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La vie d'artiste, 2

Et comme je me trouvais devant Parade, je me suis souvenu des deux jumelles. Je me suis dit qu’elles auraient pu figurer sur cette estrade, elles aussi, parmi les autres personnages. Qu'elles auraient bien fait dans le tableau.

Qui étaient les deux jumelles? Impossible de ne pas les connaître quand on avait fréquenté le conservatoire de Nice. Celui-ci était encore logé à la villa Paradiso. Elles avaient six ans lorsque j’en avais douze et elles étaient élèves de la classe de danse. Je crains de n'avoir jamais pris le temps de m'entretenir avec elles, autrement qu'une fois ou deux, dans un couloir, pour leur indiquer le numéro d'une salle quand elles étaient perdues, mais je les apercevais souvent, et surtout j’entendais parler d’elles par ma mère qui, à l’exemple des autres mères, s’intéressait de près à leur histoire. Car ces fillettes n’étaient jamais accompagnées ni attendues que par leur père, et comme celui-ci était un homme de haute taille et de forte carrure, à l'air sérieux et aux yeux bleus qui lui faisaient un regard innocent, et comme les fillettes étaient invitées à tous les anniversaires, et comme le soir, dans les maisons où il venait les chercher, il ne manquait pas de recueillir certains conseils concernant leur éducation — “Je les couche très tôt et je leur raconte une histoire, mais le matin, pour leur faire avaler quelque chose avant de partir à l'école, je n'en viens pas à bout", ou encore “Il me semble qu'elles bégaient, quand elles parlent entre elles, je ne les comprends pas toujours” —, il ne fallut pas plus d'un an ou deux pour que l'on sache tous leurs secrets.  

Vincent Schifano (c'était son nom) s'était marié tard à une femme beaucoup plus jeune que lui. Quelques mois après leur mariage, elle avait accouché de ces deux enfants, et à peine plus tard elle avait disparu. Et depuis, elle n'avait jamais plus donné de nouvelles. Où était-elle cachée? Était-elle partie avec un autre homme? Et cet autre homme, l'avait-elle connue avant son mariage? On était trop poli pour poser ces questions. Monsieur Schifano aurait été bien en peine d’y répondre. Mais cela n’empêchait pas de murmurer entre soi quand le trio était parti.

Elles s’appelaient Clémence et Aglaé. Monsieur Schifano les élevait donc seul. Il y mettait tout son cœur, toute son intelligence, mais sans doute la crainte ne le quittait-elle pas qu'en grandissant celles-ci ne se dévergondent comme avait fait leur mère. Or, comme elles ne ressemblaient pas du tout à leur père (qui était très beau, on l'aura compris), il fallait supputer qu’elles ressemblaient à celle-ci. Ce qui voulait dire qu’à travers elles, Monsieur Schifano gardait de l’absente une image obsédante contre laquelle il devait se prévenir. Il était entrepreneur de peinture, il conduisait une voiture imposante et son adresse était dans une résidence luxueuse de Gairaut. Les fillettes, quant à elles, étaient gauches, sans grâce, habillées avec des vêtements qui les vieillissaient et qu’une femme n’aurait pas choisis. Les autres mères leur voulaient du bien, raison pour laquelle elles étaient invitées à tous les anniversaires.

Quand je suis parti à Lyon, des témoignages concordants indiquaient que la danse classique ne leur convenait pas. Qu’elles s’y montraient inaptes, indifférentes. Leur professeur ne voulait pas les garder. Leur père insistait. Il disait qu'il voulait pour elles ”le meilleur”, et ”le meilleur”, selon lui, ne pouvait être que la danse classique. Il gagnait une année après l'autre. De mon côté, mes parents avaient loué pour moi une chambre de bonne près de l’église Saint-Bruno des Chartreux. Ils me manquaient. Le soir, je descendais à une cabine téléphonique, au coin de la rue, pour les appeler. Je demandais des nouvelles de tout le monde. Je voulais qu’ils me racontent leurs sorties, leurs repas, l’école de ma petite sœur. Puis, pour que la conversation ne se termine pas, je demandais des nouvelles des fillettes. Nous nous moquions un peu. C’était pour rire.

Les années sont passées. Désormais, je disposais d'un téléphone mobile, un Nokia. La communication avec mes parents était plus facile. Et ainsi, j’appris un jour qu’elles avaient quitté le conservatoire et qu’elles s’étaient converties à la danse moderne. Des mères amies avaient conseillé à Monsieur Schifano un club de la rue Cassini – oui, oui, je le voyais très bien, nous n’habitons pas loin, dans la vieille ville. Et d’après les mêmes mères, qui avaient leurs entrées dans ce club, les fillettes s’en trouvaient bien. Elles y réussissaient à merveille. Désormais, elles s’habillaient comme des jeunes filles à la mode. Elles tenaient les premiers rôles, elles entraînaient les autres. C’était le bonheur.

Puis, vint pour elles, et toujours pour elles deux, l'époque des résidences d'artistes. Elles étaient passées de la danse moderne à la danse contemporaine. Elles commencèrent à voyager. Naples, Londres, Paris, Hambourg. Elles participèrent à différents spectacles. Elles attiraient l'œil de chorégraphes en pointe. Les amies du conservatoire tenaient la chronique de leur ascension. Elles continuaient de répondre gentiment à toutes les invitations. Et ainsi, un beau jour, elles se trouvèrent à danser Parade.

Elles avaient dix-neuf ans. C'étaient désormais les plus belles filles du monde. Impossible de distinguer l'une de l'autre, ce qui ajoutait à leur charme. 

> Chap. 3

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