, car elle dit au jeune vagabond qu’elle vient de rencontrer et dont on devine qu’elle est déjà éprise: “Pourtant, si vous saviez qui je suis, vous ne m’adresseriez même pas la parole”

Pour la conquérir, Cassilis doit déjouer les calculs de ce père, qui fait bien peu de cas du destin de sa fille, soucieux qu’il est d’abord de sauver sa peau, tandis qu’il doit s’opposer frontalement au violent Robert Northmour qu’elle n’aime pas mais qui a barre sur elle, en tant qu’il se fait le protecteur du père menacé par un groupe d’Italiens venus pour se venger de lui. Northmour et le père de Clara ont négocié un ignoble marché: la possession de la jeune fille par Northmour, contre la protection que celui-ci accordera au père. Frank Cassilis, le pauvre, le vagabond, pour conquérir Clara, se voit ainsi en butte à deux hommes, le père de celle-ci et Northmour, tandis que, dans la vie, Robert Louis est en bute à deux hommes aussi, un père qui est cette fois le sien (et sans doute pas un mauvais homme, ce qui rend d’autant plus difficile de s’opposer à lui), et le mari de Fanny, qui est une figure lointaine, absente, mais qui a eu le temps néanmoins de lui faire deux enfants.

La fiction fait système avec la vie de l'auteur, et on voit comment les deux séries d'événements se décalent et se chevauchent dans un même un “agencement machinique". Un point important est que tout le récit semble nous conduire vers un duel final entre Cassilis et Northmour. Ce duel pourtant n’aura pas lieu, Northmour abandonnant la partie au tout dernier moment, ce qui permettra à Cassilis de ne pas le tuer, de ne pas le haïr, ce qui aurait marqué son union avec Clara d’une ombre (ou d’une tache) rédhibitoire, alors qu’il se vante, pour sa part, de ne haïr personne.

Cassilis n’accomplit pas de grands exploits pour conquérir son amoureuse, il n’occit pas de dragons. Mais c’est un homme d’honneur, même Northmour le reconnaît. Et puis, il est pur, affirmant dès le premier paragraphe qu’il n’eut ni amis ni relations avant celle qui devait devenir sa femme et la mère de ses enfants. Remarquons que cette déclaration liminaire nous donne à entendre que Cassilis remportera la partie. L'auteur annonce d'entrée de jeu quelle issue favorable le récit nous réserve. Mais en ce début, Cassilis évoque les enfants qu'il aura de Clara quand celle-ci sera devenue sa femme, tandis que plus tard, au milieu du récit, nous verrons qu'il s'adresse à ces enfants eux-mêmes pour évoquer une femme (et leur mère) qui est déjà morte.

Et lui, alors, que sera-t-il devenu? Le récit ne le dit pas. Devons-nous imaginer qu’il leur parle, vivant désormais au milieu d’eux, entouré de leur affection et de celle de leurs propres enfants? Ou peut-être qu’il leur écrit ce que nous lisons, tandis que pour sa part il est retourné à sa vie d’errance solitaire, ayant de nouveau préféré the dark side of the road, qui était son choix initial, et que Bob Dylan évoque dans l’une de ses chansons les plus anciennes et les plus belles? Autrement dit, devons-nous imaginer que ses enfants et ses petits-enfants remplacent la femme qu’il a perdue? Ou que, au contraire, il s'éloigne d'eux pour cultiver dans la solitude le souvenir de celle qu'il a perdue?

Le lecteur est libre d’imaginer cette fin de l'histoire qui se situe hors du récit. De son côté, Robert Louis Stevenson, à la différence de Frank Cassilis, mourra le premier. Sa femme, pourtant son aînée, lui survivra pendant vingt ans, et les enfants qu’elle avait eus de son premier mari continueront de défendre la gloire de Robert Louis, l’éternel voyageur, le conteur d’histoires et l’ami de la famille.

(Samedi 6 mai 2023)

Proust, Lacan et Wim Wenders

Marcel Proust, dans les toutes premières pages de la Recherche, écrit: "Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes." En quoi j'entends que tout ce qui a appartenu aux années et aux mondes qu'il a traversés dans sa vie, se trouve, dans son sommeil, à égale distance de lui.

Dans le souvenir que je garde d’une fiction narrative (roman, nouvelle ou film), les faits relatés apparaissent en désordre — ni dans l’ordre où ils se sont produits (dans l’histoire), ni dans celui où ils ont été racontés (dans le récit). Et cela n'a rien d'extraordinaire puisqu'il en va de même pour les souvenirs que je garde de ma propre existence. Non pas que je ne sache plus que cette image (photographie ou image mentale) que je garde d'une personne soit plus ancienne ou plus récente que telle autre, mais parce que l'image plus ancienne n'en a pas pour autant moins d'éclat, elle ne me revient pas nécessairement moins souvent à l'esprit, et la personne en question n'y est pas moins présente.

Dans une conférence qu'il prononce en juillet 1953, intitulée "Le symbolique, l'imaginaire et le réel", tripode qu'il introduit ici pour la première fois et qu'il soutiendra jusqu'à la fin de son enseignement, Jacques Lacan déclare: "L'homme fait subsister dans une certaine permanence tout ce qui a duré comme humain, et, avant tout, lui-même" (Des Noms-du-Père, Seuil, 2005, p. 42).

Nos souvenirs sont des symboles. De plus en plus souvent aujourd'hui, ils se présentent à nous sous la forme d'images, alors que par le passé ils étaient sans doute plus souvent portés par des histoires ou des chansons. On peut s'en plaindre. On peut, plus utilement, tenter d'évaluer le prix de ce transfert. Mais ne nous y trompons pas: pour nous, êtres parlants, les images elles aussi appartiennent à l'ordre symbolique et, en tant que telles, elles échappent elles aussi à "tout ce qui a duré comme humain". 

Précisons: Les photos sont barrées. Au même titre que les signes linguistiques, elles comportent la barre qui à la fois sépare et met en relation un ou plusieurs signifiants et un ou plusieurs signifiés. Elles le font sur le mode de la métaphore, puisque le signifiant ressemble ici au signifié, à la personne ou au lieu qu’on y reconnaît. Et elles le font en même temps sur le mode de la métonymie, dans la mesure où elles se rattachent au moment et au lieu où elles ont été prises.

Les œuvres d'art, celles des littérateurs, des peintres et des musiciens, sont des souvenirs partagés. Elles ont été produites dans le temps matériel, mais en tant que représentations, elles s'en sont arrachées. Elles sont entrées dans une autre dimension. S'étonne-t-on assez de l'engouement des foules du monde entier qui affluent dans les musées et les salles de concert pour jouir encore des œuvres des maîtres anciens, vieilles souvent de plusieurs siècles, et cela en dépit de la diversité des cadres civilisationnels dans lesquels elles ont été produites?

Je ne suis pas certain de regretter que les jeunes d'aujourd'hui fassent plus de photos et de vidéos qu'ils ne lisent ni n'écrivent. Il se peut que nous entrions dans une ère nouvelle. Je suis incapable d'en juger. Mais, si c'est le cas, accueillons-la avec foi et respect. Je ne vois pas que l'écrit ait rien de méritoire par lui-même. Ni que l'image ait rien de méprisable par elle-même. Pour l'heure, plus concrètement, il est une question que je me pose et que j'aimerais poser à tous les jeunes gens qui déploient leur talent sur Instagram. Elle est très simple. Elle est clairement formulée dans les arguments publicitaires de certains logiciels. Elle consiste à dire: "Que faites-vous des milliers de photos et de vidéos que vous produisez et que vous publiez journellement sur les réseaux sociaux? Car il faut bien que vous en fassiez quelque chose. La technologie peut vous y aider mais elle ne peut pas décider à votre place. Et si vous n’en faites rien, ces photos disparaîtront, englouties par leur nombre.”

Au musicien de jazz, il arrive d’entendre certains enregistrements auxquels il a lui-même participé trente ou quarante ans auparavant, et il se dit: “C’était pas si mal. C'était même très bien. Ai-je beaucoup appris? Ai-je jamais été meilleur depuis lors?” La force du musicien de jazz auquel je songe est qu’il a tracé sa route toute une vie durant. Il s’est débarrassé, dans son style, de beaucoup de choses qui ne convenaient pas, il en a amélioré d’autres. Il a joué avec d’autres musiciens, devant d’autres publics. Il a accepté de reconnaître que d’autres étaient meilleurs que lui. Peu importe qu’il soit devenu un musicien professionnel ou qu’il soit resté un amateur. L’important est que, de sa pratique quotidienne, de sa passion, il ait fait une carrière, c’est-à-dire une histoire.

Pour échapper au temps, il faut du temps. Du temps matériel. Des années. Il faut, pendant des années, se demander: “Qu'est-ce que je voudrais qu'il reste de moi après ma mort? Parmi tout ce qu’il m’est arrivé de produire, dans quoi est-ce que je continue à me reconnaître? Si j’ai fait des milliers de photos, quelles sont les vingt ou trente que je voudrais sauver?”

Dans son dernier film, Perfect Days, Wim Wenders met en scène le personnage d’un homme qui gagne sa vie en nettoyant les toilettes publiques dans les parcs de Tokyo. Et dans ces parcs, dans ses moments de pause, le personnage fait des photos. Mais il les fait de manière parcimonieuse, en utilisant un appareil classique, qui fonctionne avec des pellicules, et ces pellicules, ensuite il doit les faire développer. Wim Wenders y revient à deux fois. Il montre le personnage qui apporte une pellicule chez un photographe où il récupère d’autres photos déjà développées. Et chaque fois, il paie pour ce service. Ce qui ne peut pas être insignifiant pour lui dans la mesure où il n’est pas riche.

Le problème que nous avons avec les photos, ce n’est pas que ce soient des photos plutôt que des textes, c’est qu’aujourd'hui elles ne coûtent rien. Elles ne coûtent pas le prix d’un appareil, puisque le plus souvent on les fait avec son téléphone. Elles ne coûtent pas le prix du développement, puisqu’on ne les développe pas. Et surtout, elles ne coûtent pas la mise en œuvre d'un savoir-faire technique, qu’on aurait appris, qu’on pourrait améliorer au fur et à mesure de sa pratique, et qu’on pourrait transmettre à d’autres. Et en cela, en effet, elles diffèrent des textes littéraires, qui, eux, demandent d’avoir appris la langue, d’avoir lu, au moins un peu, et d’y consacrer beaucoup de temps. L'écriture littéraire est un artisanat, ce que n'est pas la pratique courante de la photographie.

On peut bien évidemment faire des photos autrement qu’avec son téléphone, mais je ne suis pas certain que le point de bascule se situe du côté de la production. Ce qui permet de passer d’une pratique compulsionnelle à une pratique artistique tient plutôt, me semble-t-il, à la sélection. Dans son film, Wim Wenders montre son personnage assis, chez lui, sur une natte. Il a devant lui une boîte métallique ouverte et, à côté, les dernières pochettes qu’il a rapportées de chez le photographe. Il sort ses photos, une à une, de leurs pochettes. À chacune, il jette un coup d’œil puis, soudain, il passe à l’acte. Certaines sont déchirées, d’autres sont jetées dans la boîte métallique où il les conservera. Et, bien sûr, à le voir agir ainsi, on tremble pour lui. On se dit qu’il va trop vite, que peut-être il n’a pas bien vu, que peut-être la photo qu’il vient de déchirer était la meilleure qu’il ait jamais faite ni qu’il fera jamais. Que c’est peut-être là une perte irréparable. Que peut-être il se réveillera en sueur, une nuit prochaine, en se disant: “Non, celle-ci, j’aurais dû la garder”. Et ce risque existe en effet, mais c’est lui qui confère à la fois sa dynamique et sa rigueur à sa démarche. Ses photos à présent ont un prix. Elles valent pour toutes celles qu’il aura déchirées. Au prix de cette perte, au prix de ce choix, celles qu’il garde font œuvre. Elles entrent en lévitation. Elles se mettent en orbite, toutes à égale distance de lui. Elles se dégagent de tout ce qui, selon Jacques Lacan, “a duré comme humain”, et lui avec elles.

(02/02-16/03/2024)

vendredi 29 mars 2024

L'œuvre ouverte de Sophie Calle

Concernant la manière dont le travail d’un artiste peut être perçu par le public, la façon dont il peut intéresser les autres, et je pense d’abord ici à des artistes comme Christian Boltanski ou Sophie Calle, dont l’œuvre est centrée sur leur propre expérience existentielle, sur leur propre imaginaire, il me semble que nous pouvons distinguer deux versants dont l’un reste étonnement inaperçu.
Le versant bien visible est celui de l’énoncé, celui du contenu de l’œuvre. Et la question qui se pose à son propos est celle de savoir ce que le destinataire (disons le lecteur) peut y trouver qui le touche, qui le regarde, qui fait sens pour lui. L’autre versant, jamais évoqué, est celui du mode d’énonciation, ou de ce que, dans notre jeunesse marxiste, nous aurions appelé son “mode de production”. Et la question est alors de savoir comment l’artiste fabrique son œuvre, selon quels procédés, avec quels matériaux et quels outils — entendu que ce mode de production peut servir de modèle à des récepteurs qui rêvent à leur tour de devenir artistes, ou qui le sont déjà, et qui sont avides de savoir comment s’y prendre, quels nouveaux chemins ils peuvent emprunter pour progresser dans leur propre démarche.
Car la distinction entre l’artiste et son public n’est pas figée. Beaucoup de ceux qui s’intéressent à l’art ne sont pas renfermés dans le rôle de récepteurs.
Ainsi, il paraît évident que, parmi les personnes qui assistent aujourd'hui à des spectacles de danse ou de théâtre, beaucoup pratiquent elles-mêmes la danse ou le théâtre. Leur pratique personnelle les aide à mieux lire ces spectacles, à mieux les comprendre et les apprécier. Mais il y a aussi que la leçon de ces spectacles nourrit leur pratique. Qu’elles viennent y chercher une source d’inspiration et qu’elles y trouvent aussi, de manière très concrète, des moyens toujours nouveaux de s’exprimer.
Ce qu’elles n’osaient pas faire, d’autres artistes, de “vraies artistes” le font de façon toujours plus simple et plus directe. Il y a trente ans encore, pour pouvoir espérer de danser un jour sur une scène, il fallait être mince comme une sylphide; et pour pouvoir espérer de réaliser un film, il fallait disposer des moyens matériels que seuls quelques producteurs étaient en mesure de vous offrir. Tandis qu’aujourd'hui, ce n’est plus le cas. Pour la danse, Pina Bausch est passée par là. Pour le cinéma, ce sont des réalisateurs aussi différents que Jonas Mekas, Chantal Akerman, Éric Rohmer ou Wang Bing.
L’artiste était celui qui vous convainquait de sa puissance remarquable, avec laquelle il n'était pas question que vous rivalisiez. Et beaucoup d’artistes contemporains sont encore dans cette posture. Quel est l’amateur qui, visitant une exposition d’Anselm Kiefer, peut avoir l'idée de rivaliser avec lui (les dimensions, les dimensions, l'espace qu'il faut pour les produire). Tandis que d’autres, au contraire, semblent avoir à cœur de nous faire découvrir de nouveaux passages et de mettre à notre disposition de nouveaux moyens.
Le travail de Sophie Calle me semble très représentatif de cette exemplarité. Personne ne s’attarde dans une exposition de Sophie Calle sans se dire, à un moment ou un autre: “Moi aussi, peut-être, je pourrais faire quelque chose de ce genre avec les moyens que j’ai. Qu’est-ce que je risque d’essayer, ne serait-ce que pour mon propre plaisir, pour mon propre usage et pour celui des quelques autres personnes qui m’ont en amitié, et surtout pour celles qui sont elles-mêmes engagées dans la même démarche?”
On peut penser, à partir de là, que l’art se démocratise. Qu’il s'adapte aux exigences d’une société occidentale dans laquelle la démocratie est au cœur de toutes les revendications. Cela me paraît incontestable. Mais il y a aussi que Sophie Calle fait entrer dans son œuvre des objets trouvés, et il y a aussi qu’elle fait des photos. Ce qui veut dire que son art s'ouvre au Réel du Tripode lacanien. Que son art n’est pas unanime, qu’il n’est pas refermé sur lui-même. Qu’il est troué comme une nasse de pêcheur. Que tout n’y est pas recouvert par la construction symbolique. Que tout n’y est pas étouffé sous le sens. Qu’il s’ouvre aux hasards du Réel en même temps qu’il s’ouvre à la possibilité des autres. Et qu’il s’ouvre à la possibilité des autres en même temps qu’il s’ouvre aux hasards du Réel. En quoi, il nous convie.



vendredi 15 mars 2024

Étude florentine

Il se promenait le matin avec, dans la poche, un livre d’histoire de l’art qu’il ouvrait dans les jardins, à la terrasse des cafés, cela jusqu'à midi où il déjeunait dans un restaurant avec le livre ouvert à côté de son assiette. Puis, il retournait à son hôtel pour dormir, et il n’en ressortait pas avant la tombée du jour. Dans leurs lettres, ses amis lui disaient: “Au groupe que nous formions en sortant de l’université, tu préfères une ville étrangère où tu ne connais personne. Dans cette ville, tu préfères les œuvres du passé. Et aux œuvres du passé, tu préfères les lourds ouvrages qui les décrivent.” Il riait en lisant ces lignes, il revoyait le bon visage du camarade qui les avait écrites, et très vite il répondait: “C’est vrai. Il n’est guère de matin où je ne fasse une incursion aux Offices, guère de soir où je ne retourne pas, au moment des vêpres, à Santa Maria Novella. Alors, bien sûr, je jette un œil aux fresques de Masaccio, dans la chapelle Brancacci, mais c’est seulement pour vérifier…”

mercredi 13 mars 2024

Le lavoir

J'étais effrayé par le bruit de l’eau. De l’eau claire qui s'écoulait d’un tuyau en fonte dans l’eau sombre d’un lavoir. Et ce lavoir se trouvait dans le sous-sol d’un café où j’avais demandé qu’on m’indique les toilettes.
Les rues brûlaient de soleil. Depuis des semaines, la chaleur était accablante, on ne trouvait le sommeil qu’aux petites heures du matin, on se réveillait dans des draps trempés de sueur, et le reste de la journée on restait chez soi, les vitres ouvertes derrière des rideaux qui flottaient. Et que faire de son corps? Comment rester immobile dans un fauteuil, les deux mains posées à plat sur les accoudoirs, le regard vide?
Je crois que je n’avais vu personne depuis une semaine que j’avais fermé la librairie. Le matin, j’allais à la poste pour expédier deux ou trois livres qu’on m’avait commandés. Je vérifiais mes courriers électroniques. Je prenais des douches. Je ressortais pour manger un sandwich sur un trottoir abrité par une tente, près de la station Valrose. L’après-midi, j’allais au cinéma, derrière la Gare du Sud. Et puis c’était tout.
J’aurais dû être parti à la montagne, assez loin et assez haut dans les Alpes, en Italie, en Suisse ou en Autriche, comme je fais chaque été, mais cette fois je m’y étais pris trop tard. Je m’étais laissé piéger par la chaleur. Je rêvais d’une cabane à la lisière de la forêt, d’une simple chambre à l’étage d’une ferme, des nuages qui se forment et s’assombrissent vers le soir, et d’un orage peut-être qui éclate dans la nuit. Je me souvenais de plusieurs orages dans la montagne, qui traversaient les nuits. Les occupants du chalet sortaient sur le balcon, dans la tenue où ils étaient, pour assister au spectacle. Ils comptaient les secondes qui séparaient un éclair du tonnerre qui suivait, déchirant le ciel comme une feuille de papier. Dans les jambes de leurs parents, les enfants applaudissaient. Puis, il fallait les ramener dans la chambre et les remettre au lit, avec un baiser sur le front. Le jour ne tarderait plus maintenant. Et, cette après-midi-là, il a fallu que je sorte à tout prix.
J’ai marché en me glissant à l’ombre des façades. Comment ai-je pu marcher si longtemps? J’ai fini par trouver refuge au Per Lei, place du Pin, où je n'étais jamais entré auparavant mais où, aussitôt la porte franchie, j’ai goûté l’ombre et la fraîcheur. Comme celles d’un glacier. 
Derrière le comptoir, se tenait une très jeune femme, mince, tatouée, les cheveux ras, sans maquillage. Nos regards se sont croisés. J’étais le seul client. Elle faisait jouer de la musique, si fort que les vitres auraient pu se briser et tomber en morceaux dans les éclats du soleil, mais c’était celle d’un album de James Brown, et on se sentait l’envie de faire le grand écart, de balancer le micro et de miauler comme lui.
J’ai commandé un Coca-Cola avec beaucoup de glace. Puis, je suis descendu au sous-sol. J’ai entendu le bruit de l’eau. Il venait de derrière une porte entrouverte au fond du couloir. Le couloir était éclairé par une ampoule électrique. Elle s’est éteinte. Une autre lumière filtrait par la porte entrouverte. Tout aussi pâle. Je me suis approché. J’ai poussé la porte. Deux hommes se tenaient là, près du lavoir en ciment. La surface de l’eau en était lisse et noire, avec seulement le bruit de l’eau claire qui s’écoulait du tuyau en fonte. Qu’est-ce qu’un lavoir pouvait bien faire dans cette cave? Et ces deux hommes près de lui? Ensemble, ils se sont tournés vers moi, ils m’ont dévisagé. Il y avait de la réprobation dans le regard du plus vieux. Un sombre reproche. Comme si je les avais surpris dans des poses indécentes. Ou comme si je venais les déranger en pleine opération chirurgicale, et que le malade couché sur la table risquait de mourir à cause de mon intrusion. J’en aurais défailli. Mais aussitôt son visage a changé d’expression. Il a pris un air commercial, ou peut-être professoral. Il était petit, le teint mat, la moustache et la barbiche blanches, des lunettes cerclées. Il portait un costume, la veste ouverte sur un gilet. Le bout des doigts enfoncés dans les poches du gilet. Oui, un directeur d’école, ou un inspecteur de l’éducation nationale, féru d’histoire, admirateur de Napoléon Bonaparte, franc-maçon, parlant espagnol, plutôt sévère. Il a dit:
— Entrez, Monsieur, entrez! Vous venez pour la vente. Vous arrivez trop tard, les plus belles pièces sont parties. Mais rien ne vous empêche de jeter un coup d'œil à celles qui nous restent. Mon assistant va vous montrer.

(4 février 2024)


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mardi 27 février 2024

Who By Fire

LE TÉMOIN: Son père ne croyait en rien.
ELLE: Son père doutait que des hommes aient marché sur la lune, jusqu'à son dernier jour. Il doutait même que les avions décollent et atterrissent. Il doutait de tout. Il ne voulait croire en rien.
LE TÉMOIN: Il avait peut-être des raisons pour cela. Son enfance algéroise.
ELLE: Il appartenait alors à la communauté la plus pauvre, celle des pêcheurs de coraux, venus en balancelles de la côte amalfitaine, et que des prêtres catholiques prenaient sous leur protection.
LE TÉMOIN: On imagine la protection. On en imagine le prix.
ELLE: Il parlait de tiroirs remplis de billets de banque dans lesquels ces enfants, des garçons, pouvaient se servir pour nourrir leurs familles.
LE TÉMOIN: On imagine le prix.
ELLE: Taisez-vous! Il n’aurait pas voulu qu'on dise le prix. Il avait honte.
LE TÉMOIN: Je comprends. Je respecte. Mais désormais, il ne croyait plus en rien.
ELLE: Si, il croyait encore à quelque chose.
LE TÉMOIN: À quoi?
ELLE: À la voix de l’artiste de bel canto quand il s’avance, seul, sur le devant de la scène.
LE TÉMOIN: À son courage, à sa bravoure…
ELLE: En un instant de vérité où aucune tricherie n’est possible, où personne ne peut plus rien pour lui. Où les vrais amateurs présents au poulailler soudain se taisent et où ils se lèvent tout droit, prêts à basculer dans le vide, pour mieux l’entendre.
LE TÉMOIN: Des hommes qui ne croient en rien, eux non plus, qui se tiennent tout droit, debout dans l’ombre, tout au fond de la salle de concert, tout en haut des balcons, comme des statues, mais qui ont entendu des dizaines de fois chanter le même air depuis l’enfance, et qui sont capables de juger l’interprétation à la note près, au souffle près. Au battement de cils.
ELLE: Longtemps il a cru que Javier Mas était coiffeur, je ne sais pas pourquoi. Longtemps, il a cru que Javier Mas jouait du oud en amateur, dans son salon de coiffure, à Saragosse, pour faire plaisir à ses clients, et qu’un jour Leonard Cohen était passé par là, tout à fait par hasard, au cours d’un voyage, et qu’il avait voulu se faire couper les cheveux, si bien qu’il était entré dans son salon et qu’il l’avait entendu. Il l’avait écouté jouer de son instrument, quelques traits à peine, puis, quand l’autre avait fini, il avait hoché la tête en signe de remerciement, sans plus de commentaire.
LUI: Oui, c’est vrai, j’avais imaginé cela. Et je pensais aussi que Javier Mas était très fier d’avoir eu Leonard Cohen pour client, qu’il en parlait à ses amis, que même Leonard Cohen lui avait donné une photo de lui dédicacée que Javier gardait bien en vue dans son salon, mais que, pour autant, il pensait ne plus jamais le revoir.
ELLE: Tu pensais que lui non plus ne croyait pas à la chance. Qu’il croyait à l’agilité de ses propres doigts dans les cheveux de ses clients et sur les cordes de son instrument, à ses peignes et ses ciseaux, à son oud et à son médiator, à l’éclat de son miroir aussi, dans le soleil de l’après-midi, mais rien de plus.
LE TÉMOIN: Il était heureux comme ça, il ne demandait rien de plus à la vie. Pourvu que la maladie, les guerres et les persécutions t’épargnent, toi et ta famille, une année après l’autre, que demander de plus?
LUI: Pourtant, un jour, deux ou trois ans plus tard, alors qu’il était en train de raser un client, son téléphone avait sonné et une voix lui avait parlé depuis Los Angeles. Elle lui avait dit: “Leonard Cohen prépare une nouvelle tournée mondiale et il veut absolument vous avoir parmi ses musiciens. Dépêchez-vous de régler vos affaires. Confiez votre salon à votre ouvrier, nous savons que vous avez un excellent ouvrier, même s’il ne parle pas beaucoup. Donnez-lui les clés et sautez dans un avion. Les répétitions commencent ici dans deux semaines.”
LE TÉMOIN: Et, depuis, Javier accompagnait Leonard partout où il allait, de ville en ville, de pays en pays, d’un continent à l’autre.
ELLE: Dans ton histoire, Leonard Cohen c’est le Messie. Il dit “Quittez tout! Quittez femme et enfant et suivez-moi, où que j’aille!” et voilà qu’on le suit sans discuter. Je crois que tu crois au Messie.
LUI: C’est vrai. Je crois au Messie. Je ne tiens pas à avoir raison, je ne tiens pas à être sans illusion. Je ne suis pas celui qui prétend avoir tout prévu, tout compris, et guider les autres. Je ne suis pas celui qui dit la vérité, ni toujours ni jamais. Je ne suis pas mon père. 


+
Je remercie Dvorah Massa-Adachihara et Michel Roland-Guill de m’avoir renseigné sur la véritable identité de Javier Mas [+]. J’apprends par ailleurs que les paroles de la chanson de Leonard Cohen sont inspirées par le Ounetane Tokef, une prière dite à l’occasion de Roch Hachana et de Kippour [+].

jeudi 22 février 2024

Lived In Bars

LUI: On voit pulluler, sur Instagram, d’étranges objets numériques qu’on désigne sous le nom reels, qui font s’enchaîner des pages dont le nombre ne dépasse guère, le plus souvent, la demi-douzaine. Et sur chaque page, il y a une image, fixe ou animée à laquelle bien souvent on superpose un texte. Et à tout ceci, assez souvent, on superpose de la musique. Le tout prenant la forme d’un petit film, dont la durée ne dépasse pas quelques secondes, avec cette différence encore que les pages se présentent en format vertical, qui est habituellement celui du livre, plutôt qu’en format horizontal, qui est celui des écrans de cinéma. Et un autre point important est que ces petites machines se composent d’images et de textes produits par l’auteur, mais aussi d’emprunts, ceux d’images ou de textes récoltés sur la toile, si bien que, dans la musique, on peut reconnaître une chanson des Beatles et, qu’entre deux images originales, inconnues jusqu’alors, on peut voir apparaître un tableau du Caravage ou une photo d’Audrey Hepburn.
ELLE: Et tout cela te ravit.
LE TÉMOIN: Et tout cela le ravit. Il peut passer sur Instagram plusieurs heures par jour, à la recherche de ces étranges objets produits par des personnes jeunes, convergeant là depuis tous les pays, habituées dès l’enfance aux outils numériques, très au fait de la mode, alors que, quant à lui, il est vieux maintenant. Oserais-je parler de trahison?
LUI: Wim Wenders dit et répète que le cinéma est en train de mourir, et quand il dit cela, il est probable qu’il songe principalement aux reels en question. Il est vrai que ceux-ci prennent toute la place, qu’ils imposent un nouveau langage qui ignore le récit, qui ne raconte pas d’histoires, mais qui procède au moyen de contrastes syntagmatiques abrupts, imprévisibles, et aussi au moyen de superpositions.
ELLE: Et j’imagine que ce sont ces superpositions…
LE TÉMOIN: Il va, tel que nous le connaissons, nous parler de linguistique. De la barre de fraction qui sépare signifiant et signifié à l’intérieur du mot, cela selon la doctrine de Ferdinand de Saussure qu’il regarde comme un maître.
LUI: Il est vrai que ces superpositions me parlent. Qu’elles marquent mes souvenirs les plus anciens, qui restent pour moi les plus précieux. Je me souviens de m’être promené en un certain endroit de la ville, à la nuit tombée, en reconstituant dans ma tête des strophes de La Chanson du mal-aimé. Je disais: “Ses regards laissaient une traîne / D’étoiles dans les soirs tremblants / Dans ses yeux nageaient les sirènes / Et nos baisers mordus sanglants / Faisaient pleurer nos fées marraines…” Je devais avoir alors quinze ou seize ans. Je me souviens de m’être promené, un jour de grand soleil, près de la place Saint-Philippe où était mon lycée, en entendant dans ma tête la trompette de Miles Davis qui jouait Summertime. Je ne l’ai jamais si bien entendue. Si, il y a eu une autre fois. C’était la nuit encore, j’habitais chez mes parents, et ma chambre se trouvait au bout de l’appartement. Tous deux étaient assis sur un canapé, devant le poste de télévision. Je suis passé dans le couloir et je me suis arrêté derrière eux, devant la porte du salon. Le film qu’ils regardaient, c’était Ascenseur pour l’échafaud. Et, de la place où je me tenais, j’ai vu Jeanne Moreau qui marchait seule devant les vitrines illuminées d’un boulevard de Paris et j’ai entendu la trompette de Miles Davis qui accompagnait en off ses pas chaloupés.
ELLE: L’expérience de moments d’extase. De ce que James Joyce appelait des “épiphanies”.
LUI: Je n’irais pas si loin. Je ne suis pas certain de bien comprendre ce que Joyce entendait par “épiphanies”. Je ne suis pas certain que les siennes étaient barrées comme sont les miennes. Mais je voulais parler d’autre chose…
LE TÉMOIN: Au point où nous en sommes…
LUI: Voilà. J’ai un ami qui tient un restaurant sur la darse de Villefranche, dont il a fait aussi un club de jazz. Or, parmi ses clients, parmi ses habitués, il y a des gens qui ont leurs bateaux sur le port. Des yachts à voile ou à moteur, de simples barques de pêche, qui réclament de la part de leurs propriétaires beaucoup d’entretien, si bien que ceux-ci naviguent au large mais aussi qu’ils bricolent ensemble sur le quai, tout le jour durant, avant de se retrouver, le soir venu, à La Trinquette, où ils boivent des bières en écoutant du jazz.
ELLE: J’imagine de belles femmes. Il ne doit pas s’ennuyer, ton ami. Ni toi non plus.
LUI: Oui, des personnes remarquablement belles, bronzées, musclées, libres dans leurs manières, avec du soleil dans les yeux qui rend leurs couleurs plus pâles.
ELLE: Bon, passons, et alors?
LUI: Alors, rien. Je ne faisais que les regarder. Je ne navigue pas, je ne nage même pas, je me sentais extérieur à leur monde. Mais j’entrevoyais, dans cette communauté, un bonheur dont il ne m’importait pas qu’il fût réel ou qu’il ne le fût pas. Une promesse du ciel qui appartenait au ciel mais qui se reflétait ici. Et que je ne parvenais pas à décrire, encore moins à nommer, ce qui m’incitait à penser qu’elle était, de ma part, une pure invention. Jusqu’au jour où j’ai rencontré une chanson, et le clip vidéo où on voyait la chanter la personne qui en était l’auteure. Et j’ai été bouleversé de ce que cette chanson, produite si loin de moi, à l’autre bout du monde, mettait des mots précis, et de la musique et des images sur mon fantasme personnel. Sur ce que j’avais cru reconnaître comme l’objet de mon désir. Écoutez, regardez! Vous allez comprendre…




dimanche 11 février 2024

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



dimanche 4 février 2024

dimanche 21 janvier 2024

Penny Lane

LUI: Un sideman est un musicien de jazz qu’on engage pour enregistrer avec une formation dont il n'est pas un membre permanent. C’est un bon professionnel.
ELLE: C’était un rôle pour toi.
LUI: J’aurais beaucoup voyagé. Je me serais promené à New York, Chicago, Los Angeles avec mon instrument.
ELLE: Quel instrument?
LUI: Disons un saxophone. Ou une trompette.
ELLE: Tu ne sembles pas bien fixé.
LUI: L’important est que je puisse transporter cet instrument avec moi. Dans une boîte ou un sac que je porte en bandoulière, qui ne se remarque pas trop. Et me voilà dans la ville où on m’attend. Le rendez-vous a été fixé par téléphone, plusieurs semaines auparavant, je suis arrivé par avion, j’ai dormi à l’hôtel, maintenant je prends le métro ou un taxi qui me conduit au studio.
ELLE: Ce n’est pas toi le patron.
LE TÉMOIN: Ce n’est pas lui le maître. Ce n’est pas lui qu’on verra en photo sur la pochette du disque. C’est un intermittent du spectacle, un travailleur indépendant.
ELLE: Il a dit, un bon professionnel. Payé au cachet.
LE TÉMOIN: Connu, respecté dans le métier, un excellent technicien, capable de s’adapter aux projets les plus divers.
ELLE: C’est lui qu’on appelle en dernier. Quand le projet est déjà bien ficelé. Au moment de boucler. On se dit alors qu’il manque quelque chose ou quelqu’un. Un dernier participant qui sera extérieur au groupe, extérieur au projet mais qui, par son savoir-faire, permettra que les pièces tiennent ensemble. Que la machine fonctionne. Qui fera vibrer le tout, résonner comme une cloche.
LE TÉMOIN: Un expert. Un médecin qui arrive avec sa trousse au chevet du malade. Un comptable qu’on appelle pour vérifier les comptes d’une entreprise, avant que le fisc ne s’en mêle et emporte les livres. Ou peut-être un serrurier, capable d’ouvrir les portes qu’on a refermées malencontreusement derrière soi, en laissant les clés à l’intérieur. Ou encore un perceur de coffres-forts.
ELLE: Oui, c’est cela. Un perceur de coffres-forts. Dites-moi de quel type est le coffre, dites-moi où il se trouve, laissez-moi le temps qu’il faut et je l’ouvrirai.
LE TÉMOIN: Il dit son prix. Peu lui importe ce qu’on trouvera ou qu’on ne trouvera pas à l’intérieur du coffre. Il ne veut pas le savoir. Ce n’est pas son affaire. L’affaire n’est pas son affaire. Il travaille pour ceux qui l’ont conçue. Il ouvre le coffre, on lui paye le prix convenu, il recompte les billets, puis il s’en va. Ni vu, ni connu.
ELLE: Sans aucune idée de gloire. Il est le Chat botté. Celui qui ouvre le château pour le compte de son maître, le prétendu marquis de Carabas. Celui qui se fait son valet, qui se met à son service, mais qui est plus malin que lui.
LUI: Il est celui qui opère par la ruse plutôt que par la force. Qui tend des pièges. Qui use de stratagèmes compliqués. De mille expédients.
LE TÉMOIN: Il laissera son empreinte en ce monde, mais lui s’efface déjà. Plus tard, on aura beaucoup de mal à retrouver son nom.
LUI: J’aurais voulu être le David Mason qui joue ses notes de trompette piccolo dans Penny Lane des Beatles.
ELLE: Pourquoi? Ce n’est pas toi?

vendredi 19 janvier 2024

Les amants de Nice-Nord

Quand Grégoire est apparu, personne ne savait au juste d’où il venait. Il était le nouvel horloger de la rue des Roses. Dans un quartier comme le nôtre, tout se sait. La boutique était restée longtemps fermée, et la beauté du personnage en blouse grise qui se profilait à présent derrière la vitrine, ou qui venait fumer sa cigarette devant sa porte, avait attiré l’attention de plusieurs d’entre nous.
Des yeux bleus dans un visage mat, des cheveux noirs coiffés en arrière, longs sur la nuque, la taille haute et souple, une fine moustache, un sourire désarmant. Puis, un soir, il s’en trouva une pour le reconnaître sur l’estrade d’un bal. Il jouait du saxophone. Elle a dit: “Mais c’est notre bel horloger!”, et les autres avec elle se sont haussées sur la pointe des pieds pour mieux l’apercevoir.
Dans ces années-là, des bals étaient nombreux à se tenir, le soir, sur les places des quartiers nord, et nous n’en manquions aucun.
J’étais amie avec une jeune femme que j’appellerai Solange. Son mari et le mien travaillaient ensemble. Serge, le mari de Solange, était promoteur immobilier, et Antoine, mon mari, l’accompagnait partout. Nous nous étions connues un soir que Serge avait organisé une réception dans leur villa de l’avenue Chateaubriand. Solange était la mère d’une fillette de deux ans. Elle employait une nurse, du personnel de maison, et il était facile de voir qu’elle s’ennuyait à attendre son mari qui n'était jamais là, ou à recevoir ses clients et ses collaborateurs, ce qui n’était guère plus amusant.
Pour Antoine, c’était une chance d’avoir rencontré Serge et de travailler avec lui. Serge avait une force et une assurances qui parfois me faisaient peur. Il souriait mais d’un sourire sauvage, on aurait dit un loup, et il gagnait beaucoup d’argent.
En plus de la villa de l’avenue Chateaubriand, le couple possédait un chalet à Auron, de taille imposante, où Serge réunissait des personnages toujours un peu mystérieux avec lesquels il était en affaires. Beaucoup venaient d’Italie. Leurs femmes, leurs enfants et leurs voitures étaient voyants.
Nous-mêmes, depuis qu’Antoine travaillait avec lui, jouissions d’une aisance inespérée. Nous habitions un bel appartement avec portes vitrées, parquets aux sols, moulures aux plafonds, baignoires à l’ancienne et loggias fleuries, dans ce bâtiment de la rue Paul Bounin que vous connaissez sans doute, grand et luxueux comme un paquebot de croisière.
À la suite de Solange, je fus admise dans un petit groupe de femmes dont j’adoptai les habitudes. La plus notoire consistait à se baigner à la mer chaque jour de l’année. Du moins, prétendions-nous le faire.
Nous retrouvions à Castel Plage des hommes et des femmes souvent plus âgés que nous et plus assidus aussi. Des fadas, comme on les appelait ici depuis la Belle époque. Il y avait parmi eux des anglaises, héritières directes de la haute tradition touristique, qui fréquentaient les cours de yoga, se protégeaient du soleil, lisaient Virginia Woolf et Alexandra David-Néel et qui s'arrêtaient ensuite, en remontant vers le studio qu’elles avaient loué, pour acheter sur le Cours Saleya des tomates et des figues, un fromage de chèvre et de l’huile d’olive.
Nous retrouvions aussi à ces rendez-vous des techniciens de l’opéra, un couple de maîtres d’école végétariens, disciples de Georges Gurdjieff, des commerçantes du marché qui, pour une heure ou deux, laissaient leurs maris se débrouiller derrière les étals, ainsi qu’un vieil ouvrier en vareuse qui venait à bicyclette.
Il laissait celle-ci au sommet des escaliers et descendait nous rejoindre. Il disait bonjour à chacun, dévêtait un corps maigre et bronzé, à la peau parcheminée, écailleuse comme celle d’un lézard, puis il s’en allait jusqu’au rivage, se déplaçant avec peine à cause des galets qui le faisaient souffrir, tanguer sur ses longues jambes tordues, sur ses pieds fragiles, pour enfin, quand il s’était glissé dans l’eau, nager si bien et si loin qu’on craignait de ne plus le revoir.
Castel Plage était notre lieu de ralliement. Nous nous y retrouvions le matin. Nous y déjeunions souvent d’œufs durs et de blancs de poulet. Qui donc avait pensé à apporter une capsule de sel? Et il arrivait que des garçons qui connaissaient nos maris, que nous avions rencontrés chez Serge, avec qui nous avions dansé au bal, nous y rejoignent.
Solange était petite et ravissante. Elle racontait qu’elle avait été danseuse classique. Que, très jeune, elle avait obtenu un premier prix du conservatoire de Nice, qui lui avait valu d’être engagée pour la saison suivante à l’opéra de Palerme. Qu’elle avait vécu deux années merveilleuses entre Palerme et Naples, auprès d’un amant italien qui faisait partie de la troupe. Celui-ci l’avait présentée à sa famille et à tous ses camarades, jusque dans son village natal. Ensemble, ils avaient pris des autobus pour découvrir la côte amalfitaine. Enfin, ils parlaient de se marier, et cela aurait pu durer toujours si deux blessures consécutives à la même cheville ne l’avaient pas contrainte à regagner la France. Dans les six mois qui suivirent, la ballerine avait dû subir plusieurs opérations, et elle perdit tout espoir de poursuivre une carrière professionnelle.
L’histoire était tellement romantique qu’elle aurait pu servir d’argument à un ballet ou à un film. On y croyait à peine. Pourtant Solange n’en démordait pas. Elle la racontait à chaque personne qu’elle rencontrait, sans que le nom de l’amant — Attilio Cocco —, les lieux ni les dates ne varient jamais, et elle y ajoutait des détails pleins de musiques, de parfums et de couleurs. Et chaque fois, on lui disait: “Mais enfin, tu devrais écrire tout ce que tu nous racontes là, le plus simplement du monde, un chapitre après l’autre, pour en faire un roman”, et Solange acquiesçait en secouant les mèches de cheveux mouillés libérés de son bonnet de bain — vous vous souvenez des photos de Sarah Moon, son visage avait quelque chose qu’on voit dans ses modèles. Elle répondait: “Oui, oui, bien sûr, vous avez raison, je vais le faire”, mais elle ne le faisait pas.
Quant à moi, loin d’encourager ce projet de roman, ce qui m’intriguait surtout, c’était de savoir comment Serge, son mari, prenait la chose. Pouvait-il ignorer qu’elle racontait cette aventure de jeunesse à qui voulait l’entendre, que le nom d’Attilio Cocco y revenait sans cesse et qu’elle l’évoquait comme celui de l’amant idéal? Car le même Attilio devait aujourd’hui poursuivre sa carrière sur les mêmes scènes, et si j’avais été Solange, j’aurais craint que Serge ne le fasse abattre par quelque tueur juché à moto, une nuit où, sorti de l’opéra, celui-ci se serait trouvé à retourner chez lui, ou peut-être à l’hôtel, au guidon de sa Vespa.
Mais non, Solange ne semblait pas craindre Serge. Et d’ailleurs, elle flirtait éhontément avec plusieurs garçons. Ceux-ci nous retrouvaient le matin à la plage et le soir au bal. Ils se relayaient.
La mode était alors aux boîtes de nuit, et Serge ne manquait pas de nous entraîner dans celles où les lumières électriques tourbillonnaient aux plafonds, où les sols étaient de verre et reflétaient les cuisses nues, où le bruit de la musique était assourdissant. Les retours à plusieurs voitures, entre Cannes et Monaco, aux petites heures de l’aube, sentaient l’alcool et le vomi. Ils promettaient la mort. Par quel miracle y avons-nous échappé? Je l’ignore. En plus de quoi, les danses qu’on y dansait étaient désordonnées, animales, tandis que Solange préférait s'adonner à celles qui s’apprennent avec application, où l’on compte ses pas, où l’on varie les postures savantes, et qui supposent une vraie complicité entre les partenaires, qui se tiennent à deux mains, qui se regardent dans les yeux, ou qui ne se regardent pas, qui s’invitent, se refusent, s’esquivent, se rattrapent, et qui, pour finir, se remercient d’un sourire ou d’un mouvement de tête, avant de se séparer dans les directions opposées de la piste, autour de laquelle tout le monde les regarde.
Plusieurs petits orchestres tournaient alors dans les villages de l’arrière-pays et se partageaient, à tour de rôle, les estrades de Nice. On connaissait leurs noms et leurs spécialités respectives. Lequel avait le meilleur accordéoniste? Lequel excellait dans le répertoire du tango et du paso doble? Lequel se souvenait du twist? Lequel aimait la valse? Lequel n’y croyait pas?
Parmi toutes ces formations, celui d’Edmond Lemerle où figurait Grégoire était le plus jazzy. Son jazz était sagement inspiré par celui du Hot Club de France dans lequel Django Reinhardt et Stéphane Grappelli se donnèrent la réplique. Pour autant, il arrivait à Grégoire d’y produire des solos qui faisaient davantage songer à John Coltrane, voire à Albert Ayler. Et puis, après ces morceaux de bravoure qui enflammaient l’assistance, il y avait toujours un moment où notre saxophoniste descendait de l’estrade pour danser avec Solange. Celle-ci l’accueillait à bras ouverts. Et, à les voir, il était facile de comprendre qu’ils étaient épris. Nous nous regroupions alors autour d’eux pour mieux les cacher aux yeux des importuns; pour que, pendant les trois minutes trente-cinq que durait la chanson, ils soient seuls au monde. Et, en les voyant, nous songions toutes alors: “Que Dieu les protège!”

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mardi 16 janvier 2024

Ukraine

Mon père s’appelait Marko. Il avait un frère, de deux ans son cadet, qui s’appelait Mykola. Mon père et l’oncle Mykola avaient ouvert ensemble un magasin de jeux vidéo. Le magasin était assez grand pour qu’ils y organisent des tournois, et ceux-ci attiraient beaucoup de monde. Le soir, quand il était de retour chez nous, mon père dessinait. Nous étions alors réunis dans la cuisine. Ma mère préparait le repas. Mon père et moi étions assis derrière elle, à une table sur laquelle il avait posé sa boîte de feutres et son carnet à dessin. J’étalais près de lui mes livres et mes cahiers. J’apprenais mes leçons et je faisais mes devoirs. Une ampoule électrique pendait au-dessus de nous.
Mon père prétendait surveiller mes devoirs, mais je n’avais guère besoin qu’il les surveille. J'étais un élève attentif. Tout au plus m’arrivait-il de lui donner mon livre en disant: “Fais-moi réciter!” Alors, je récitais et il hochait la tête en me soufflant, ici ou là, un mot qui me manquait. Puis, il me rendait mon livre et retournait à ses dessins.
Plus souvent, c’était lui qui glissait vers moi son carnet à dessin. Je regardais son dessin, je me souviens, sans le toucher. C'était mon tour de hocher la tête. Nous échangions un sourire, je lui montrais mon pouce et chacun reprenait ses occupations, en silence, dans le dos de ma mère.
Des années plus tard, je devais découvrir le Blade Runner de Ridley Scott, et je compris alors que les dessins de mon père s’inspiraient de cet univers onirique
L’odeur de la soupe qui cuisait nous enveloppait aussi bien que la douce clarté de l’ampoule électrique. Enfin, ma mère disait que nous devions débarrasser la table et le repas commençait.
Voilà ce que fut le bonheur de mon enfance. Puis, il y eut la guerre.
Un matin, nous apprîmes que notre puissant voisin avait passé la frontière. Il avait lancé ses chars et son aviation qui bombardaient nos villes. Mon père et mon oncle Mykola furent des premiers à s’engager. Ils partirent au combat. Et je restai seul avec ma mère.
Notre ville fut bombardée et à moitié détruite. Puis, notre ennemi l’abandonna où elle était, dans l’état où elle était, et il alla porter ses destructions ailleurs. Sur d’autres villes.
Alors, chez nous, la vie reprit son cours, tant bien que mal. Nos mères sollicitèrent un employé de la bibliothèque pour nous faire la classe. La bibliothèque avait été détruite. Cet homme était bossu, ce qui le dispensait de partir à la guerre. Notre école aussi avait été détruite. Nos mères avaient aménagé une ancienne écurie où nous nous retrouvions, chaque matin, une douzaine d’enfants, pour réciter les tables de multiplication et pour lire dans les livres disparates qu’on avait pu sauver. Pendant les récréations, nous jouions dans une ruelle, et ces récréations étaient longues. Notre maître les occupait à fumer des cigarettes en lisant, debout, dans un fort volume de Saint Thomas d’Aquin.
Parmi mes camarades, il en était un qui suscitait chez moi une vive curiosité. Il s’appelait Youriy. Il était espiègle, toujours joyeux, capable de réparties qui nous faisaient rire, en même temps qu’il souffrait d’un handicap: il était trop gros.
Sa corpulence l'empêchait de partager la plupart de nos jeux. Il ne s’en plaignait pas et il en pratiquait deux dans lesquels il excellait. Le premier était celui des osselets. Il s'asseyait, le dos au mur, les jambes largement écartées et, entre ses jambes, il faisait voler les osselets, les ramassait, les rattrapait avec une prestesse et une précision vertigineuses. Le second, il l'avait inventé. Il consistait, pour lui, à se coucher sur le dos et, pour nous, à venir nous asseoir à cheval sur son ventre pour qu’il nous fasse sauter en jouant des reins, comme un pur-sang fait sauter un cowboy au cours d’un rodéo.
Cet exercice nous ravissait. Nous formions un rang dans lequel chacun attendait son tour pour occuper la place du cavalier. Puis, un jour, je fis part à ma mère de cette invention, et je fus surpris qu’elle s’en trouvât fâchée.
Toute rouge de colère, elle me dit que ce jeu était indécent. Que nous traitions mal le pauvre Youriy. Elle alerta d’autres mères et ensemble elles allèrent protester auprès de notre maître. Elles exigèrent que désormais il interdise cette horreur. Celui-ci nous fit connaître le verdict parental, mais il ne paraissait pas lui-même convaincu du bien-fondé de cette décision, et puis la lecture de Saint Thomas d’Aquin l’occupait beaucoup. Sans doute était-il plongé alors dans un chapitre particulièrement difficile de la Somme théologique, si bien qu'après quelques jours, les rodéos reprirent de plus belle. Je n’y participais plus mais je continuais d’y assister en sautant sur mes pieds et en applaudissant des deux mains.
J’eusse aimé que l’histoire s'arrête là, mais ce n’est pas le cas. Une nuit, j’eus un cauchemar. Dans le rêve, je dormais chez Youriy, dans un lit étroit placé à côté du sien. Puis, je me réveillais au milieu de la nuit et m'étonnais que Youriy ne fût plus dans le lit qu’il occupait près de moi. Alors, je me levais dans une obscurité presque complète, attiré par une lueur qui venait de la cuisine, et effrayé en même temps par un horrible bruit de succion et de mastication. On entendait, sous les dents, craquer des os.
J'allais jusqu'à la cuisine et là, dans l’encadrement de la porte, je voyais Youriy assis devant la table, qui dévorait, les yeux exorbités, le contenu d’une marmite énorme comme le chaudron d’une sorcière.
Je me réveillai au matin dans mon lit. Ma mère ouvrait les volets comme elle faisait chaque matin. Sa vue me rassura. Je ne lui parlai pas de mon rêve. Mais cet apaisement fut de courte durée. Le soir du même jour, nous vîmes arriver mon oncle Mykola. Il portait l’uniforme. Il était grand et beau dans son uniforme, mais il venait nous annoncer le décès de mon père qui était tombé près de lui, fauché par la mitraille.
Voilà, cette fois j’ai tout dit. Je peux ajouter en forme d'épilogue que, ce soir-là, l’oncle Mykola convainquit ma mère de partir avec moi. Quelques semaines plus tard, nous habitions à Paris, dans une chambre de bonne. Ma mère trouva à s'employer dans une blanchisserie. J’avais emporté avec moi la boîte de feutres et les carnets à dessin de mon père. J’appris à dessiner. Aujourd'hui, on me connait comme décorateur de théâtre. On dit que mes décors ressemblent tous à des paysages de guerre. Mykola a fini par être blessé. Ce fut sa chance et la nôtre. Il est venu nous rejoindre à Paris et il a épousé ma mère.

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dimanche 14 janvier 2024

Blind Willie McTell

LUI: Elle s’appelle Viviane. Elle travaille Porte de Bercy et elle habite rue Caulaincourt. Le soir, elle quitte son bureau à cinq heures et elle rentre chez elle en métro. Elle est rendue une heure plus tard. Hector est alors à la garde de Maïa, qui est allée le chercher à l’école, qui l’a ramené à la maison, qui l'aide à faire ses devoirs, à prendre son bain, qui l'autorise à regarder un ou deux dessins animés à la télévision dans l’attente du retour de sa mère. Mais avant de monter chez elle, au troisième étage où elle habite, Viviane doit faire quelques courses. Michel assure les courses hebdomadaires au supermarché. Chaque samedi matin, il remplit un caddie. Viviane les complète par des achats qu’elle fait, le soir, dans les petits commerces du quartier: des légumes, des fruits, du fromage, des yaourts. Puis, elle prépare le repas en attendant le retour de Michel. Ce moment, au pied de son immeuble, dans les rues alentour, est important pour elle, parce qu’elle mesure alors le changement de la lumière. En été, la nuit semble très loin. Il semble qu’elle ne viendra jamais. L'été, il leur arrive de ressortir avec l’enfant après dîner. Ils se promènent à pied. Ils vont manger une glace. Ils reviennent lentement, en parlant des vacances où ils voyageront dans le sud de l’Italie, où ils loueront un bateau. Tandis que l’hiver, il fait déjà nuit.
ELLE: Et c’est dans ce moment que tu la rencontres.
LUI: Que je l’aperçois. Je ne lui ai jamais parlé. Je ne sais rien d’elle, pas même son prénom que j’ai inventé.
ELLE: Tu l’aperçois à ce moment, en descendant ou en remontant vers les escaliers de la rue du Mont-Cenis, chez ton fils. Et soudain, tu crois tout savoir d’elle, tout comprendre.
LE TÉMOIN: Il ne peut pas se tromper de beaucoup. Et à ce moment, une fois encore, il écoute de la musique.
ELLE: Une chanson se superpose de manière aléatoire à cette rencontre. À l’expérience que tu vis. 
(Ici, on entend les premiers accords de la chanson. Les voix se taisent pour écouter, mais la musique cesse très vite, et les voix reprennent.)
LUI: De manière aléatoire en même temps que nécessaire. Dans mon souvenir au moins, cette musique et l’image de la jeune femme resteront associées.
ELLE: C’est une musique qu’elle ne connaît pas. Qui appartient à la culture de ta génération, pas à la sienne.
LE TÉMOIN: Bob Dylan n’est pas pour elle. S’il lui donnait à l’entendre au moment où il la voit, cette chanson ne lui dirait rien.
LUI: C’est une chanson que Bob Dylan écrit en hommage à Blind Willie McTell, un chanteur de blues qui a bien existé. Il l’enregistre une première fois en 1983, mais il ne la retient pas. Puis, il la reprend en 1991, dans une version où il joue du piano et de l'harmonica, seulement accompagné par Mark Knopfler à la guitare acoustique. Et elle devient alors un classique de son répertoire personnel.
LE TÉMOIN: Les paroles, écrites par lui, évoquent l’histoire de la musique américaine et de l’esclavage. Elles sont très sombres.
ELLE: Ta Viviane est toute jeune. À peine trente ans peut-être. Elle travaille à Bercy, dans les bureaux du Ministère de l’économie. Elle est compétente, bien payée. Elle ne fume pas, ne boit pas, se nourrit de légumes et de fruits. Elle pratique le yoga. C’est une merveille de clarté. Elle fait partie de ce que nos sociétés libérales font de mieux aujourd'hui. De plus civilisé. De plus accompli.
LE TÉMOIN: Loin des guerres et des haines. Des tortures, des civils écrasés sous les bombes. Des otages, des brûlures et du sang. 
LUI: Mais, le soir, quand elle sort du métro, qu’elle est seule, il y a ce moment d’obscurité qui la chavire. 
LE TÉMOIN: Blind Willie McTell était noir et aveugle. Les paroles de Dylan évoquent ce que voit un homme noir et aveugle qui sait la musique et qui chante le blues. Elles disent, par exemple: Seen them big plantations burning / Hear the cracking of the whips / Smell that sweet magnolia blooming… 
LUI: J’entends brûler les grandes plantations / Écoutez les claquements des fouets / Respirez le doux parfum du magnolia qui fleurit…
ELLE: Crois-tu que Viviane ait encore sa chance? Elle est faite pour être heureuse. On croirait que nulle ombre la traverse.
LUI : Sa chance, elle fait tout pour l’avoir. Il n’est pas nécessaire qu’elle entende la chanson de Dylan, qu’elle en saisisse les paroles. Je n’y tiens pas du tout. Le passé est le passé. Que Dieu la protège!



mardi 9 janvier 2024

The House of the Rising Sun

LUI: Durant cette période, il fréquente les surprises-parties. Mais il le fait en dilettante. Il en repart le premier, sans embarquer personne. Et, quand il s’en va, il entend encore les chansons sur lesquelles on a dansé. Et quand il est vieux, qu’il y repense, il se dit que ces chansons ne correspondaient jamais tout à fait avec son état d’esprit du moment. Qu’elles racontaient toujours une autre histoire, et que cette autre histoire se superposait à la sienne.
LE TÉMOIN: Il ne dit pas pourquoi il en repartait le premier. Il passe tout de suite à autre chose.
ELLE: Il en repartait le premier parce que la jeune fille dont il était amoureux ne fréquentait pas les surprises-parties. Elle appartenait à un tout autre milieu. Elle fréquentait plutôt les cellules des Jeunesses Communistes. Depuis l’enfance.
LE TÉMOIN: C’est nouveau, ça.
ELLE: Non, c’est ancien.
LUI: Nous appellerons Arsène le garçon en question.
ELLE: Et nous appellerons Elvire la jeune fille.
LE TÉMOIN : Arsène et Elvire. Il Combattimento di Arsène e Elvire. Nous voilà à composer un madrigal, bon pour être donné à l’occasion du carnaval de Venise, dans un palais du Grand Canal. Il manque le bruit des épées.
ELLE: Aux yeux des autres, Arsène était un cambrioleur. Ses parents étaient morts dans un accident de voiture, ou peut-être avaient-ils été assassinés dans leur chalet de La Colmiane. Ils le laissaient seul avec un peu d’argent, si bien qu’il avait interrompu ses études et qu’il occupait le plus gros de ses journées à jouer aux courses sur l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, tandis que la nuit, il franchissait des murs, il traversait des jardins, il fracturait des portes.
LUI: Arsène s’en allait seul des surprises-parties, il les quittait le premier mais déjà il faisait nuit, et il ne rentrait pas tout de suite chez lui, il faisait un long détour par le bord de la mer. Et il se souvenait alors des chansons sur lesquelles on avait dansé, il y en avait une au moins qui tournait dans sa tête.
ELLE: Et tu dis que cette chanson ne correspondait pas alors à son état d’esprit. Jamais tout à fait. Qu’elle racontait une autre histoire.
LUI: Je parle de la façon dont ces chansons, toujours les mêmes, s’imprimaient en transparence sur sa vie. De la façon dont elles symbolisaient avec certains moments de sa vie, et qu’elles le faisaient de façon arbitraire, toujours aléatoire.
LE TÉMOIN: Elles ne coïncidaient pas avec. Elles ne disaient pas la vérité vraie de sa vie, encore que d’une certaine façon elles prétendaient le faire. Elles se donnaient pour telles. Et il était bien naturel qu’elles y échouent ou qu’elles y manquent, puisqu’elles avaient été composées par d’autres et chantées par d’autres, dans une autre langue qu’il ne savait pas, ou qu'il savait mal, très loin d’ici.
ELLE: Y avait-il une chanson qui symbolisait avec Elvire?
LUI : Toutes, d’une manière ou d’une autre, symbolisaient avec Elvire. Mais il y en avait une au moins qui symbolisait parfois avec elle et parfois avec lui. Quand elle était chantée par une femme, elle racontait l’histoire d’une femme. Et quand elle était chantée par un garçon, elle racontait l’histoire d’un garçon. Les deux s'imprimaient aussi bien. Avec autant de force.
LE TÉMOIN: Ce n’était pas une chanson sur laquelle on avait dansé, mais c’était une chanson qu’il emportait avec lui sur la Promenade des Anglais et qui lui disait qu’à force de fuir l’école et de traîner la nuit, il pourrait bien se retrouver en prison.
LUI: Il fouillait la nuit. Il franchissait des murs, traversait des jardins, courbé en deux, il forçait des portes, cassait des vitres, plongeait une main gantée au fond des coffres. Et il en ressortait la main pleine de bijoux qu’il éclairait avec sa torche.
ELLE: Il fouissait la nuit comme, avec son groin, un sanglier aveugle.
LE TÉMOIN: L’histoire d’Arsène et Elvire n’était pas la sienne. Ses parents n’étaient pas morts. Il ne jouait pas aux courses et il n’était pas cambrioleur.
LUI: Mais, quand il s’en allait la nuit sur la Promenade des Anglais, il y avait dans sa tête The House of the Rising Sun. Parfois chantée par elle. Parfois chantée par lui.




dimanche 7 janvier 2024

Here Comes The Sun

LUI: Il y avait toujours la possibilité de partir à la montagne. Parce que la montagne était toute proche. À l’époque, je n’avais ni voiture ni moto, mais il suffisait de monter dans un autobus et, en deux ou trois heures, tu étais au milieu des cimes.
ELLE: Tu l’as fait souvent?
LUI: Depuis les années de lycée, nous montions faire du ski, mais c’étaient alors des sorties organisées. Nous remplissions des bus. Ces sorties nous ont habitués à la montagne. Elles nous l’ont rendue familière. Mais les escapades dont je parle étaient d’un genre très différent. Il s’agissait de s’absenter.
ELLE: Tu veux dire que tu partais seul?
LUI: Oui, je partais seul et je n’allais rejoindre personne.
ELLE: C’était une habitude? Cela t’est souvent arrivé?
LUI: Oh, non. Trois ou quatre fois peut-être. Et des fois que je confonds. La première, c’était pendant mon année de Terminale. J’étais encore lycéen. J’étais parti au tout début du printemps.
ELLE: Et tes parents ne se sont pas inquiétés de te voir partir ainsi?
LE TÉMOIN: Non, ses parents ne se sont pas inquiétés. Ils avaient cessé de s’inquiéter pour lui. Ou alors, ils s’inquiétaient mais ils ne le disaient pas. Ils lui laissaient toute liberté. Ils avaient jugé que c’était mieux ainsi. Le moyen, pour eux, de faire autrement?
LUI: Déjà, en ville, il m’arrivait d’aller dormir chez un camarade ou un autre. Je dormais plus souvent chez les autres que chez moi. Et mes parents me demandaient seulement de les prévenir par téléphone. Et, tandis que j’allais dormir chez les autres, que nous faisions la fête en l’absence de leurs parents, je savais à chaque moment qu’il était possible de partir pour la montagne, qu’elle n’était pas loin, que le voyage en autobus ne coûtait pas grand chose, et je savais que je le ferais, qu’à un moment ou un autre je partirais. Et cette possibilité était importante pour moi. Elle occupait une place dans mon paysage mental. Elle m’aidait à vivre. Et un jour, je l’ai fait.
ELLE: Je ne te demande pas ce qui te faisait partir. Des histoires de filles.
LUI: Oui, des histoires d’amour. Ou plutôt des histoires toujours du même amour. De la même jeune fille qui, un jour, devait devenir ma femme. Tu dois le savoir.
ELLE: D’un amour malheureux, tu veux dire?
LUI: Est-il un amour qui ne le sois pas? Mais ce n'est pas de cet amour que je veux parler à propos de la montagne. Plutôt de musique.
ELLE: De musique? Je ne comprends pas.
LE TÉMOIN: Il veut toujours parler de musique. Plutôt que de cet amour. Et on ne comprend pas.
ELLE: Qu’est-ce que la musique vient faire ici?
LUI: C’est difficile à expliquer. À la montagne, quand je partais, je ne pouvais pas écouter de musique. Mais tout le temps que j’étais là-bas, des chansons tournaient dans ma tête. Elles résonnaient dans ma tête. Et je les entendais mieux alors que lorsque j’étais à Nice. Je les emportais avec moi. Tu comprends?
ELLE: Je comprends ce que tu dis. Des chansons absentes que tu entendais tout de même. En marchant sur un chemin de montagne, en t’asseyant sur le bord d’une rivière, en ôtant tes chaussures et tes chaussettes pour mettre les pieds dans l’eau.
LUI: Oui, et les chansons alors continuaient d’exister, de vibrer à l’intérieur de moi. Et le plus extraordinaire, c’est qu’aujourd’hui, elles existent encore. Elles vibrent de la même façon. Je peux les réécouter. Elles sont intactes. Je ne le fais pas souvent de crainte de les user, mais c’est une précaution inutile. Elles ne s’usent pas. Avant, il y avait la montagne où je savais que je pouvais partir. Maintenant il y a les mêmes chansons qui me disent cette fraîcheur de l’air, le bruissement des arbres, la clarté de l’eau. Et ces chansons pourtant venaient de tout à fait ailleurs. Je les avais entendues à Nice, mais elles venaient de beaucoup plus loin, d’Angleterre ou des États-Unis, ce qui ne leur faisait rien perdre de leur puissance, de leur efficacité. Ce qui y ajoutait, au contraire. Et il me semble que c’est dans cet espace que j’ai vécu le reste de ma vie. Dans le triangle formé par la Promenade des Anglais, les montagnes que l’on peut voir depuis la Promenade des Anglais, surtout l’hiver, quand le temps est clair et qu’elles sont couvertes de neige, et les chansons de ces années-là. Tu te souviens de Here Comes The Sun des Beatles?

jeudi 28 décembre 2023

Un marionnettiste

C’était à une époque où circulait, entre Nice et Paris, un train de nuit. Je faisais ce voyage souvent, en m’offrant le confort d’une couchette. Mais, cette fois, je m’y étais pris trop tard, et j’avais dû me contenter d’une place assise.
Jusqu’à Marseille, le train s’arrêtait dans toutes les gares et, dans mon compartiment, les passagers étaient nombreux à monter et descendre. Mais, après Marseille, il ne resta plus qu’une jeune femme avec moi, et le train ne devait plus s’arrêter qu’à Lyon, puis encore à Dijon, avant de filer tout droit jusqu'à Paris. Ce serait alors le petit matin et, en descendant du train, je me dépêcherais d’aller commander un café-crème et un croissant dans une brasserie qui ouvrirait à peine.
J’avais reposé mon livre sur mes genoux et je regardais la nuit derrière la vitre quand la jeune femme, qui était assise devant moi, m’adressa la parole. Elle me dit:
— Pardonnez-moi, Monsieur, mais je vois que vous aimez les histoires. Si cela ne vous ennuie pas de m’entendre, j’en sais une que j’aimerais vous raconter.
C’était une très jeune femme. Elle était mince et brune. Elle portait des jeans et une chemise d’un bleu clair, au col largement ouvert. Ses cheveux étaient courts, et son nez aquilin lui donnait l’air intelligent d’un petit mammifère. Le livre que je venais de reposer sur mes genoux était un volume de nouvelles de Jorge Luis Borges, Le Livre de sable. Je lui répondis
— Oui, bien sûr. Mais dites-moi d'abord, est-ce une histoire qui vous est arrivée?
— Non, c’est une histoire que j’ai inventée. Je suis étudiante en cinéma et je dois écrire un scénario. Mais avant d’écrire ce scénario, je dois en présenter l’argument à mon professeur. Ce que je ferai demain, à Paris. 
— Et vous voulez répéter devant moi ce que vous lui direz demain?
— Oui, c’est bien cela. J’ai déjà raconté cette histoire à beaucoup de gens, mais je ne suis jamais certaine que ce soit une bonne histoire. Qu’elle tienne vraiment debout. J’ai toujours l’impression qu’il m’en manque des morceaux. Elle se déroule sur de nombreuses années, dans différents pays, très éloignés les uns des autres, dont je sais les noms et où ils se situent mais où je ne suis jamais allée.
— Ne vous inquiétez pas! Vous aurez le temps de faire le voyage, si votre projet est accepté. Ou plus probablement encore, un autre sera chargé d'inspecter les lieux que vous aurez prévus, de noter des adresses et de faire des photos.
— Et puis, elle concerne des disciplines artistiques que je connais mal, elles aussi.
— D'autres encore combleront ces lacunes. 
— Oui, sans doute, mais il y a pire. Je ne suis pas certaine de bien comprendre les personnages, les vrais raisons de leurs choix. Car c’est l’histoire de certains choix qu’ils font et qui engagent toute leur vie. 
— Sait-on jamais, dans la vraie vie, quelles sont les vraies raisons de nos choix?
— Je le pense aussi. Mais ce qu’on accepte de la vraie vie, il n’est pas certain qu’on l’accepte des histoires qu’on invente. Dans la vraie vie, il faut bien se contenter de ne pas comprendre, pas même nos propres choix. Tandis que, dans une histoire qu’on invente, il faudrait que tout soit logique. Or, dans mon histoire, tout ne l’est pas.
Cette personne était jolie et amusante, avec l'air sérieux qu'elle prenait pour dire les choses les plus simples. Et la nuit serait longue encore. J’ai dit:
— Racontez-moi!
Alors, elle a dit:
— Alexandre Ripoll grandit en Camargue, auprès d’une grand-tante Henriette à qui ses parents l’ont confié lorsqu’il avait sept ans, et qu’ils ont dû partir pour un long voyage. Ce début, voyez-vous, m’a été inspiré par une lecture d’enfance, celle de L’Enfant et la Rivière d’Henri Bosco. Je me demande s’il est bien judicieux de commencer une histoire en reprenant celle d'un auteur aussi célèbre, mais c’est ainsi qu’elle m’est venue à l’esprit. Je ne veux pas le cacher. Dans le roman d’Henri Bosco, le petit garçon s’appelle Pascalet et ses parents voyagent beaucoup pour leur métier, mais ils reviennent toujours, tandis que ceux d’Alexandre ne reviendront pas. Et comme dans le roman d’Henri Bosco, Alexandre est heureux auprès de cette tante, triste de n’avoir pas ses parents avec lui, mais heureux tout de même. Et jamais il ne pose de questions à propos de ceux qui sont partis, il comprend qu’il ne faut pas, jusqu’à un certain jour. 
“Ce jour, ou plutôt cette nuit, intervient quand Alexandre a dix ans et qu'un spectacle de marionnettes est donné sur la place du village voisin. Le spectacle de marionnettes termine le roman de Bosco, d’une manière inattendue et presque miraculeuse. Dans mon histoire, il est l’événement par quoi commence l’aventure.
— J’ai hâte de la connaître! lui répondis-je.
— Attendez! Il faut d’abord que je vous parle du spectacle, de la façon dont il se déroule, des scènes qui le composent, des personnages qu’on y rencontre. C’est très important, et j’en ai une idée assez précise. 
— Prenez votre temps. Je serai un professeur attentif et bienveillant.
— Je vous en remercie. Alors, je commence. En se rendant au village, Henriette explique à l’enfant que son père, quand il était petit, a vu bouger et parler les marionnettes de monsieur Séraphin. Que déjà, à cette époque, celui-ci venait les montrer au village une fois par an. Et qu’à présent il est très vieux, on dit même qu’il ne voit plus guère. Par bonheur, cette année, on annonce qu’il se fait aider par un garçon qu'on ne connaît pas, qu’il a rencontré sur sa route habituelle, qui va du Piémont jusqu’à Perpignan. Et quand Henriette et l'enfant arrivent au village, les habitants sont rassemblés sur la place, assis sur des chaises, devant le castelet de bois qui a été installé sous les branches d’un tilleul. Ils attendent sagement. Puis on entend la musique d’une mandoline qu’on ne voit pas. Et enfin, le spectacle commence. 
Elle a marqué un temps, elle a réfléchi, toujours avec le même air qui me faisait sourire, les lèvres serrées qui lui dessinaient comme les moustaches d'un félin ou d'un jeune mousquetaire, puis elle a ajouté:
— J’ai compté qu’il y a, dans ce spectacle, trois moments. D’abord, la tour d’un château et un chat, debout sur ses pattes arrière, un chapeau sur la tête et un sac sur le dos, qui fait de grands signes et de grandes révérences pour qu’on l’y laisse entrer. Puis, c’est une barque qui navigue sur l’eau d’une rivière, ou d’un estuaire, ou d’une lagune, à la proue de laquelle un homme se tient debout, vêtu d’un chapeau et d'une cape noirs, le visage caché par un masque noir lui aussi, et qui chante d’une voix chevrotante une chanson du Don Giovanni de Mozart, qui dit: Dalla sua pace, la mia dipende; / Quel che a lei piace, vita mi rende; / Quel che le incresce, morte mi dà… Enfin, on assiste à un combat. Deux chevaliers, vêtus de heaumes et de cuirasses identiques, descendus du ciel sur de mêmes chevaux, mettent pied à terre et entament un duel terrible. Ils échangent de grands coups d’épées. Ils sont tellement semblables qu’on ne sait pas les distinguer, mais les coups d'épées font voler tour à tour les différentes parties de leurs harnachements, et chaque fois la surprise de ce qui apparait fait crier et rire les enfants. Car, on découvre qu’on a affaire, d’un côté à un vieillard à longue barbe blanche, épuisé, chancelant, étourdi par la violence du combat, tandis que de l’autre triomphe une jeune fille aux yeux pistache et aux longs cheveux roux.
“Henriette et Alexandre sont arrivés presque en retard et voici qu’ils repartent les premiers. Tandis que, derrière eux, les autres habitants, levés de leurs chaises, s’entretiennent déjà d’autres sujets, ils descendent les rues mal éclairées où les pieds se tordent sur les pavés. L’enfant tient la main de sa tante, il la serre et soudain, en la serrant plus fort, sans lever le menton, sans s’arrêter de marcher, il dit;
— Depuis trois ans que je suis arrivé chez toi, mon père ne t’a pas écrit, et tu es inquiète.
— C’est vrai, je te l’avoue. 
— Maintenant, je sais pourquoi ils sont partis sans moi et où ils se trouvent.
— Comment le sais-tu?
— Les marionnettes me l’ont dit. Tu sais que ma mère est croate?
— Je le sais.
— Eh bien, ils sont allés là-bas en Croatie parce que ma mère est malade. Il ne fallait pas que je le sache, mais elle voulait retourner dans son pays, dans sa famille…
— Et si ton père n’a pas écrit...
— Et si mon père n’a pas écrit, c’est que ma mère n'a pas guéri. Et qu'elle est morte à present.
“Henriette ne répond pas. Ils font encore quelques pas en silence, puis le garçon s’arrête. Il tire la main de sa tante pour qu’elle le regarde, et, cette fois, en levant les yeux vers elle, il dit:
— J’ai eu tellement peur, vois-tu, qu’ils soient fâchés. C’est pour cela que je ne disais rien. Mais maintenant, je n’ai plus peur. Je sais qu’ils se sont beaucoup aimés et qu’ils s’aimeront toujours.”

(Onzo, Liguria)

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