Affichage des articles dont le libellé est Jeunesse. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jeunesse. Afficher tous les articles

dimanche 28 avril 2024

Affaire de style

C’était l’hiver dernier, un dimanche, je me promenais rue Hôtel des Postes, j’ai été dépassé par un groupe d’une dizaine de jeunes punks, en passant ils se sont retournés sur moi et un garçon a ralenti pour me dire que j’étais stylé et je l’ai remercié. Ils étaient beaux, ils me faisaient penser aux jeunes gens grimés et costumés en artistes de cirque qu’on voit au début et à la fin de Blow-Up, debout à l’arrière d’un camion puis qui s’arrêtent dans un parc pour jouer au tennis sans raquettes ni balles. J’imaginais qu’ils avaient pu passer plusieurs heures dans l’appartement des parents de l’un d’eux, un appartement bourgeois luxueux d’où les adultes s’étaient absentés, peut-être à Cimiez, et où ils avaient déjeuné de sandwichs et de Coca en même temps qu’ils s’entraidaient pour se maquiller et se vêtir debout devant des glaces, dans des couloirs, dans des chambres aux armoires ouvertes, dans un salon, dans une cuisine, circulant d’une pièce à l’autre avec un ou plusieurs postes de télévision allumés, et peut-être même de la musique surajoutée, commandée depuis leurs téléphones et jouée sur des enceintes invisibles, sans se parler beaucoup, l’air sérieux, et à présent ils sortaient pour montrer le résultat de leur travail, comme pour défiler (parader) dans les rues grises d’un dimanche d’hiver, où ils marchaient à grands pas, et où ils n’ont rencontré que moi pour leur servir d’admirateur, tandis que j’étais vêtu comme toujours d’un K-Way et d’un bonnet verts avec sans doute une pipe à la bouche. Une connivence. Pourquoi cette rencontre m’a-t-elle rendu si heureux? Je verrais aussi du soleil jouant sur les vitres de l’appartement où ils se préparent le matin pour contraster avec le gris du ciel et des rues désertes aux boutiques fermées de l’après-midi.

samedi 27 avril 2024

L’Algérois

Elle m'avait dit que son cours de danse finissait à six heures, et je lui avais proposé de venir l’attendre à sa sortie. Ensuite, je la raccompagnerais chez elle. Je nous voyais déjà. Le studio où elle prenait ses cours se trouvait sur l'avenue de la Victoire, près des locaux de Nice-Matin, et je savais qu'elle habitait au bout de l'avenue Dubouchage, ce qui nous laisserait une petite demie-heure pour marcher ensemble, à condition de ne pas marcher trop vite. Et elle m'avait répondu que oui, pourquoi pas, mais elle l'avait fait sans me regarder, en tournant la tête, comme si cela n’avait pas d’importance, ou ne devait pas en avoir, comme si elle cédait à une demande un peu absurde de ma part et que déjà elle passait à autre chose, comme si elle ne méritait pas qu’on vienne la chercher à la sortie du cours de danse, qu’elle n’était pas une fille assez jolie pour cela, pas une fille en tout cas qui cherche à attirer l'attention des garçons, ou comme si c’était moi qui ne méritais pas le privilège de le faire, sans doute aussi parce qu’elle était pressée de rejoindre d’autres filles qu’on voyait perchées sur leurs vélomoteurs et qui lui faisaient signe de la main. Et ainsi, à six heures, je m'étais trouvé à l'attendre sur le trottoir opposé, enfoncé dans l'encoignure d'une porte. Je ne voulais pas que ses camarades me voient et qu’ensuite elle soit obligée de leur répondre que non, pas du tout, je n'étais pas son petit ami. Mais plusieurs jeunes filles étaient maintenant sorties, certaines que je connaissais. Elles finissaient de boutonner leurs manteaux, d’attacher leurs cheveux en se disant au revoir, sans qu'apparaisse celle que j'attendais, et comme il faisait froid, j'en étais à me demander s'il était raisonnable que je l'attende encore quand Bernard Lurçat est arrivé à ma hauteur.

Nous étions en automne, il faisait déjà nuit, et Bernard était sorti de l'ombre pour entrer dans la lumière projetée sur le trottoir par la vitrine d’un magasin. Je ne l’avais pas vu venir. Il était en chemise, je crois, comme ignorant ou dédaigneux de ce que c’était le début de la nuit et qu’il faisait froid. Une chemise blanche au col ouvert et aux manches retroussées. Il tenait par le cou une autre fille de notre classe, Élisabeth Condé, et soudain son visage est apparu en gros plan, tout près du mien, et il a dit avec un grand sourire “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” Et la fille qu'il tenait par le cou a ri elle aussi, blottie contre lui, en se tournant vers moi. Et aussitôt ils sont sortis de la lumière et ils ont disparu dans la foule. Alors, pour me donner une contenance, j’ai haussé les épaules, j’ai enfoncé mes mains dans les poches de mon blouson et je suis parti dans la direction opposée.

Cet incident, je n'étais pas prêt de l’oublier, il m’avait ému, parce qu’il concernait Corinne Lanson dont j’étais déjà amoureux alors et dont je devais rester amoureux, mais aussi parce qu’il illustrait la violence des rapports que Bernard Lurçat entretenait avec moi. 

Nous avions dix-sept ans et nous nous connaissions depuis l'âge de onze ans où nous étions arrivés ensemble, en classe de sixième, au lycée du Parc Impérial. Celui-ci était aménagé dans un immense bâtiment datant du tout début du siècle, situé sur une colline, qui regardait la mer. Il avait d’abord servi d’hôtel, plus spécialement destiné à accueillir la famille du tsar venue à Nice en villégiature, puis il avait été transformé en hôpital militaire pendant le Première Guerre mondiale. Son toit était surmonté de coupoles, qui lui donnaient fière allure, et devant sa façade s’étendait un jardin planté de palmiers et orné de pelouses sur lesquelles les élèves pouvaient s’asseoir et même s'étendre pendant les récréations. Pour moi qui venais de l'austère école communale de la rue Vernier, où garçons et filles étaient séparés, c'était un paradis où je me réjouissais de pouvoir demeurer jusqu'à la classe terminale. Dans ce lieu, j’apprendrais tout ce que je voulais savoir, le latin et les sciences mais aussi les techniques du flirt. Les grands élèves nous en donnaient chaque jour d’innombrables exemples, dont la plupart me paraissaient pleins de charme, d’humour et de délicatesse, et que je voulais imiter. Avais-je conscience alors que, pour Bernard Lurçat, il n’en allait pas de même? Car, pour lui, cette année de sixième resterait la première qu’il vivrait en exil.

Nous étions en octobre et les Lurçat étaient arrivés à Nice au mois de juin précédent, quand l’indépendance de l’Algérie fut proclamée et que les Européens qui habitaient là-bas, souvent depuis plusieurs générations, avaient dû fuir, du jour au lendemain, en s'entassant sur des bateaux.

Parlions-nous de cela, Bernard et moi? Et que pouvions-nous en dire? Nous n’étions alors que des enfants! Mais il se trouvait que moi aussi, j’étais né là-bas, ce qui établissait un lien entre nous, qui faisait que Bernard pouvait me prendre pour confident. Et, en effet, je nous revois occupés tous deux à chuchoter, assis au fond des classes, cachés derrière nos livres. Mais il se trouvait aussi que nos histoires n’étaient pas les mêmes. Qu’elles ne coïncidaient pas. Un décalage dans la chronologie des événements creusait une différence considérable, qui devait beaucoup compliquer nos relations, et qui tenait à ce que mes parents, quant à eux, avaient décidé de quitter le sol africain en 1955, c’est-à-dire à un moment où ce qu’on devait appeler la “guerre d’Algérie” ne faisait que commencer.

Cette façon universellement admise qu’on avait alors et qu’on garde aujourd’hui d’envisager l’histoire algérienne est bien sûr mensongère. Cette façon de dire que la guerre d’Algérie a commencé dans les années cinquante revient à oublier, ou à nier, à passer à la trappe le fait que la colonisation de l’Algérie datait alors de plus d’un siècle déjà, et que cette celle-ci, il fallait bien la considérer comme un acte de guerre, puisqu’elle avait été le fait de troupes françaises commandées par Paris, et que celles-ci s’étaient comportées en l’occasion de telle manière qu’elles avaient suscité, de la part des populations autochtones, une haine et une soif de vengeance qui ne pouvaient pas s’éteindre.

Mes parents avaient jugé inévitable l’indépendance de l’Algérie au vu des exactions que les autochtones avaient subies, et plus encore au vu du statut inégalitaire qui continuait de leur être dévolu, et qui faisait d’eux, dans un département prétendument français, des citoyens de seconde zone, et c'était la raison pour laquelle ils avaient décidé de partir. D’en finir une bonne fois avec l’Algérie, comme j’essaie d’en finir ici, “une fois pour toutes”, comme aurait dit ma mère. De laisser cette histoire derrière eux, de refaire leur vie ailleurs, tandis que les parents de Bernard, pour leur part, avaient résisté jusqu’au dernier moment.

Mon camarade ne me cachait pas que plusieurs hommes de sa famille avaient participé aux actions terroristes de l’OAS, qui visaient à retarder autant que possible le départ des derniers pieds-noirs, de crainte qu’avec leur fuite, l’Algérie soit à jamais perdue; et il ajoutait que si lui-même avait été en âge de sortir la nuit pour taper sur des casseroles, pour peindre des slogans sur les murs et même pour tirer au revolver, il l’aurait fait bien volontiers, sans hésiter, le cœur content.

Voilà ce que Bernard m’expliquait et que j’ai cru comprendre. De tels propos faisaient écho à ce que j’entendais dans ma famille où il arrivait que des disputes éclatent au beau milieu de repas de fêtes, où d’autres fois il s’agissait de conciliabules que les hommes tenaient debout, un verre de vin mousseux à la main, dans un coin de salon, tandis que nous autres enfants dansions autour d’eux, au son d’une chanson de Johnny Hallyday jouée sur un pickup, et je me souviens qu’une fois au moins les paroles qui avaient filtré du conciliabule faisaient mention d’un attentat manqué contre le général De Gaulle.

Et tout cela, bien sûr, Bernard ne me l’a pas dit en un jour, à l’automne 1962, quand nous avions onze ans, mais au fur et à mesure des années qui ont suivi, et alors que notre relation s’envenimait, que mon camarade algérois devenait de plus en plus brutal et sarcastique envers tout le monde, et plus acerbe encore avec moi. Et quant à moi, quelle opinion avais-je de lui? Quels pouvaient être au juste mes sentiments à son égard?

Je me souviens que je l’évitais. Je crois que je ne me suis jamais opposé à lui frontalement, que je prenais garde de le contredire, parce que je savais qu’aucun argument n’aurait pu le convaincre, parce qu’il ne voulait rien entendre, parce qu’il était violent, et aussi parce que je ne voulais pas lui faire de peine, parce que je ne voulais pas lui dire, comme beaucoup disaient autour de nous, et comme j’aurais dit aussi s’il n’avait pas été mon ami, qu’il était un fasciste, à quoi il aurait répondu que oui, certainement, ce que je ne voulais pas entendre. Mais ce qui m’avait paru le plus vulgaire, le plus odieux, dans la moquerie qu’il m’avait adressée, ce soir-là, sur l’avenue de la Victoire, quand j’attendais Corinne Lanson à la sortie de son cours de danse — “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” —, c’était l’accent algérois avec laquelle il l’avait prononcée. Tandis qu’aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, quand j’y repense, c’est ce sentiment que j’ai éprouvé alors qui me paraît honteux. 

jeudi 18 avril 2024

Le Château

1.
L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurité en même temps que le vent et la pluie font battre les fenêtres.

2 .
Nous disposions des clés qui ouvraient les hautes grilles du parc. À l’intérieur, d’autres lourdes grilles qui gardaient les entrées de deux cimetières, l’un chrétien, l’autre juif, derrière lesquelles les ombres des arbres montraient des contours indécis. Frémissaient. Tremblaient. Secouaient leurs chevelures. Passerions-nous ces grilles pour nous glisser entre les tombes? Irons-nous là-bas nous perdre, nous engloutir sous les branches tordues? Est-il arrivé que nous le fassions déjà, dans un passé dont seuls nos rêves se souviennent? Et comment alors en sommes-nous ressortis? Fantasmagories. Roman gothique. Changés en cerfs, la tête coiffée de bois.

Au retour du conservatoire où j’allais chercher Madeleine, il fallait arrêter la voiture dans une côte, devant une lourde grille qui fermait l’entrée du parc. J’en descendais et, dans la lumière des phares, je cherchais la serrure, je tournais à grand peine la clé, je poussais de tout mon poids le métal froid qui grinçait, puis je revenais à la voiture où Madeleine attendait, sagement assise sur la banquette arrière, un peu inquiète, la boîte de son violon posée à côté d’elle, sur laquelle elle veillait, ou qui veillait sur elle. Je démarrais, nous passions le seuil de quelques mètres à peine, j’arrêtais de nouveau la voiture, je tirais le frein à main et j’allais refermer la grille derrière nous.

Nous avons vécu ensemble dans l’univers du conte. Nous roulions lentement dans les allées désertes, devant l’entrée des cimetières. Je garais la voiture et, cette fois, nous pouvions nous en aller à pied, en nous tenant la main, la fillette, son violon et moi. En évitant les buissons où s’abritaient les fées, prêtes à nous attraper par les cheveux, à nous tirer par un pied, pour nous métamorphoser en porcs ou en rats.

Nous nous dirigions ainsi vers l’autre entrée du parc où se trouvait l’école, précédée de quelques marches d’escaliers. Sans cesser de parler, à voix basse, comme de crainte de réveiller les morts. Nous regardions la fenêtre éclairée de notre cuisine, quatre étages plus haut, au sommet du bâtiment, où Fanny préparait le repas, où nous la retrouverions bientôt en compagnie d’Olivier qui sortirait alors de sa chambre, étourdi de latin. Qui nous regarderait, tous les trois, comme s’il voyait à travers nous.

De loin, je veillais sur celle dont je gardais, empreint dans mon esprit, le souvenir de la beauté adolescente, qui avait été mon amoureuse, qui maintenant était ma femme, et qui peut-être se montrerait à la fenêtre pour nous faire signe de la main.

Il nous restait alors le même temps à vivre qu’il avait fallu à Ulysse pour faire la guerre de Troie (dix ans) puis pour regagner Ithaque (dix ans encore). Pourtant, déjà dans ces moments, je commençais à me dire: “Voilà ce que j’emporterai avec moi, voilà ce dont je ne manquerai pas de me souvenir quand je serai mort.”

3.
Monologue de Fanny

Un jour Alexandre rentrera dans son ordinateur comme il est rentré dans l’école du Château. On le verra sur l’écran, et on ne saura plus alors si celui qu’on voit est toujours vivant ou s’il est déjà mort. C’est moi qui lui ai montré l’école. Nous nous promenions dans le parc, je lui ai montré le toit par-dessus les buissons qui nous en séparaient, les fenêtres, les cours de récréation plantées d’oliviers et je lui ai montré la mer. Je lui ai dit qu’il devait demander le poste de direction de cette école, puisque ce poste était libre, nous le savions, j’ai ajouté qu’il l’obtiendrait, je lui ai dit que je voulais habiter là avec nos enfants et il a accepté. Je crois qu’il n’en avait pas très envie, et c’est vrai que notre vie a beaucoup changé depuis que nous habitons ici. Je le vois moins, je ne sais jamais très bien où il se trouve, à quel étage du bâtiment qui ressemble à un château; je crois qu’il est dans son bureau et j’apprends qu’on l’a vu à la porte de la classe d’un maître ou d’une jeune maîtresse dont je ne sais pas le nom, avec laquelle il discute vous me direz de quoi, ou dans la cour de récréation, ou dans les cuisines. La nuit, je crois qu’il dort près de moi alors qu’il est redescendu dans son bureau où il a rallumé son ordinateur, l’écran semblable à un hublot, pour voir apparaître quel visage, surgi du passé ou peut-être de l'avenir, comme celui d’un monstre habitant la profondeur des mers, pareilles à celle qui grondent sous nos fenêtres, ou pour lire je ne sais quel article savant écrit dans une langue qu’il n’a jamais sue; ou parfois, au contraire, je ne l’ai pas entendu rentrer et je m’aperçois qu’il dort à mon côté, comme Tristan près d’Iseut, je l’entends qui respire. Et quand Madeleine est malade, qu’elle se plaint dans son lit, c’est toujours moi qui l’entends mais c’est lui qui se lève, comme il faisait pour Olivier. S’il ne réagit pas, je le secoue, je lui donne des coups de pieds et je lui dis: “Madeleine est en train de pleurer, elle est peut-être malade, tu es son père, va la chercher ”, et alors il se lève, il se déplace je ne sais pas comment, sans faire de lumière, à la clarté de la lune qui filtre par les fenêtres, et il ramène Madeleine dans notre lit, ses longs cheveux noirs défaits, les deux bras noués autour du cou de son père, comme une princesse de conte de fées. Il la dépose entre nous deux et ensuite il lui chante une chanson, il lui raconte une histoire de marins perdus sur la mer et qui regardent les étoiles, il cite les noms d’îles inventées, il fait des jeux de mots idiots qui font rire la petite fille, et je lui dis: “Tais-toi, tu vois bien qu’elle dort! C’est la nuit maintenant, toi aussi tu dois dormir, et moi aussi je dois dormir”, et bientôt j’entends son souffle devenu régulier comme celui d’un enfant. J’imagine que c’est ainsi que font tous les hommes. J’imagine qu’il y a un moment où on les perd, où ils vont se perdre dans les différents étages de l’école du Château qui est comme un château de la mémoire où, à tous les étages, on rencontre des fantômes, où on fait des jeux de mots idiots qui font claquer les portes et apparaître des formes livides, des ectoplasmes, des spectres ridicules. La fenêtre de son bureau est tournée vers l’entrée du parc avec ses hautes grilles de fer qui sont fermées la nuit, et vers les arbres souples comme des femmes qui tremblent au travers. Je me demande ce qu’il y guette, quel visage il y voit. Il ne m’en parle jamais. Alors, moi aussi je me tais.

4.
Monologue d’Alexandre

Fanny fait des photos. Elle commence dès le matin à faire des photos, côté sud, du ciel et de la mer, puis elle traverse l’appartement et s’en va vite en faire d’autres, côté nord, des toits de la vieille ville, puis des collines et des montagnes qui forment des gradins du haut desquels celles-ci semblent admirer le spectacle déroulé à leurs pieds, comme font les trois bandits encapuchonnés de Tomi Ungerer, qui se penchent pour admirer la petite fille qu’ils ont enlevée et qui ne tardera pas à prendre le contrôle de leurs vies de brigands pour les ramener dans le droit chemin. Et ainsi, plusieurs fois encore dans la même journée, par les mêmes fenêtres qu’elle ouvre toutes grandes quel que soit le temps qu’il fait. Des photos qu’elle transfère ensuite sur son ordinateur, qu'elle me montre et dont je lui dis qu'elle devrait les publier sur un blog, ce qu'elle refuse de faire. Ceci jour après jour, au fil des saisons, depuis combien d’années maintenant? Si bien que cela pourrait durer toujours, au gré de ce même mouvement pendulaire qui fait aller Fanny d’une fenêtre à l’autre pour saisir le départ du bateau pour la Corse, l’orage qui vient, les avions qui se préparent à atterrir malgré un vent contraire, un cyclone qui se forme à l’horizon, la neige qui saupoudre le Mont Férion, la moindre variation de lumière. Où puiserons-nous la force nécessaire pour, un jour enfin, quitter ce lieu? Ne sommes-nous pas arrivés au bout du voyage? Nous sommes si heureux ici en même temps qu’il nous reste déjà si peu de force. Nous avons parcouru un si long chemin, l'un et l'autre, avant de nous retrouver sous ce toit haut perché comme une manière de pigeonnier, ou de phare, ou de tour de contrôle. Parmi de si terribles dangers, parmi tant de pièges que nous réservait la vie, en butte à tant d'hostilité.
____________
____________

jeudi 28 mars 2024

Un petit chien dans l'ascenseur

C’était au tout début des années 80. Nous habitions au troisième étage d’un immeuble ancien, au 31 bis (Palais Fontana) de la rue Michel-Ange. Un matin, sorti sur notre palier, j’ai appelé l’ascenseur et, quand la cabine s’est ouverte, j’ai trouvé un petit chien tout seul qui jappait à l’intérieur. Il ne semblait pas vouloir en sortir, alors je suis entré dans la cabine avec lui, et nous sommes descendus ensemble. Quand nous sommes arrivés au rez-de-chaussée, je suis sorti de l’immeuble et le chien m’a suivi jusqu’au coin de la rue. Deux hommes marchaient alors dans notre direction, d’un pas rapide. Aussitôt qu’ils nous ont vus, ils ont paru ravis, ainsi que le chien qui jappait de plus belle, mais cette fois d’un air joyeux. Ils m’ont remercié d’avoir retrouvé leur animal. Je n’ai su quoi répondre. Fallait-il que je leur parle de l’ascenseur? L’explication aurait été trop longue et sans doute peu crédible. Je me suis abstenu. Le trio est parti de son côté, et moi du mien.

mercredi 20 mars 2024

Rodolphe: Préquelle (2)

Étais-je amoureux de Valentina? La réponse est oui, assurément. Valentina est même sans doute la seule femme dont j’aie jamais été réellement amoureux. Elle ne l’a jamais su, nous nous connaissions à peine, mais j’ai tout de même participé à des soirées, à des sorties en mer où elle était. Il m’est même arrivé, un certain mois d’août, de rejoindre le petit groupe d’amis dont elle était le centre, dans une villa de Sardaigne qu’on lui avait prêtée.
Je suis un personnage discret. Dans The Misfits de John Huston, je tiendrais le rôle de Montgomery Clift plutôt que celui de Clark Gable. Tout cela se passait après son divorce d’avec Victorien Lussart, et donc après ses premières retrouvailles avec Daniel, pour autant que celles-ci eussent été les premières. Inutile de préciser que Daniel n’était jamais présent aux rencontres que j’évoque. Il ne quittait pas Valberg; ou, s’il lui arrivait de le faire, ce n’était pas pour venir nous retrouver.
J’ai dit que Daniel était une légende. J’énonce là un fait. Je veux dire que ceux qui l’avaient connu au printemps 68, quand tout le monde était communiste, parlaient de lui comme d’un ange qui les aurait quelquefois caressés de ses ailes. À les entendre, les moments qu’ils avaient passés près de lui étaient magiques, ils ornaient leurs mémoires d’un sceau indélébile. Et je les écoutais. Mais cela ne signifiait pas que je partageais leur admiration. Le personnage de Daniel ne m’était pas sympathique du tout, j’éprouvais même à son égard une sainte horreur. J'étais enclin depuis le premier jour à voir en lui l’Ange du Mal. Je percevais sa nature, marquée par la drogue, la transgression, la violence et l’obscurité, à travers la pop music dont on me disait qu’il était très amateur, et cette musique des Doors, de Janis Joplin, de Jimmy Hendrix, était tout ce que je détestais. Tout ce contre quoi, pour ma part, je m'étais construit. Tandis que Valentina, dans mes rêves, avait un goût d’amande.
Après son divorce, elle avait continué d'habiter la villa de l’avenue Châteaubriant que son mari avait fait construire et dont il avait dessiné les plans dans le goût du Bauhaus, et elle n’avait eu aucun mal à trouver un métier. Elle s'intéressait à la mode, elle faisait des photos. Depuis toujours. Elle en avait conclu qu’il lui fallait convaincre de jeunes créateurs de lui confier la conception graphique de leurs catalogues, puis de lui laisser les rênes de leur service de presse. Le programme fut rempli à la lettre, ce qui nécessitait qu’elle voyage beaucoup. Elle le faisait volontiers, parée des vêtements que ces créateurs avaient conçus. “Légère et court vêtue”, aurait-on dit. Un sac en bandoulière. Comme un Chat botté qui aurait grandi. Traversant les halls d’aéroports, attrapant un taxi, avec ses longues jambes nues, des cheveux raides, mi-longs qui lui donnaient un air japonais et des yeux le plus souvent cachés derrière des lunettes de soleil qu’elle choisissait trop grandes. Tout cela en buvant de l’eau, en faisant du yoga et en mangeant de la salade et des graines. Pour autant, quand elle allait rejoindre Daniel dans sa montagne, c'était bien la musique des Doors, de Janis Joplin et de Jimmy Hendrix qu’ils devaient écouter ensemble, pas celle des Beatles, ni celle de Jordi Savall avec qui elle affirmait avoir dîné un soir, à la suite d’un concert, dans un restaurant de Villeneuve-lès-Avignon, et pouvait-elle le faire alors sans boire et fumer elle aussi, jusqu’à perdre conscience?
Et, quand l'accident est survenu, dix ans plus tard, nous ne voulions pas y croire. Il a fallu qu'elle témoigne. Elle l’avait provoqué. De nuit, à quinze kilomètres de Valberg, en pleine vitesse, elle avait jeté contre un arbre le véhicule qu’elle conduisait, provoquant très délibérément un accident auquel Daniel n’avait pas survécu, et dont elle-même était ressortie avec une fracture de la colonne vertébrale qui la condamnait à la chaise roulante pour le reste de sa vie.
Je déteste Daniel et tout ce qu’il représente. Il y a beau temps que je ne suis plus communiste. Elle venait de découvrir qu’Oriane, sa fille, avait une liaison avec lui, et aussitôt elle avait quitté Nice pour venir lui casser la figure, et au lieu de cela, arrivée à Valberg, devant la station-service, elle l’avait fait monter dans sa voiture et ils étaient partis. Et dans mes rêves, aujourd'hui encore, je ne cesse de la voir et de l'entendre, agrippée au volant, hurlant et pleurant sur une route déserte, dans une nuit de printemps que perçait la lumière de ses phares.  

samedi 9 mars 2024

D'autres Michèle Soufflot

Une vieille amie, qui habitait rue du Soleil, tout près de chez moi, est morte il y a un an. Et souvent, en me promenant dans le quartier, je rencontre des femmes de son âge (et du mien) qui lui ressemblent. De loin, quand je les vois, je me dis: “Non, ce ne peut pas être elle”, et je me demande si son souvenir m'égare, ou si c’est le quartier qui veut qu’en effet elles paraissent des sœurs. Une escouade de nymphes vieillies qui se souviennent de leur jeunesse. À quoi ressemblent-elles? Toutes à Michèle Soufflot, ce qui signifie que leurs ressemblances ne sont pas seulement physiques. Elles étaient riches et jolies dans leur adolescence. Elles jouaient au tennis, elles avaient des amoureux, elles organisaient des surprises parties chez leurs parents au cours desquelles, les volets tirés, on dansait sur la musique du Procol Harum. Elles gardent à présent la minceur des danseuses et elles font du yoga. 

samedi 17 février 2024

L’orage

Je me souviens de l’orage, je ne l’ai pas rêvé. Il fait nuit, nous roulons sur la plaine du Var, nous redescendons vers Nice, et au milieu de cette longue ligne droite, l’orage redouble, une pluie battante, diluvienne, comme il arrive qu’on en voie chez nous, de préférence en automne et parfois au printemps; le moteur hoquette, noyé par la pluie; j’ai juste le temps d’arrêter la voiture sur le bord de la route, et dans l’obscurité de la nuit (dans le souvenir, je ne vois les feux d’aucun autre véhicule), nous avisons de l’autre côté de la route la clarté d’un établissement ouvert: un restaurant ou une auberge.

Nous voilà rassurés. Nous quittons la voiture, nous traversons la route bordée de platanes, la tête baissée sous la pluie battante, en nous tenant la main de crainte de glisser, et quand nous entrons dans la lumière de l’auberge, de la pluie plein les yeux et qui nous coule dans le cou, nous voyons que s’y tient un banquet de noces. Une fête de famille qui s’achève, qui s’attarde sans doute à cause de la pluie. Je demande à me servir du téléphone qui est posé sur le comptoir, et j’appelle un taxi. J’obtiens la communication, on me répond que le taxi sera devant l’auberge dans une heure. Pas avant. Dans l’attente, nous commandons des boissons chaudes, de la tisane, pour moi peut-être aussi un petit verre de marc, que nous buvons pour nous réchauffer. Nos vêtements sont mouillés et nos ventres sont vides. Nous revenons d’une promenade qui a duré plusieurs heures dans la montagne, où nous roulions lentement, en nous arrêtant de loin en loin sur le bord de la route, sans sortir de la voiture, pour regarder le fleuve qui déferle sur les galets, les arbres tombés, arrachés par l’orage. Quant à la fête qui s’achève dans la grande salle voisine, nous la considérons d’un peu loin, par-delà la porte grand ouverte qui creuse la perspective, comme dans un tableau de la Renaissance ou ceux de Vermeer et des autres maîtres hollandais du dix-septième siècle. Enfin, le taxi vient nous chercher. Nous montons tous les deux sur la banquette arrière, et une fois que nous sommes parvenus en ville, je fais déposer mon amie chez ses parents, puis je me fais déposer chez moi.

Voilà, le souvenir ne contient pas beaucoup d’autres informations, ce qui n’empêche qu’il m’accompagne depuis des décennies maintenant, et qu’il me procure le sentiment d’avoir vécu là une expérience ultime, d’une puissance magique. Si on me demandait: Qu'avez-vous vécu de mieux dans votre vie, de plus aventureux, quel a été le meilleur passage du film? je citerais ce moment. Un sceau qui aurait été posé sur moi et je crois pouvoir dire sur nous; un seing qui nous unit et dont nous avons aussitôt su que nous l’emporterions dans la tombe; un lieu ou un thème (topos) que nous avons aussitôt habité ensemble, et que nous avons raconté quelquefois, cité quelquefois, ensemble ou séparément, sans pouvoir dire pour autant de quel matériau spécial il était fait, qu’est-ce qui s’y trouve au juste de caché, quelles sont les voix qui s’y font entendre, comme un peuple d’animaux invisibles dans le bois qu’ils habitent, ce que je vais tenter de faire ici, sachant que ce sera ici et maintenant ou jamais, et en sachant aussi que de ne pas le faire n’ôterait rien au fait, à la marque posée sur nous, à sa puissance magique; mais il se trouve que j’ai du temps, que ne l’ayant plus, elle, il me reste du temps que je dois passer, petit, comme on dessine sur le givre, comme on se fait le cœur content, À lancer caillou sur l'étang, comme d’Aragon dans la version mise en musique par Léo Ferré, je le chantais pour elle.

Ce que le souvenir raconte, est-ce bien une histoire? Oui, incontestablement, puisque le récit se découpe en plusieurs moments. Il fait comme le scénario d’un petit film. Mais cette histoire est brève (elle se déroule sur à peine plus d’une heure), il ne s’y passe rien de remarquable, elle ne contient rien de merveilleux, sinon le contraste entre l’obscurité de la nuit d’orage et la clarté du restaurant, entre la solitude des deux jeunes gens que nous sommes, Annie et moi, en panne de voiture sur le bord d’une route, et d’autre part la fête qui est faite aux jeunes mariés par leurs deux familles réunies. Et, si cette histoire s’inscrit bien dans le déroulement de nos existences personnelles, elle n’aura aucune conséquence sur elles, elle aurait pu ne pas se produire, nos vies n’auraient pas été différentes. Si bien qu’on peut se demander pourquoi nous nous en souvenons. Pourquoi elle occupe une place si importante dans nos mémoires (celle d’Annie et la mienne).

Après la mort d’Annie, Michel a ressorti de ses archives un texte en forme de poème qui consigne certaines anecdotes qu'elle a racontées, à lui et à Éliane, à l’époque (début 1979) où ils étaient voisins, habitant sur le même palier d’un immeuble de la rue des Petites Écuries, à Paris, tandis que j’habitais encore à Nice, que je n’avais pas encore quitté la femme avec laquelle j’étais marié pour venir la rejoindre, ce que j’ai fait au mois de juin de cette même année. Celle de l'orage en fait partie.

Or, quand Annie fait ce récit, dix années ont passé (peut-être neuf) depuis que l’évènement s’est produit. C’est un événement déjà ancien, et qui n’a pas eu de conséquences sur nos vies, puisqu’à la suite de celui-ci nous ne nous sommes pas mariés (nous ne devions nous marier que plus tard, plusieurs années encore après qu’elle a fait ce récit), comme le banquet de noces que le hasard nous faisait rencontrer aurait pu nous inciter à le faire, comme il semblait présager que nous le ferions, et comme il aurait sans doute été plus sage que nous le fassions — nos vies en auraient été plus simples, moins douloureuses, et d’autres personnes que nous auraient été épargnées. Mais ce banquet nous est apparu alors comme sorti d'un roman ou d'un film; il ne pouvait pas nous concerner directement; comme si les personnes réunies là avaient appartenu à un autre monde, à une Inde imaginaire. Il n’aurait plus manqué alors à la fête, telle que nous la considérions d’un peu loin, depuis une autre salle, par une porte ouverte à deux battants, que les sitars et les tablas, que le Gange et ses éléphants.

Ce que le hasard des voyages et des nuits te montre, te laisse apercevoir même de loin, comme l’expression d’un autre monde, peut-être irréel, porté par les nuages ou des tapis volants, considère-le avec attention. Car c’est toujours à toi que le hasard s’adresse et s’il le fait, c’est qu’il a quelque chose à te dire. Alors, même si tu crois assister à des fééries, sitars et tablas, même si tu vois le Gange et ses éléphants qui barrissent et s’aspergent d’eau sacrée, s’il te plaît, ne le prends pas à la légère, ne te fends pas de rire, mais tâche de déchiffrer aussi bien que tu peux le rébus qu’il te propose.

Et c’est à ce moment — je veux dire dans les premières années qui ont suivi l'épisode de l'orage, durant lesquelles Annie et moi vivions séparés — que j'ai inventé le personnage de Ferdinand Melia. Je ne vivais pas avec la femme que j'aimais, je savais ne pas devoir y compter avant longtemps ni peut-être jamais, elle ne voulait pas de moi, et aussitôt que j'ai pris mon parti de ce fait, j'ai décidé de devenir maître d'école, ce qui signifiait — j'en avais une claire conscience depuis le premier jour — que ma vie serait désormais aussi peu romanesque que possible. Et comme pour compenser ce caractère par trop raisonnable et ennuyeux de la profession à laquelle je me vouais, de l’existence dans le cadre de laquelle je m'enfermais — comme pour me punir moi-même de l’échec amoureux qui me marquait si fort, comme si j’en étais coupable, ou comme si à tout le moins un défaut de ma personne pouvait en être la cause, qui tenait à une malformation du corps ou une forme de folie — car elle m’accusait de lui faire peur parfois — j'inventais la figure de Ferdinand Melia, qui était tout à la fois l'auteur et le personnage principal de romans d'aventures — en réalité, il s'agirait plutôt de contes, ce que désigne en anglais le mot tales.

Ferdinand Melia est censé être Catalan, né sur l'île de Majorque, il aurait passé trois ou quatre décennies à naviguer dans les mers du Sud, se livrant à toutes sortes de trafics, avant de s'installer à Naples pour écrire ses mémoires. Celles-ci prennent la forme de contes dont chacun relate une aventure que l'auteur a vécue, dont il est censé avoir été l'acteur ou, à tout le moins, un témoin direct, ou dont il n'a pas été le témoin du tout mais qu'on lui a rapportée et dont le caractère curieux, improbable, extravagant, lui paraît mériter qu'il nous en fasse part.

L'important est de comprendre que toutes ces histoires avaient pour thèmes le voyage et l'aventure, quelquefois le mystère (des châteaux, des fantômes, des vampires), tandis que, pour ma part, je ne voyageais pas du tout, et que mon existence était aussi peu aventureuse que possible.

Je restais enfermé dans ma classe, dans un faubourg de la ville. Chaque matin, je donnais des leçons, debout au tableau noir, vêtu d’une blouse grise, et chaque soir, quand mes élèves étaient partis, je corrigeais leurs cahiers. J’évitais de montrer de la colère, d'élever la voix et bien sûr de les cingler (fustiger) avec la badine qui ne me quittait pas, comme j’étais bien souvent tenté de le faire à cause de leur bavardages incessants et de leur ignorance crasse. J'étais alors marié avec une personne aimable et discrète dont j'ai eu un enfant, même si je n'ai pas été pour la mère un bon mari, ni pour l'enfant un bon père, maintenant je peux bien l'avouer, quant à Ferdinand Mélina, il occupait mes nuits. Aussitôt que les cahiers étaient rangés, que la nuit était venue, surtout si c’était une nuit pluvieuse, pleine de parfums d’automne, il vivait à ma place.

Aussitôt que la nuit tombait, aussitôt que des pas claquaient sur le pavé parisien, dans les cours d’immeubles où un double assassinat avait été commis de manière qui semblait d’abord inexplicable, puisque l’endroit où le criminel avait opéré était fermé de l’intérieur (en fait, il s’avèrerait que le coupable était un orang-outan ou peut-être un boa), que le brouillard (fog) envahissait les rues de Londres, que les voiles d’une goélette (schooner) claquaient à la sortie du port, aussitôt surtout que les îles apparaissaient à l’horizon, je n’étais plus moi.

Or, ce que j’essaie d’expliquer, en même temps que je devine combien il sera difficile de le croire, c’est que cette existence aventureuse qui occupait mes nuits — et on imagine l’état dans lequel je me trouvais au matin, quand il s’agissait de reprendre ma classe — était une conséquence directe de la panne de voiture qui s’était produite par une nuit d’orage sur la plaine du Var. C’était là que tout avait commencé. C’était cet événement anodin qui avait déclenché le dédoublement de ma personnalité.

Le jour, j’étais Paul De Santis, modeste et médiocre instituteur de l’école publique, la nuit, je devenais Ferdinand Melia, écumeur des mers, ou alors voyageur perdu dans les montagnes himalayennes, à la recherche d’un royaume — avec bannières et trompettes, moulins à prières, petits singes moqueurs, courant et sautant partout — dont il rêvait de devenir le roi —, cela parce que Marguerite (alias Annie) et moi avions traversé une route déserte, par une nuit d’orage, pour nous abriter dans une auberge où se donnait une fête, sans que je sois capable d’affirmer après coup, de manière certaine, si la fête et l’auberge ont bien existé ou si je ne les ai pas plutôt inventées de toutes pièces, ou simplement rêvées. On rêve tellement d’amour.

Avant cela, dans l’après-midi de ce même jour, nous nous étions promenés sur les routes des vallées supérieures, qui ne sont pas d’abord de celles par où on grimpe dans la lumière, à l’assaut du ciel, mais d’étroites qui s’insinuent à l’intérieur de l’être opulent, suivent les gorges profondes, remontent le cours des torrents, s’enfoncent toujours plus avant dans la pénombre de la montagne, dans les méandres secrets de son corps, dans le ululement des torrents qui déferlent, dans l'intérieur du corps de sa nature immense.

Notre petite voiture avait l’habitude de nous conduire le long de ces canyons et boyaux. Gorges du Cians, gorges du Daluis, elle savait s’y retrouver, les yeux fermés. Il ne faut pas imaginer des courses, des vrombissements de moteur, mais le menu trot d’une souris (Renault 4) partie à la rencontre de telle géante que le vent, là-haut, sur les crêtes aiguës où des arbres se dressent, agitait de frémissements comme de courtes fièvres; une déesse monstrueuse et muette, qui, plutôt par paresse, ou pour se distraire des mornes millénaires d’érosion, nous aurait permis de parcourir ses magnifiques formes.

Quand l’orage éclatait, que la pluie se mettait à tomber, ces routes devenaient dangereuses. À chaque instant, d’énormes blocs de pierre pouvaient se détacher de la paroi creusée et s’abattre sur le toit de la voiture avec l’eau du ciel. Et quand la nuit nous surprenait en même temps que l’orage, nous éprouvions ensemble de délicieuses frayeurs.

Nous étions alors un être double, les personnages d’un conte, Hansel et Gretel, Nennillo et Nennella, comme frère et sœur perdus dans la forêt mais assez malins pour éviter de tomber avant longtemps entre les griffes de la méchante sorcière.

Dans le quartier où j’habite à présent, j’aperçois un homme grand qui se déplace d’un trottoir à l’autre, avec l’air hagard, dès l’aube, quand les maraîchers sont seuls à installer leurs étaux de légumes sur la place du marché. Et chaque fois, je me demande s’il ne s’agit pas d’un ancien instituteur que j’ai connu, il y a bien longtemps, dans une école où j’enseignais, mais tellement amaigri, seul et vêtu comme un pauvre. 
Il porte des pantalons étroits et courts sur les mollets, tenus par des bretelles croisées sur un tricot gris à manches longues, et cette tenue lui donne l’allure d’un acrobate de cirque. Avec cela, des cheveux et une barbe drus et roux, et des yeux bleus très clairs.

Il se tient debout, immobile, sur le bord d’un trottoir, à tanguer comme s’il se trouvait sur le pont d’un navire, puis soudain il traverse la rue et va reprendre sa vigie à quelques pas de là. Il ne semble pas ivre, plutôt fâché. L’air inquiet d’un vieux puritain, sur le point d’embarquer, sur l’île de Nantucket, pour aller chasser Moby Dick où il se trouve, et attentif comme s’il s’attendait à surprendre, non pas une émeute (les rues sont vides) mais le déclenchement d’un désordre cosmique que certains indices lui auraient annoncé. Quelque chose comme une guerre des mondes, façon H. G. Wells.

Dans l’attente, il arrive que son regard s’arrête sur moi, un instant, puis se détourne, et je me demande s’il me reconnaît ou hésite à me reconnaître. Après quoi, il oublie.

Ces sorties matinales signifient, pour mon propre compte, que j’ai passé la nuit sans beaucoup dormir, et que j’attendais le jour avec impatience, jugeant qu’alors je pourrais décemment quitter la chambre où je vis comme un moine ou comme Edmond Dantes, prisonnier dans la citadelle du Château d’If. Car on n’imagine pas de sortir dans les rues, poussé par l’angoisse, à deux ou trois heures du matin. On peut, si on se trouve en ville, s’attarder sur les places, dans les cafés, voire traverser les jardins, jusqu’à minuit et même un peu au-delà. On peut, si on va à la pêche ou marcher dans la montagne, partir avant le jour. Mais entre les deux? On sait, ou on devine le danger qu’il y aurait à surprendre la ville et ceux qui hantent ses rues aux heures où celle-ci ne se reconnaît pas. Le danger de s’y perdre soi-même, et que le jour peut-être ne revienne pas. Que, du coup, il ne revienne jamais.

Sans doute, tout le reste de ce que nous avons vécu, Annie et moi, était-il contenu dans cette nuit d’orage où l’eau du ciel s’est abattue pour sceller notre union, où tonnerres et éclairs nous ont célébrés du haut des nues, où nous avons éprouvé un plaisir enfantin à devenir mari et femme, ou à nous voir annoncer que nous le serions un jour. Et si c’est bien le cas, si l’avenir était déjà écrit en toutes lettres dans l’évènement de cette nuit, cela signifie alors que les souffrances qu’elle a endurées et ma présente solitude figuraient, elles aussi, dans le texte. Et cela me fait obligation d'occuper le temps qui me reste à le lire et relire, à en fouiller les plus lointaines harmoniques, en évitant de devenir clochard, peut-être juste un peu fou.

Aujourd'hui comme hier, l'auberge reste éclairée dans la nuit, l’orage continue de gronder, la pluie déferle sur les arbres d’automne, et nous voici trempés, à jamais heureux et rieurs de nous tenir par la main pour traverser la route.

Fouir la montagne. Fouir le souvenir et fouir la nuit. Quand il fait nuit et quand il pleut, il m’arrive d’aller marcher sur la Promenade des Anglais, et d'écouter alors, sous le capuchon de mon K-Way, Riders On The Storm, qui est la dernière chanson que Jim Morrison enregistre, quelques mois seulement avant sa mort.



dimanche 11 février 2024

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



mercredi 13 décembre 2023

Le meurtre de Michèle Soufflot

Le meurtre de Michèle Soufflot a bouleversé notre quartier. D’abord parce qu’il ne peut être que le fait d’un maniaque, et que ce maniaque, il y a toutes les chances pour qu’il demeure parmi nous, prêt à récidiver. S’en étant pris impunément à elle, il faudra qu’il s’en prenne à d’autres, nous ne manquons pas d’ivrognes et de fous pour lui servir de proies. Il suffit d’attendre que l’occasion se présente. Une nuit de lune vague après la pluie. Et puis, parce que Michèle Soufflot était notre fantôme le plus ancien et le plus assidu.
En toute saison, à toute heure du jour ou de la nuit, il arrivait qu’on la voie marcher seule, parler seule, tourner au coin des rues, d’un pas rapide de quelqu’un qui court à une affaire, vêtue d’une chemise de nuit sous un manteau, les deux mains enfoncées dans les poches du manteau, des chaussettes et des pantoufles aux pieds, tandis qu’elle ne courait après rien ni personne de visible. Un fantôme qui court après d’autres fantômes, voilà ce qu’elle était. Et elle allait ainsi, presque toujours, sans vous reconnaître, sans seulement vous voir, comme si vous n’existiez pas. Mais il lui arrivait aussi de s’arrêter soudain pour vous demander une cigarette et du feu. Dans ces moments, derrière la flamme de votre allumette ou de votre briquet, ses yeux gris semblaient vous vriller l’âme. Et elle vous tutoyait. Vous aviez la surprise de l’entendre vous tutoyer et même vous croyiez l'entendre prononcer votre nom. Aviez-vous donc rêvé? Comment pouvait-elle le savoir? Votre prénom lui sortait de la bouche comme, dans les contes de notre enfance, des serpents sortaient de la bouche des sorcières.
Pour les habitants du quartier, Michèle Soufflot était une figure familière. Ses apparitions étaient intermittentes, pour autant on était habitué à la voir. Il lui arrivait d’entrer dans une boulangerie, en haut de l’avenue Borriglione, pour demander une brioche au sucre, et dans ce cas il y avait toujours, dans la file d’attente, une cliente qui faisait signe à la vendeuse qu’elle paierait pour elle, et la vendeuse, pour n’être pas de reste, ajoutait à la brioche une petite bouteille d’eau minérale. Elle disait “Michèle, il faut vous hydrater”, et Michèle hochait la tête en guise de remerciement et elle s’en allait.
Quand, après quelques hésitations, elle choisissait de s’asseoir sur un banc du jardin Thiole, sous les pergolas croulantes de fleurs, les mères n’écartaient pas d’elle les enfants, encore qu’elle portât sur leurs jeux un regard d’une fixité effrayante, et les enfants eux-mêmes ne semblaient pas s’en soucier. D’ailleurs, elle se levait et repartait bien vite, du même pas saccadé, comme si quelque chose ou quelqu’un l’avait fâchée. Et cette contrariété qu'on lui avait faite était-elle récente ou remontait-elle à la nuit des temps? Elle-même ne devait pas le savoir.
Un soir d’hiver qu’il pleuvait, elle s’était blottie dans le renfoncement d’une porte, et j’ai vu un homme bien mis, en grand manteau, un chapeau mou sur la tête, s’approcher d’elle avec un parapluie, et Michèle, grelottant de froid, s’est aussitôt glissée sous le parapluie, comme si elle n’avait jamais douté qu’un prince viendrait la délivrer de la prison où la pluie l’avait mise, et comme si le grand parapluie noir de ce monsieur eût été un carrosse.
Pour moi, il m’a fallu deux ou trois ans après que je suis venu m’installer ici, au moment de ma retraite, pour que je commence à me dire que ce regard, et parfois même cette silhouette, me rappelaient quelqu’un. C’était une impression très vague et très fugace. Je l’oubliais pendant de longues périodes, et elle me revenait à l’improviste, certaines fois où je l’apercevais de loin. Jusqu’au jour où il est arrivé qu’elle sorte du tabac où elle avait acheté son paquet de cigarettes, elle le tenait encore à la main, quand sur son passage un monsieur de son âge (du mien) a fredonné les premières paroles de la chanson des Beatles. D’une voix très douce, du bout des lèvres, il a dit: “Michèle, ma belle / These are words that go together well”. D’habitude, Michèle n’entend rien, ne voit rien, mais cette fois elle s’est retournée vers lui et un faible sourire, un instant, a éclairé son visage, et ce sourire, un instant, lui a rendu sa jeunesse. Et peut-être est-ce alors que l’ai reconnue.


> Chap. 2 / 7

1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7



mardi 12 décembre 2023

La mercière de Clermont-Ferrand

Normandie, un matin de la fin d'été. Grand soleil et du vent. La maison est largement ouverte sur les prés et, plus loin, sur la mer. Les deux femmes se déplacent d’un étage à l’autre et d’une pièce à l’autre en ramassant du linge sale pour la lessive.
AGATHE: Tu as trouvé un train?
YOLANDE: Oui, celui de 4 heures, je serai à Rouen ce soir. Je dormirai chez maman, elle est prévenue, et demain je rentre à Paris avec Rosette.
AGATHE: Pierre t’attendra?
YOLANDE: Il n’a pas besoin de m’attendre. Je n’ai pas besoin de lui. Nous serons à Clermont mercredi, Rosette et moi, et j’aurai un peu plus de dix jours pour m’organiser avant l’ouverture du magasin.
AGATHE: Tu es sûre de vouloir habiter là-bas? Tu n’y connais personne.
YOLANDE: J’ai besoin de travailler. Et je ne veux pas le faire à Paris, où il y a Pierre, ni à Rouen, où il y a maman.
AGATHE: Tu m’as dit que tu as parlé au téléphone avec la patronne de la mercerie?
YOLANDE: Oui, deux fois, elle est très gentille. Elle se trouve trop âgée, elle voudrait lâcher le pied, et aucune des filles qui travaillent avec elle ne semble en mesure de la remplacer, je veux dire pour la comptabilité et les commandes, ni le souhaiter. Elle veut bien que j’essaie. D’ailleurs, elle restera présente, elle pourra m’aider.
AGATHE: La personne qui t’a recommandée est une amie de Pierre?
YOLANDE: Oui, elle s’appelle Léonie. Nous nous étions vues quelquefois, et Madame Ibari, la patronne du magasin, est sa tante. Léonie savait que je voulais m’installer en province, et comme sa tante cherchait quelqu’un…
AGATHE: Elle savait donc que Pierre te quittait?
YOLANDE: Oui, la plupart de nos amis le savaient aussi. Mais ce n’est pas pour elle qu’il me quitte, si c'est ce que tu imagines. C’est pour une personne que je ne connais pas, et que je ne tiens pas à connaître.
AGATHE: Tu n’as pas l’air d’en vouloir beaucoup à Pierre. Tu n’as pas l’air bien triste.
YOLANDE: J’ai pleuré, d’abord, mais maintenant je ne pleure plus. J’avais vingt-et-un ans quand j’ai rencontré Pierre, il en avait vingt-cinq de plus. Il sortait d’une longue liaison, qui le laissait un peu détruit. Il était séduisant. Je ne lui ai guère laissé sa chance. Trois mois plus tard, j’habitais avec lui dans son appartement de la rue Caulaincourt. Et, deux mois plus tard encore, j’étais enceinte. Il a rencontré sa nouvelle amie à l’université de Louvain, où il donnait un cours une fois par semaine, depuis l’automne. Elle est presque aussi vieille que lui, et elle enseigne la philosophie, elle aussi. J’ai su aussitôt qu’ils étaient intéressés l’un par l’autre. Qu’ils se plaisaient. Ils parlent d’écrire un livre ensemble. Ils sont tombés amoureux. Chacun a trouvé dans l’autre son reflet, son âme sœur. Ils se ressemblent. Pierre me l’a avoué. C’était facile à imaginer. Cela ne se discutait pas. Et d’ailleurs, il compte venir voir Rosette à Clermont-Ferrand aussi souvent qu’il le pourra. Je suis certaine qu’il le fera. Et moi, je crois que j’étais fatigué de la philosophie. J’aimais bien le voir lire, écrire. Mais au fond, ce qu’il lisait et écrivait, et ce dont il discutait des soirées entières avec ses amis, et ce dont il pourra discuter des soirées entières, maintenant, avec cette femme, il me semble que je n’y ai jamais cru.
AGATHE: Il s’agissait d’y croire?
YOLANDE: Je crois que je regardais cela comme un jeu, mais que je n’y ai jamais attaché la moindre importance.


Jérôme, le mari d’Agathe, est revenu de la ville avec leurs deux enfants et des paniers de provisions. On dresse la table devant la façade. On déjeune tous les cinq, en plein soleil et dans le vent. Puis les enfants rentrent jouer dans la maison. Les trois adultes s’attardent autour de la table, dans des poses diverses.
JÉRÔME (à Yolande): Tu es sûre de ne pas vouloir rester ici quelques jours encore? Finalement, nous ne rentrerons au Havre que la semaine prochaine. Cela te ferait du bien.
YOLANDE: Tu es gentil, mais non, c’est le moment du départ. Un jour, j’ai quitté Rouen pour Paris. Maintenant, je quitte Paris pour Clermont-Ferrand. Je ne connais rien à la mercerie, mais cette dame propose de m’apprendre. Sa nièce me dit que c’est une brodeuse de grand talent, et que son magasin est connu dans toute la région.
AGATHE (Un peu alanguie, elle fait signe à Jérôme de lui resservir du vin. Elle sourit à Yolande): Tu as le goût du voyage et de l’aventure.
YOLANDE (avec une moue): Tu te moques, mais c’est vrai. Qu’aurais-je continué de faire, près de Pierre, s’il ne m’avait pas quittée? Je suis sûre qu’il m’a aimée, et peut-être m’aime-t-il encore. Mais je commençais à m’ennuyer à le voir corriger ses copies et préparer ses cours. De plus, je n’aime que moyennement la musique classique. Je préfère les chansons. J’apprendrai à tenir un magasin, et le soir je broderai au point de croix en écoutant la radio. Vous viendrez me voir, et quand nous aurons des vacances, Rosette et moi, vous nous inviterez ici.

> Chap. 2 / 6

1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6

dimanche 3 décembre 2023

Yacine

Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages.
Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières, dont ils revenaient heureux et affamés. Je ne comptais plus les projets que j’avais pu mener à bien durant mes séjours à Concarneau depuis trois ans que nous étions mariés, et que j’y avais pris mes habitudes, et j’y serais volontiers retourné cette année-là encore si ma grand-mère n’était pas morte, quelques mois auparavant, en me faisant l’héritier de cet appartement.
Le notaire me l’avait signifié par téléphone, et j’en avais été surpris. J’avais d’abord cru à un malentendu. Ma mère était sa fille et il m’aurait paru naturel que cet héritage lui revînt, et j’avais une sœur aînée qui aurait pu y prétendre elle aussi. Mais le notaire m’avait rassuré. Il m’avait dit que je n’avais rien à craindre, ni ma mère ni ma sœur n’avaient été oubliées dans le partage, si bien que j’étais désormais l’unique propriétaire de cet appartement, qui était joliment situé dans un petit immeuble précédé d’un jardin, au haut de l’avenue Saint-Barthélemy, dans le quartier nord de Nice.
— Comment comptez-vous en disposer? me dit-il encore. Peut-être le louer, ou le vendre?
Si c’était le cas, il pouvait me mettre en relation avec une agence. Il gardait un excellent souvenir de ma grand-mère, il savait quelle affection celle-ci me vouait, et s’il pouvait m’aider à tirer le meilleur parti de cet héritage, il était tout à mon service. Mais je lui avais répondu que non, que je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire de ce bien qui m'échoyait à l'improviste, comme tombé du ciel, moi qui jusque là n’avais rien possédé, que mes livres et mon matériel à dessin.
— Il faut d’abord que je le voie, ai-je répondu. Que je me rende compte par moi-même.
— Parce que vous ne le connaissez pas? s’était-il étonné. Votre grand-mère l’habitait pourtant depuis longtemps.
Et je lui avais répondu que non, que mes rapports avec elle s’étaient effilochés au fil des ans. Depuis la mort de mon grand-père, ma grand-mère menait une existence à part. Elle vivait dans son monde, ne semblait pas très désireuse de nous voir, et les rares fois où je lui avais annoncé mon passage à Nice, elle m'avait invité à déjeuner au restaurant du Club nautique, où elle arrivait en taxi et repartait de même après avoir payé l’addition.
Le soir-même, j’ai dit à Clotilde:
— Il est probable que cet appartement a besoin d’être rafraîchi. Avant de décider de le vendre ou de le louer, il serait sans doute raisonnable que j’y fasse effectuer des travaux. Il suffira que j’y demeure quelques jours. Je jugerai quels travaux sont indispensables et, s'ils ne sont pas trop coûteux, je m’arrangerai avec une entreprise locale pour qu’ils soient engagés dans les mois qui viennent, en notre absence.
Et comme Clotilde ne protestait pas, j’ai ajouté: 
— Et d’ailleurs, pourquoi ne le garderions-nous pas? Nous pourrions profiter ainsi du soleil et de la plage, deux ou trois fois dans l’année, et le reste du temps, nous en confierions les clés à tes frères ou à quelques amis?
L’idée des clés que nous pourrions prêter à ses frères a emporté la décision. Mais maintenant elle regrettait de s’être laisser convaincre.
L'immeuble était charmant, haut de trois étages seulement, ce qui lui avait donné quelque espoir, ainsi qu’à moi, quand nous étions arrivés, que le taxi nous avait déposés devant la grille; mais ensuite il avait suffi d'entrer, de pousser une à une les portes de l’appartement pour nous rendre à l’évidence. Nous pénétrions dans l’endroit où avait vécu une femme solitaire, atteinte de troubles cognitifs.
Les meubles étaient ceux qui avaient pu y trouver place après qu'elle les avait déménagés de la villa du Lavandou où elle avait habité avec mon grand-père et où elle n'avait plus voulu demeurer après sa mort, et ils y étaient mal adaptés. Déjà, quand elle s’était installée ici, dix-sept ans auparavant, il aurait fallu en refaire les peintures, changer la baignoire et le lavabo, vérifier le système de chauffage, améliorer l’éclairage, réaménager la cuisine; et il était facile de comprendre que ma grand-mère n’avait rien fait de tout cela. Elle s’était contentée de sortir d’une valise les portraits de mon grand père qu’elle avait disposés sur la cheminée où ils se trouvaient encore.
Ma grand-mère avait follement aimé son mari, elle l’avait follement admiré aussi, il était son grand homme, et sa disparition l’avait laissée dans un désarroi qui la rendait indifférente à tout.
— Sans lui, elle se sent perdue, elle est comme une petite fille, disait ma mère, qui ne regardait pas ce trait de caractère comme très glorieux, et qui d’ailleurs, de manière générale, ne se montrait pas très indulgente à son égard.
À plus de soixante ans, ma grand-mère s'était toujours comportée auprès de lui comme une adolescente amoureuse, et il est vrai que mon grand-père était un personnage très séduisant. Météorologiste de profession, il savait tout du ciel et des orages qui s’y concoctent. À côté de cela, il aimait voyager, il jouait au tennis et il nageait beaucoup, partout et en toute saison.
J’avais été très proche de lui — d’elle aussi, par la même occasion, mais de lui d'abord. Il faut dire que j'étais un enfant pas tout à fait comme les autres. Je n'apprenais rien à l'école, je ne réussissais dans aucune discipline, pas même en sport, et mes parents en étaient déçus. Ils évitaient de me faire des reproches, de se mettre en colère contre moi, de me punir ou de crier, sans doute parce que les psychologues et les pédo-psychiatres auxquels ils soumettaient mon cas les convainquaient de s’en abstenir. Mais ce conseil qu’ils leur donnaient ne signifiait-il pas du même coup qu’ils devaient prendre leur parti du retard ou de l’inadaptation que je montrais? Qu’il n’y avait pas à attendre de moi, pour les années à venir, que je fasse beaucoup de progrès? Et ils ne s’y résignaient pas sans en éprouver une tristesse qu’ils cachaient mal, ou qu’ils ne cachaient pas.
Je n’étais pas le garçon dont ils avaient rêvé. Cela, d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours su. Il est arrivé une fois que je surprenne ma mère en train de dire à mon propos que je n’étais pas bien fini. Le contraste était d’autant plus criant qu’Odile, ma sœur, qui était de quatre ans mon aînée, réussissait merveilleusement bien dans tout ce qu’elle faisait, et surtout à l’école. Et ce jour où ma mère, s’adressant à l’une de ses amies, a dit à mon propos cette parole terrible, je me souviens qu’Odile était présente, debout auprès d’elle, et qu’elle hochait la tête en signe d’assentiment. Et dans tous les cas où on lui laissait prendre la parole au milieu d’un groupe d’invités, ce qui finissait toujours par se produire, elle ne trouvait rien de mieux â faire, pour se rendre intéressante, que d’énumérer mes bizarreries. Elle donnait des exemples. Elle disait:
— Tu sais, même les émissions pour enfants, même les dessins animés, il ne les regarde pas en entier. Au bout de dix minutes, il se lève et il s’en va.
— Et où va-t-il ainsi?
— Il va dans sa chambre.
— Et que fait-il dans sa chambre?
— Rien. Il dessine.
Or, jamais de la part de mon grand-père, je n’avais senti cette gêne ou cette tristesse que montraient mes parents. Lui ne faisait pas semblant, il m’aimait comme j’étais, pour ce que j’étais, et il me parlait. Et quand il me parlait, il n’énonçait pas des principes, il ne professait pas des doctrines, il s’adressait à moi.

1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 

lundi 27 novembre 2023

La vie d’artiste

J’étais devant Parade de cirque de Georges Seurat. Nous avions été invités à donner trois concerts aux États-Unis (Detroit, Cleveland, Pittsburgh) et, avant de regagner la France, je m’étais échappé du groupe pour aller voir le tableau qui est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. C'était la première fois que je me trouvais en sa présence, debout devant lui, et cette rencontre revêtait pour moi une importance particulière. Depuis bien des années, j'en gardais une reproduction glissée dans la boîte de mon violon comme d'autres violonistes gardent à cette place des photos de leur femme et leurs enfants. Je n'étais pas marié, je n'avais pas d'enfants, mais je reconnaissais, dans l'atmosphère douce et mystérieuse qui nimbe les personnages, dans le silence de l'œuvre, le feeling qui a présidé au choix de mon métier de musicien. 

C’était un soir d’automne, il faisait déjà nuit, et pour la première fois, je me voyais admis à la classe d’orchestre du conservatoire de Nice. J'avais alors douze ans. J'étais à la fois le plus jeune et le plus inexpérimenté des participants, ce qui signifie que la gageure consistait pour moi à ne pas commettre de fausse note que le chef puisse entendre. J'étais placé au dernier rang des seconds violons, et je prenais soin de ne me signaler en aucune façon, de faire le moins de bruit possible. Mon archet ne touchait pas les cordes, je tâchais tout au plus de tirer et pousser en même temps que les autres. Je me souviens que les cuivres et les bois jouaient la partie principale, ce qui m'a fait quelquefois penser que la partition que nous travaillions alors était celle de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, mais je n'en suis pas certain. Il faut dire que nous n'enchaînions pas plus de cinq ou six mesures sans que le chef nous interrompe, et immanquablement ses claquements de baguette, ses éclats de voix, ses indications s'adressaient aux chefs de pupitres. Du rang où j'étais, je ne pouvais pas les voir mais je remarquais qu'ils n'hésitaient pas à lui répondre, et que ces réponses avaient le pouvoir de provoquer de part et d'autre des éclats de rire. 

J'avais commencé l'étude du violon à l'âge de sept avec une dame qui donnait des leçons particulières, puis j'avais été admis au conservatoire quatre ans plus tard. Mon professeur, qui était premier violon à l'opéra, jugeait mes aptitudes excellentes; mes parents étaient fiers de le savoir, et ils ne cachaient pas l'espoir qu'ils nourrissaient pour mon avenir. En réalité, mes dons n'avaient rien d'exceptionnel et j'en étais conscient. Jamais je ne me suis imaginé capable de faire une carrière de soliste. Je mesurais, en outre, l'incalculable quantité de travail qu'implique une telle ambition, et j'étais d'un naturel plutôt rêveur. Mais jusqu'à présent, je m'étais toujours trouvé seul, mon violon à la main, devant mes partitions, tandis que, ce soir-là, je me voyais admis à l'intérieur d'un groupe d'instrumentistes dont les compétences dépassaient de beaucoup les miennes, invité à les écouter, à les suivre, à les accompagner bien plutôt qu'à faire preuve de mon propre talent. Et soudain, dans ce groupe, je me suis senti heureux.

Ce qui est certain, c'est que nous jouions alors de la musique française. Celle-ci était trop souvent arrêtée, répétée, disséquée, commentée pour dessiner des phrases, mais je n'en étais que plus sensible à la sonorité des instruments. La musique que j'entendais, et dont je me souviens, était à coup sûr fort éloignée de celle imaginée par le compositeur, mais j'y trouvais un charme qu'aucune autre n'a jamais surpassée dans mon esprit. Un charme rêveur comme je l'étais moi-même, plein d'une simplicité quasi enfantine, marqué d'une tendre nostalgie. Pour une raison difficile à expliquer, elle me fit songer à une fête foraine dont le moment s'achève, dont les lumières s'éteignent, dont la musique, ou ce qu'il reste de musique, est entendu de loin. Et je m'y sentis si bien transporté, si à mon aise, que je décidai sur le champ que pourrais devenir, moi aussi, un musicien d'orchestre. Or, c'est ce charme exact que je devais retrouver, trois ans plus tard, dans le tableau de Georges Seurat découvert par hasard. Entre temps, j'avais beaucoup travaillé mon violon, si bien que mon professeur jugea opportun de me présenter au concours d'entrée du conservatoire national supérieur de Lyon. Quatre ou cinq de mes condisciples se présentaient chaque année à ce concours. La plupart jouissaient, parmi notre petite communauté, d'une réputation bien supérieure à la mienne, mais bien peu étaient reçus, tandis que je le fus du premier coup. Dès lors, mon destin était tracé. Je mènerai la vie d'artiste. Et voilà que je retrouvais à présent, dans sa forme originale, le tableau dont j'avais fait secrètement mon emblème.

Il était moins grand que je ne me l'étais représenté, à peine un mètre et demi sur un mètre. Mais je reconnaissais la figure androgyne dressée au beau milieu d'une baraque foraine que quelques lampions à peine éclairent dans la nuit. Sa mince silhouette partage la largeur en deux parties égales. Toute de noir vêtue, elle semble nous regarder. Son visage est-il couvert d'un voile? On hésite à le dire. Il serait inexplicable. Mais sa face apparaît comme une lune pleine dont on cherche en vain à discerner les traits. Elle est juchée sur une petite estrade, et domine ainsi les badauds dont les têtes et les épaules dessinent une frise amusante tout au bas du tableau. Elle porte un capuchon pointu, une veste longue serrée à la taille et des collants qui lui arrivent aux genoux. Elle est munie d'un trombone dont elle ne semble pas jouer, encore qu'elle en garde l'embouchure aux lèvres, mais si elle en a joué, l'instant d'avant, elle le tient à présent abaissée devant elle et devant son public.

Trois autres musiciens apparaissent au second plan, à gauche de la figure principale selon notre point de vue. Eux aussi regardent droit devant, figés, avec des airs absents, comme s'ils ne voyaient rien. Deux petits et un grand. Ils portent des costumes sombres et des chapeaux melons qui donnent à leur allure un caractère funèbre. Une autre figure contrebalance cet effet, celle d'un bel homme bombant le torse, aux cheveux roux et la moustache en guidon, qui se pavane, l'œil sévère, une badine sous le bras, à droite de la scène, au niveau du public, dans un cadre rectangulaire de clarté verdâtre. Il se tient devant nous dans un profil parfait, et son regard passe largement au-dessus d'un enfant vêtu lui aussi avec soin, qui montre un large nœud de cravate bleu, une houppette dressée sur le front et qui lève vers lui un regard intrigué et qui peut être son fils.

> Chap. 2 / 4

1 / 2 / 3 / 4

dimanche 26 novembre 2023

Un bel équipage

Un couple d’adolescents venaient à ma rencontre. Je les ai vus de loin. Déjà je ne voyais qu’eux parmi les autres passants. Leur jeunesse, leur élégance. Ils marchaient sans hâte et ils parlaient sans se toucher, l’air à peine plus grave du garçon tourné vers sa compagne, le visage à peine plus lumineux de celle-ci qui regardait droit devant, sans voir personne. Leur tranquillité. Un bel équipage descendant par un clair matin de printemps l’avenue Borriglione. Puis soudain, sans cesser de parler, il arriva que la jeune fille marque un arrêt. La voilà qui suspend son pas et qu’elle soulève à peine son pied droit, qu’elle le montre.

La jambe pliée au genou comme celle d’un cheval, elle se tient en équilibre. Vêtue comme le garçon d’un pantalon de jogging qui bouffe, d’un pull de coton et de chaussures de tennis, elle montre la chaussure de son pied droit dont le lacet est défait.

La pose me surprend. Je ne la comprends pas.

Le garçon fait un pas de plus, il dépasse son amie, puis se retourne vers elle et s’accroupit, si bien que les autres passants doivent contourner le groupe qu'ils forment et, en passant, ils leur jettent des regards obliques, amusés, attendris, envieux.

À peine a-t-elle baissé les yeux vers lui qui inclinait la tête, qui lui montrait sa nuque. Aussitôt, elle a relevé le front pour regarder de nouveau droit devant, dans le vide, continuant de parler sans que j’entende rien mais avec, sur le visage, le même sourire souverain de la jeunesse, de la tranquille amitié, de cette sorte particulière d’amitié qu’on appelle l’amour, qui est, en même temps qu’un amour de l’autre, celui de l’air frais d’un matin de printemps, du sport qu’ils venaient de pratiquer, de l’usage d’une parole mesurée qu’ils échangeaient sans hâte, d'une manière que j'imaginais précise, et je comprenais alors que le garçon qui me tournait le dos renouait le lacet d'une chaussure de sa compagne, et cette tâche n’a pas pris dix secondes avant qu’il se relève, qu’il reprenne place à côté d’elle et qu’ensemble ils se remettent à marcher. Sans me voir. Sans cesser de parler.

Alors, j’ai failli les arrêter et m’adresser à eux pour leur dire qu’ils devaient savoir, avant d’aller plus loin, que de tels gestes ne s’accomplissent pas impunément. Qu’il y a toutes les chances pour que cette petite manœuvre, par exemple, occupe leur esprit encore quand ils seront vieux. Et même encore quand ils seront morts. Alors, sous les grands peupliers, la nuit, parmi le froid des tombes, elle lui dira: 
— Te souviens-tu du jour où tu as renoué mon lacet, où pour le faire tu t’es accroupi sur le sol en me montrant ta nuque? C’est alors que je t’ai choisi.
— Je me souviens, bien sûr, répondra le garçon. Je savais ton regard sur moi. Mais alors, pourquoi tant d’années d’hésitation, tant de disputes, de refus et de larmes? Puisque tout était dit alors. Tout était su.
— Parce qu’il fallait que le temps passe. Nous étions trop jeunes, comme des anges, ce qui n’empêchait pas que nous étions faits de chair et de sang. Je ne pouvais pas t’épargner les saisons, le vent froid ni la lune...
And the shadowy hazel grove / Where mouse-grey waters are flowing, dit William Butler Yeats.
Et le sombre bois de noisetier / Où les pluies souris-grises ruissellent…
— Tu ne rentres pas tout de suite?
— Non, je fais un dernier tour dans le jardin. Chauffe-moi le lit.

(21 avril 2021)

La Chèvre et le Samouraï

La première fois que nous nous sommes parlés, Annie et moi, c’était à l’automne 1967, nous avions seize ans, et nous étions élèves d’une classe de seconde au lycée Beau-Site. J’avais remarquée la jeune fille mince et noiraude qu’elle était alors, aux cheveux soigneusement tirés en queue de cheval, à la silhouette pure comme celle d’un caractère d’écriture arabe ou d’une branche de figuier, l’année précédente déjà, dans les couloirs du lycée du Parc Impérial, où nos regards sombres s’étaient croisés, et juste un peu mieux que croisés, mais où très vite alors nous avions détourné la tête. Tandis qu’à présent, nous nous retrouvions dans la même classe, et j’étais venu m’asseoir à côté d’elle. J’avais dit: “Je peux, cela ne t’ennuie pas?”, ma maigre expérience m’ayant appris à faire de l'extrême politesse une arme fatale de séduction. Et, cette fois, en effet, la tactique avait marché. Annie avait incliné la tête en signe d’assentiment, comme aurait fait une jeune chèvre. Et, très vite, avant que le professeur commence son cours (à moins que ce ne soit pendant qu’il faisait son cours, ou alors lorsque son cours était déjà terminé et que les autres élèves étaient en train de se diriger vers la sortie, à moins encore que ceux-ci ne fussent alors déjà rentrés chez eux, sait-on jamais), sans que nous le voulions, sans que nous leur commandions aucunement de le faire, nos deux fronts s’étaient rapprochés l’un de l’autre, nous nous étions tournés l’un vers l’autre jusqu’à ce que nos fronts se touchent presque. Et Annie pour la première fois alors m’avait parlé d’Estenc, qui était un hameau de montagne, situé à 1800 mètres d’altitude, dans l’arrière-pays niçois, à la source du Var, le fleuve côtier à l’embouchure duquel la Nice moderne s’était construite, Estenc où elle (Annie) avait passé toutes ses vacances d’été depuis l’âge de quatre ou cinq ans, tandis que moi, je lui avais parlé d’un film de Jean-Pierre Melville qui venait de sortir et dont, depuis que je l’avais vu et revu au cinéma, je m’efforçais d’en reconstituer de mémoire chaque scène, et chaque plan de chaque scène, dans leur suite.

C’était Le Samouraï, film quasi muet qui ne raconte rien d’autre que les derniers jours de la vie d’un tueur à gages, et qui se termine comme on sait par une scène où on voit celui-ci faire mine d'exécuter une sublime pianiste de jazz, au milieu de la piste d’une boîte de nuit parisienne où c’est son tour de se produire, pour en réalité se laisser abattre par la police, dont les inspecteurs qui le guettaient, qui le traquaient depuis des jours, devront constater ensuite que le barillet de son pistolet était vide.

On voit que les mondes que nous portions en nous, et que nous déposions à nos pieds en offrandes respectives lors de cette première rencontre, étaient des plus contrastés. L’un, solaire au possible, tandis que l’autre, d’une obscurité glaciale.

Au-delà de la pose adolescente, que la lecture de Nerval et la fréquentation des films d’Humphrey Bogart avaient sans doute nourrie, d’où tenais-je donc une telle inspiration? Je n’avais pas eu, hélas, à la chercher beaucoup.

En 1967, l’indépendance de l’Algérie était vieille de cinq ans à peine. Là-bas, mon grand-père maternel avait exercé depuis son très jeune âge le métier de maréchal-ferrant sur l’hippodrome du Caroubier, à Hussein-Dey, où moi-même j’étais né. J’ai découvert sur internet un témoignage le concernant, dont je ne peux pas mieux faire que d’en reproduire ici quelques lignes, non sans en repeigner les phrases. Elles disent ceci: 

”Et voilà que j'arrivais devant une forge, c'était celle de Monsieur Lucien De Santis. Eh oui! Le papa de Maité. Figure emblématique du Caroubier, aimé et chéri de tous. Je le revois comme s'il était devant moi, accompagné de son inséparable frappeur (c’était le terme qu’on employait), dont je ne me rappelle plus le nom. Il rendait beaucoup de services à la communauté. Mis à part l'exercice de son métier, qui consistait à ferrer les chevaux de course, avec des fers qu'il forgeait lui même et qu’il ajustait, soit à la forge, soit à l’écurie des propriétaires où ils se rendaient ensemble, le frappeur portant une petite forge sur son dos, tandis que lui, (Lucien) l'enclume sur l'épaule et de l'autre main un panier contenant les outils: marteau, couteaux, tenaille, limes et clous. Il faut dire qu'il n'avait pas la corpulence d'un danseur étoile. Il n’avait pas non plus besoin de s’exercer aux poids et haltères. Pas très grand, toujours coiffé d'une casquette, il en imposait par ses biceps. Je disais que cet homme était une figure emblématique du Caroubier. Son activité consistait aussi à forger des ferrures pour consolider les sulkys détériorés par des chocs ou par l’usure. Et puis, quand les chiens se mettaient à tourner sans cesse en essayant de s'attraper la queue, les gens allaient le voir aussi pour qu'il la leur coupe. Il chauffait alors un couteau sur la braise de la forge, et hop, d'un seul coup de marteau, plus de queue. Pour les oreilles, c'était pareil. Il les coupaient en pointe, pour éviter qu’elles ne touchent le sol et ramassent toutes sortes de tiques. Ce brave monsieur faisait également office, de temps à autre, de chirurgien. Chaque fois qu’un cheval devait être castré, pour des raisons évidentes d'agressivité envers les autres chevaux ou parce qu'il s'intéressait de trop près aux juments, on faisait appel à lui. Monsieur De Santis (on l’appelait aussi Monsieur Lucien) était vraiment un homme indispensable dans le quartier. La cadence régulière du marteau frappant l'enclume était un bruit agréable à entendre et j'aimais humer l'odeur de la fumée de charbon qui sortait de sa forge, ainsi que celle de la corne brûlée lorsque le fer, encore chaud, était appliqué sur le sabot du cheval pour qu'il en épouse bien la forme.”

Les derniers mots de ce témoignage, évoquant le bruit et l’odeur de la forge, correspondent à l’un des rares souvenirs directs que je garde du pays où je suis né. Pour le reste, je ne fais que rapporter ce qu’on m’a dit. Mais ce jour-là, nous étions dans la cuisine de notre appartement niçois, ce devait être en juin, au plus tard juillet 1962. Mon grand-père et ma grand-mère venaient d’arriver d’Alger par le bateau. Mon grand-père était assis sur une chaise. Tout droit et lourd. Les deux mains posées sur les cuisses. On aurait pu croire qu’il méditait, silencieux. Il était bien plutôt abruti par la violence et le chagrin. Puis, à un moment, il s’est mis à parler, sans se soucier de savoir si quelqu’un l’écoutait. Je crois que j’étais le seul alors à l’écouter, debout devant lui, entre ses jambes. Dans mon souvenir, au milieu des autres, il parle pour moi seul, mais sans me regarder. Il parle de cet employé qu’il avait, que le témoignage précédent évoque, dont le prénom pouvait être Saïd. Il raconte que celui-ci, deux ou trois jours auparavant, lui a dit: “Lucien, il faut que tu partes ?” À quoi mon grand-père a répondu: “Et pourquoi je partirais, Saïd? Je ne suis pas bien ici? J’ai fait du tort à quelqu’un? 
— Lucien, il faut que tu partes, a répété Saïd. Parce que sinon, moi je t’égorge, et j’égorge aussi ta femme et ta fille Maïté.
— Toi, tu nous égorges? Et pourquoi ferais-tu cela, Saïd? Tu veux rigoler? Où tu veux que j’aille? Tout le monde ici me connaît, depuis toujours. Et toi et moi, nous sommes des camarades.
— Tais-toi, Lucien, ne parle plus, c’est pas la peine. Je te dis que tu prends ta femme et ta fille par la main, vous remplissez une valise, et demain vous êtes sur le bateau. Sinon, tu comprends, il faut que je vous égorge. J’en ai reçu l’ordre. Sinon, c’est moi qu’ils égorgent. Tu m’entends, Lucien?

Et pendant les cinq années qui s’étaient écoulées depuis lors, j’avais appris que je devais me taire. Que les Français de métropole, quand ils s’adressaient à nous, n’attendaient surtout pas que nous leur parlions de ce que nous avions vécu, ou de ce que nos parents avaient vécu. Ils n’avaient que faire de nos témoignages. Ils savaient. Et ils attendaient que nous nous déclarions partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie, selon qu’eux-mêmes étaient partisans ou adversaires de l’indépendance de l’Algérie. Et d’ailleurs, ceux qu’on appelait les “pieds-noirs”, qui auraient dû être notre famille, se comportaient de la même manière. Aucune parole n’avait de sens pour eux, aucune ne pouvait être reçue, que celle qui consistait à dire dans quel camp vous vous rangiez. Autrement dit, quel mensonge vous choisissiez d'endosser plutôt que l’autre. Et si vous refusiez de choisir votre camp, parce que vous refusiez de mentir, alors vous vous retrouviez dans la même situation que le personnage de Jean-Pierre Melville incarné par Alain Delon, à propos duquel un exergue affiché sur l’écran dit qu’Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï, si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle, peut-être.

(7 septembre 2020)

vendredi 24 novembre 2023

Il neigeait

La nuit, la fenêtre éclairée au dernier étage de l’immeuble qui s’élevait de l’autre côté de la cour paraissait suspendue dans le ciel. D’où je me tenais, je ne voyais qu’un plafond. Selon mon humeur, il m’arrivait d’imaginer dans ce décor des scènes d’amour ou d’étude. Puis la révolte éclata. Elle fit des centaines de victimes dans les rues étroites de la vieille ville, alentour du palais, et j’appris par les journaux que la fenêtre éclairée en figurait le centre.

Ce logement était celui d’un jeune professeur de philosophie venu d’ailleurs. Les réunions avaient lieu dans la pièce éclairée qui lui servait tout à la fois de chambre et de bureau. On racontait qu’il offrait du thé et des cigarettes à ses hôtes. Que, parfois, pour des raisons de sécurité, le groupe préférait se partager le lit et l’unique fauteuil dans l’atmosphère empuantie par le tabac, jusqu’au matin.

Une jeune femme fut arrêtée, porteuse d’une bombe. Elle avait été l’élève du philosophe et sa maîtresse. Je n’étais qu’un magister de l’école publique et, quand j’avais préparé ma classe du lendemain, que ma femme et mes enfants dormaient, que tout était éteint et silencieux chez moi, et même quand il neigeait, quitte à m’emmitoufler dans quantité de chandails et de cache-nez et me coiffer d’un bonnet ridicule, je sortais fumer une pipe sur mon balcon.

La prudence et la fatigue, presque un dégoût, m’avaient empêché de me mêler à la révolte, mais je songeais au philosophe. Son portrait et celui de la porteuse de bombes furent publiés dans les journaux. C’étaient des photos déjà anciennes. Elles montraient un jeune homme et une jeune fille dont on aurait pu croire qu’ils étaient frère et sœur, des êtres à peine sortis des forêts imaginaires de l’enfance, d’une légèreté, d’une transparence presque irréelles.

Comme pour me rendre le personnage du philosophe plus proche encore, le hasard voulut que je me souvienne d’une étude concernant Guillaume d’Ockham qui était parue, signée de lui, quelques semaines auparavant, dans une très savante revue de l’université. Son nom m’était alors inconnu mais, pour le plaisir ou par défi, j’en avais annoté le texte difficile au crayon rouge.

_______________
_______________

jeudi 23 novembre 2023

Jeunes amants

Elle est autrichienne et lui français et ils voyagent en Italie. Ils se confondent, tant que dure l’été, à la foule des touristes. Puis l’été se termine et ils continuent de se déplacer d’une ville à l’autre, avec obstination, comme si, plutôt que d’admirer les vestiges du passé, ils avaient à cœur d’égarer quelque improbable poursuivant.

Un matin ils descendent du train, on les voit apparaître sur le quai d’une gare, les bras encombrés de valises et de cartons à chapeaux. Le nom de la ville importe peu. Elle est ancienne mais de moindre prestige. Ils y louent une chambre. Deux jours se passent avant que la jeune femme évoque le nom d’un médecin. C’était un ami de son père, il a quitté Salzbourg avant que la guerre n’éclate, il demeurerait ici. Elle se souvient du son de sa voix, qu’il s’adressait à elle comme si elle eût été une grande personne. Pas grand, le regard clair derrière des lunettes cerclées, épaisses comme des loupes.

Son ami l’encourage à lui faire une visite. Elle hésite ou feint d’hésiter, car, après coup, il est permis de se demander si ce voyage n’a jamais eu d’autre but pour elle que de retrouver cet homme. Et le nom du personnage figure bien dans l’annuaire du téléphone, mais plutôt que médecin on voit indiqué qu’il est psychanalyste.

Les voyageurs se serrent à l’étroit dans une cabine téléphonique. Ils se gênent. La mine de leur crayon casse, alors ils déchirent la page où figurent le nom et l’adresse qu’ils cherchaient. Ils sortent de la cabine, traversent le café et filent dans la rue d’un pas raide et rapide, en évitant de se frôler, que leurs regards se rencontrent. Puis, quand ils sont assez loin pour ne plus craindre qu’une main se pose sur leur épaule (le manteau ouvert qui les désigne, la coiffure défaite et qu’ils sont essoufflés), ils réduisent leur allure et de nouveau paraissent semblables à tant de couples de jeunes mariés à leurs voyages de noces.

Jour après jour, ils s’approchent davantage du lieu où le docteur habite. Un après-midi enfin ils découvrent la place, celle-ci ornée de platanes, fermée au sommet de sa pente par une rangée de maisons flanquant une chapelle à la façade lisse. Ils se gardent d’avancer.

Irina Reger est le nom de la jeune femme. Elle fixe le scénario. Le lendemain à la même heure, ils reviendront ensemble. Ils s’avanceront jusqu’au seuil de la place où ils se tiennent à présent. Ils se diront au revoir, il la laissera partir, traverser cette place dans la clarté d’automne nimbant sa silhouette. Il la verra alors comme marcher sur l’eau. Et le jeune homme accepte.

Elle lève une main gantée et sonne, la porte s’ouvre presque aussitôt. Une première visite qui dure jusqu’à la nuit tombée. Après quoi elle revient vers le jeune homme qui l’attendait, elle pose un baiser sur sa joue. Où iront-ils dîner? Déjà elle l’entraîne. Ils ont pris l’habitude d’une trattoria où l’on sert de la soupe de haricots dans des bols et dont ils ne repartent pas sans que René ait fini sa carafe de vin rouge.

D’autres visites s’en suivront, bien sûr, jusqu’au jour où il sera admis qu’Irina est devenue une patiente du docteur Paul Atzbacher, ce qui signifie qu’à peine entrée chez lui elle ôte son chapeau et s’allonge sur son divan pour lui livrer ses pensées les plus intimes, dans lesquelles il est facile (et comme inévitable) d’imaginer que la personne de son amant (elle le nomme à présent son amant plutôt que de son fiancé), les relations qu’elle entretient avec lui, occupent une place importante. Il n’est pas de projets qu’ils puissent avoir conçus ensemble, au premier rang desquels celui de se marier, qui ne soient désormais suspendus au silence de cet homme – un personnage que le malheureux garçon n’a jamais vu ni ne verra jamais mais qu’il se figure inévitablement penché sur celle qu’il aime, le visage grave, comme on verrait un chirurgien, ou peut-être un dentiste, tandis qu’elle lui confie tel souvenir d’enfance: la couleur d’une robe choisie pour le goûter. “C’était l’été de quelle année, oui, dans notre maison de Mittersill….”