Je me rends compte à présent que j’ai dû passer pour un drôle d’individu, un type bizarre et un peu inquiétant. Nina me l’avait dit, je ne voulais pas le croire, et puis, il y a quelques jours, elle m’a montré sur son téléphone des photos où on me reconnaît. Elles avaient été prises quand j’habitais rue Dabray et que je passais mes journées et mes nuits à arpenter les rues. Elles figurent sur les comptes Instagram d’abonnés qui s'intéressent aux styles vestimentaires de ceux qu’ils rencontrent dans les rues, dans différentes villes du monde, qu’ils soient jeunes ou vieux pourvu qu’ils fassent preuve de goût et d’inventivité dans la façon de se vêtir, et moi je figure parmi eux encore que je ne sois jamais habillé que de noir. Sans doute est-ce à cause de ma grande taille, de ma maigreur, de mon visage glabre et de mon crâne rasé. Je figure là, par contraste sans doute, parmi ceux qui portent le plus souvent des vêtements charmants et excentriques, aux couleurs audacieuses. C’est le rêve de Nina de devenir styliste. Elle coud chez elle et elle dessine. Quant à elle, elle n’ose pas arrêter des gens dans la rue pour leur faire des photos, encore moins les faire à leur insu, mais elle est abonnée aux comptes Instagram de beaucoup qui le font, dont certains qu’elle connaît. Et dans les commentaires que les auteurs ajoutent à leurs photos, on voit que plusieurs me désignent comme “l’Homme en noir”. Je répète à Nina qu’elle ne devrait pas hésiter à faire ce genre de photos, elle aussi, qu’elle y réussirait très bien et qu’ainsi elle pourrait se faire un nom. La principale raison pour laquelle elle n’habite pas avec Arsène est, je crois, qu’elle s’est fait un atelier sur la grande et lourde table qu’elle occupe chez son père, dans ce qui pourrait leur servir de salon, et dont elle ne trouverait pas la place dans le minuscule studio où Arsène la reçoit. Le soir, en rentrant des Galeries Lafayette, elle prépare à dîner pour son père et pour elle, et, en attendant son retour, souvent assez tard dans la nuit, elle s’occupe à sa table avec ses tissus, ses craies, ses ciseaux, ses magazines de mode et les patrons qu’elle dessine en écoutant de la musique à la radio. Je crois qu’elle a un vrai talent.
Mes errances dans la ville étaient commandées par l'attraction qu'exerçaient sur moi certains lieux, à certaines heures et en fonction des conditions atmosphériques. Je savais qu’en début d’après-midi, quand il faisait soleil, il fallait que je sois au jardin d’Alsace-Lorraine où des mères et des nurses amenaient leurs enfants. Je savais qu’en fin d’après-midi, quand le ciel se couvrait, il fallait que je monte l’avenue Pessicart en direction de la piscine du Piol. La mer, il fallait que je la voie de préférence le matin, du haut du promontoire de Rauba Capeu, quel que soit le temps. Les premières pluies de l’automne, les premiers orages qui grondaient déjà dans la montagne et qui ne tarderaient pas à rouler jusqu'à nous, il fallait que je marche vers eux, pour bien les accueillir, en gravissant lentement l’avenue Borriglione. La soupe du soir, que des religieuses en cornettes apportaient dans des bols aux vieillards des hospices, n’existait plus depuis longtemps, mais j’avais assez d’imagination pour en respirer le parfum fade sous le porche de l’hôpital Pasteur, ou même à l'entrée des cuisines de certains hôtels de l’avenue Durante, à
à proximité de la gare.
J’étais à la recherche de quelque chose comme l’absolu, et le plus extraordinaire est que je le trouvais souvent. Je vivais dans une sorte d’extase. Cet absolu n’avait pas le même visage ni le même caractère selon les endroits et les heures où j’allais le cueillir. Ici, il signifiait la puissance et la gloire, ici, il signifiait la pauvreté et l’abandon. Ici, il signifiait la clarté et la joie, ici, il signifiait la maladie et la peur des secrets enfouis. Je n'ignorais pas le contraste entre les moments et les lieux où il évoquait le Bien et ceux où il évoquait le Mal, mais la sottise, l’erreur, le péché, la lésine ne m'effrayaient plus, et même ils offraient un refuge plus doux à mon esprit malade.
Après une longue journée de marche, je regagnais la rue Dabray, je dînais à la table qu’on m’avait réservée en buvant un pichet de vin rouge, puis je montais à ma chambre et j’avais juste assez de temps alors pour quitter mes vêtements avant de m'écrouler sur mon lit et de m’endormir, mon ordinateur près de moi que je n'ouvrais plus guère pour travailler à mon Godard. Mais une heure plus tard, dans mon sommeil, il arrivait que j’entende le vent qui soufflait derrière la fenêtre, et je me réveillais alors en songeant au minuscule jardin en terrasses qui se trouve tout au bout du boulevard Franck Pilatte, devant la mer. Il est construit sur le rocher, il est planté de pins-parasols qui penchent et qui se balancent dans le vent, comme enivrés par le spectacle de la mer, par le bruit des vagues, et je pensais alors qu’il fallait que je me lève et que je m’habille aussitôt pour m’y rendre. Pour être là, avec lui, sur sa terrasse la plus basse et la plus avancée, à portée de l’embrun des vagues qui gonflaient, comme si un dieu avait habité sous elles et qu’il remuait et qu'il soulevait avec impatience son dos tout piqué de rayons de lune et de becs de mouettes. Et l'idée n'était pas alors de profiter du spectacle — j’en profitais aussi bien de mon lit — mais comme si j’avais dû m'acquitter d’un devoir envers lui. Le jardin avait besoin de moi. Il avait besoin qu’un être humain soit là, avec lui, pour l’admirer, pour partager sa souffrance et sa joie. Son ivresse. Si l’on m’avait assuré que quelqu'un s’y trouvait déjà, ou un couple d’amoureux enlacés sous les arbres, ce qui était probable quand on connaissait l’endroit, j’aurais eu la conscience tranquille et je me serais aussitôt rendormi. Mais ce n'était pas le cas, et l'idée qu’il était peut-être seul, sans témoin, me donnait le regret de ne plus avoir assez de force pour me lever, pour me vêtir et traverser la ville, les bras tendus, en courant jusqu'à lui.
J’ai posé à ChatGPT la question suivante: “Ce que j'ai fait ce soir-là / Ce qu'elle a dit ce soir-là / Réalisant mon espoir, je me lance vers la gloire…” Savons-nous à quoi correspond (ce que signifie) ce passage au français dans la chanson Psycho Killer des Talking Heads ?
RépondreSupprimerIl me répond: David Byrne a expliqué plus tard qu’il avait ajouté du français pour accentuer l’aspect étranger, raffiné et un peu absurde de la voix du personnage.