J’avais noté l'horaire de départ de Rudy et, le lendemain matin, je suis allé le retrouver à l’aéroport pour lui offrir un livre dont je lui avais parlé. C'était Les films de ma vie, de François Truffaut, dont je possédais un exemplaire de la première édition (1975) avec une jolie dédicace autographe de l’auteur à André Boucourechliev.
Rudy m’a remercié. Il était étonné de me voir. Nous étions dans le hall, assis sur des fauteuils au fond desquels nous aurions pu nous endormir. Derrière les vitres, il y avait les avions prêts au décollage et ceux qui arrivaient dessinaient de grandes courbes sur la piste. Avec leur air de dinosaures métalliques, ils semblaient baisser le nez pour se montrer modestes malgré leurs grandes tailles, et pour ne pas commettre d’erreur dans les manœuvres qu’ils devaient accomplir, surveillés de très haut par de petits personnages cachés au sommet de la tour de contrôle.
— On se croirait dans un zoo, a dit mon camarade.
Je ne lui ai pas répondu, j’ai juste hoché la tête.
— Tu es sûr que le moment n’est pas venu pour toi de découvrir le Texas? a-t-il dit encore. Je me demande s’il ne serait pas plus raisonnable que je t'embarque, plutôt que je revienne te voir ici.
L'idée était tentante, je le lui ai dit, mais l’heure de l’embarquement approchait. Nous nous sommes dit au revoir. Je suis rentré chez moi et mon existence a repris son cours ordinaire.
*
Je lui avais parlé aussi de mes propres projets d’écriture. Je travaille de manière assidue, depuis maintenant cinq ans, à un livre que je voudrais intituler Le tout dernier Godard. Il se trouve que je suis assez peu convaincu par les premiers films du réalisateur, qui lui ont valu ses plus grands succès, que je m'intéresse bien davantage à ceux de la période qui s’ouvre avec Sauve qui peut (la vie) (1980), et bien davantage encore aux Histoire(s) du cinéma (1988-2000) et aux quelques petits films qui suivent jusqu’à sa mort, puisque nous avons des témoignages selon lesquels il s’occupe de Scénario la veille encore de son décès volontaire, le 13 septembre 2022.
Je lui avais parlé aussi d’un projet concernant Chantal Akerman auquel je tiens mais dont je ne sais pas bien comment l’aborder. Il pourrait s’agir d’un court essai critique mais je me dis aussi, certains jours, qu'une fiction me laisserait davantage de liberté. Je l’imagine au cours de mes promenades du soir. Je répugne à prendre des notes la concernant mais les grandes lignes du scénario sont devenues avec le temps assez claires dans ma tête.
Il s’agirait d’un récit centré sur les relations entre Chantal Akerman et sa mère, mais où Chantal Akerman porterait un autre nom, et où sa mère habiterait non pas à Bruxelles mais à Amsterdam.
Le narrateur est un expert en art, spécialiste de la Haute Renaissance italienne. Il est mandaté par une compagnie d’assurances pour examiner à Amsterdam, dans les sous-sols d’une banque, un tableau attribué à Giorgione, mais quand il arrive sur place, on lui annonce que l'accès au tableau lui sera refusé. Il ignore les raisons de ce refus. Des négociations reprennent alors, sans qu’il y prenne part, entre le mystérieux propriétaire du tableau et la non moins mystérieuse compagnie d’assurances qui l’emploie, afin que l’autorisation lui soit de nouveau accordée, et dans l’attente le narrateur reste à Amsterdam sans trop savoir quoi faire de son temps. Il habite à l'hôtel, près de la gare centrale. Chaque jour il se fixe un nouveau programme de promenades, en consultant des plans et des guides touristiques. Il lui arrive de se perdre. Le soir, il dîne toujours dans le même restaurant asiatique, dont il revient à pied. Il lit des romans policiers. Il est ainsi amené à fréquenter la boutique d’un vieux bouquiniste qui lui parle d’une vieille femme, qui est sa voisine et la mère d’une cinéaste qui se serait acquis une certaine notoriété. Il lui en dit le nom: “Vous connaissez peut-être?” Il se trouve que le narrateur est très admiratif de l’œuvre expérimentale de cette jeune réalisatrice. Et ainsi il a la chance d'être reçu par la mère de la pseudo-Chantal Akerman. Il prend le thé chaque jour avec elle, dans son salon, et la vieille dame est heureuse de lui parler de sa fille dont elle se plaint de ne pas recevoir assez souvent la visite, mais avec laquelle elle échange des lettres et des appels téléphoniques plusieurs fois par semaine. Jusqu'au jour où c’est la pseudo-Chantal Akerman elle-même qui vient lui ouvrir la porte de cet appartement.
J’ai une grande confiance dans ces deux projets. Voilà cinq ans maintenant que je m’appuie sur eux. Mais il se trouve qu’à présent, depuis ma rencontre avec Rudy, il en est un troisième qui germe dans mon esprit. Je me dis que je pourrais écrire le scénario d’un film qui raconterait la manière dont l'approche de notre ancien appartement m’a été interdit. Je veux parler de ce jour où tous les accès à la rue Verdi ont été fermés, un à un, pour moi seul, par des murs invisibles.
L’histoire du Giorgione d’Amsterdam est reprise de Gaïa (dans Les années d’après).
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