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L'escale

J'ai rencontré Rudy lors de son escale à Nice. Une escale très brève, il est arrivé un jour et il est reparti le lendemain. Il m'avait annoncé la date plusieurs semaines auparavant. Il m'avait dit qu'il passerait une seule nuit à Nice, à proximité de l'aéroport pour éviter les transports inutiles. Il avait ajouté que si je pouvais lui dénicher l'adresse d'un petit hôtel tranquille, à visage humain, situé dans les environs, il serait content d'éviter les Sheraton et Novotel qu'il voyait indiqués sur la carte. Et je lui avais indiqué l'hôtel Marilyn, avenue du Docteur Émile Roux, dont les photos sur le site internet l'avaient séduit. Il arriverait du Maroc en milieu d'après-midi et il repartirait pour Austin en fin de matinée, le jour suivant, ce qui nous laisserait une longue soirée à passer ensemble.

Il m'avait demandé si la date me convenait, s'il me serait possible de le rejoindre à l'hôtel, et j'avais répondu que oui, bien sûr, encore que je ne comprenais pas pourquoi il ne restait pas plus longtemps. Après tant d'années, pourquoi ne pas prendre le temps d’un déjeuner à la terrasse du Safari, sur le cours Saleya, puis de faire une courte baignade, dans la soirée, sur la plage de l'Opéra que nous avions fréquentée quand nous avions seize ans? Et il m'avait répondu que non, son programme était trop serré et que, d'ailleurs, l'idée de revoir Nice le paniquait.
— Mais je m’habitue lentement à cette idée, je t’assure. Je l’apprivoise. Avec un peu de chance, je reviens dans deux ou trois ans avec Camila, je te la présenterai, tu nous serviras de guide. Mais, pour cette fois, il me suffira de dîner avec toi. Après dîner, nous irons nous promener sur le bord de la mer, nous aurons tout le temps de parler, ce sera agréable, tu verras.

Au cours des trente dernières années, Rudy n'était revenu à Nice qu'une seule fois, pour enterrer sa mère, et il avait eu alors avec sa sœur une épouvantable dispute dont j'ignorais les raisons mais qui avait eu pour conséquence que, de ce jour, ils avaient rompu tout contact, que très probablement ils ne se reverraient jamais, et c'était sans doute là la véritable raison de son refus de s'aventurer dans la ville. Il aurait eu trop peur de la rencontrer. Nice était désormais devenu le territoire réservé de Françoise, tandis que lui avait recommencé sa vie à Austin, Texas, et qu'il en paraissait heureux.

*

Au fil des échanges que nous avions eus sur les écrans de nos ordinateurs, dont Rudy avait pris l’initiative, il m’avait beaucoup parlé de Camila et de leurs deux enfants, qui maintenant étaient des adultes et qui avaient pris leur essor, il m’avait parlé de leur vie à Austin, et aussi de son métier de conseiller auprès d’une importante compagnie pétrolière, qui le faisait beaucoup voyager. Il m’avait beaucoup interrogé aussi sur mon métier de directeur de salle et, accessoirement, sur mes activités de critique de cinéma, mais il avait été très peu question des quelques années de notre jeunesse niçoise où nous avions frayé ensemble, et qui nous paraissaient si lointaines à présent que c'était comme si elles s'étaient déroulées dans un autre monde.

J'avais connu Rudy quand nous étions élèves au lycée du Parc Impérial. Françoise était alors élève au lycée Calmette, qui était un lycée de jeunes filles. Elle avait un an de plus que nous, et bientôt elle s'était jointe à notre groupe pour les baignades à la plage et les séances de cinéma, en emmenant avec elle ses plus proches camarades. Puis, il y avait eu la période où Rudy était élève d'une école d’ingénieurs à Lyon, où il revenait pour les vacances à Nice et où nous continuions de nous voir. Puis, il avait commencé ses voyages à travers le monde au fil desquels j’avais perdu sa trace, jusqu'à ce qu’il retrouve la mienne, ce qui remontait à quatre ans. Et à présent nous étions vieux, ce qui me rendait difficile de concevoir que Rudy eût encore une activité professionnelle tandis qu’il y avait un bout de temps que, pour ma part, j’avais pris ma retraite.

Mais quand nous nous sommes rencontrés et que nous avons parlé en présence physique l’un de l’autre, dans le jardin de l'hôtel Marilyn puis, la nuit, sur le boulevard du bord de mer, en direction de l’aéroport, le sujet de la conversation était tout différent. Rudy voulait savoir où j’habitais. Il le savait, lui ai-je répondu. Oui, bien sûr, je le lui avais dit, il se souvenait du nom de la rue, il l’avait même cherché à la situer sur le plan, mais il ne comprenait pas pourquoi je m'étais exilé si loin du centre-ville, ce que je faisais là-bas. La question me surprenait sans me paraître indiscrète, je voulais bien y répondre mais, pour le faire, il fallait que je parle de Louise, ce que je n’avais pas prévu de faire, ce qui était difficile pour moi. Oui, il savait aussi que j’avais été marié et que ma femme était morte, mais il a fallu que j’ajoute que nous habitions alors dans le centre-ville, qu’elle avait été longtemps malade et qu'après sa mort, il m’avait été impossible d’habiter encore dans l’appartement où elle avait souffert, et même seulement d’y retourner pour récupérer les papiers les plus indispensables et mes propres vêtements. Et là, le malheureux a bien dû sentir qu’on touchait à quelque chose d’obscur, à propos de quoi il était inutile de m’interroger davantage, il ne l’a donc pas fait, mais il a ajouté qu’il ne gardait aucun souvenir de ces quartiers nord, qu’il avait du mal à s’en représenter les places, les rues, les boulevards, à les reconnaître quand il en voyait des images, qu’il ne se souvenait pas d’y être jamais allé, et que d’ailleurs le paysage avait dû beaucoup changer depuis qu’il n'était plus niçois.


Commentaires

  1. BARONI Emmanuel3 août 2025 à 19:55

    Il est presque impossible de faire durer la rencontre avec un ami intime qu’on n’a pas revu depuis longtemps, si l’on souhaite qu’elle soit à la hauteur du souvenir de notre amitié passée.

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    Réponses
    1. Oui, bien sûr, tu as raison. Mais, quand on est vieux, la possibilité de retrouver un visage de son propre passé. De ranimer des souvenirs qui s'effacent.
      Faut-il la négliger?

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  2. J’aime ces textes courts contenant tant de choses humaines. La déception volontaire causée par l’inachevé de la chute résonne comme une note suspendue.

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