dimanche 31 mars 2024

À propos de L'antiquaire

L'antiquaire m'a été donné ce matin par un rêve de réveil. Ce rêve ressuscitait un souvenir dont je date l'événement auquel il se rapporte de la fin de l'été 1992. Je l'ai noté aussitôt sur ma tablette, dans mon lit. Sa rédaction a été rapide. Certains éléments narratifs ont été ajoutés ou modifiés dans l'écriture. Ils se sont si bien imposés à moi que je serais incapable à présent d'en faire un partage précis.
Disons que je ne venais pas chez cet antiquaire pour prendre un emploi comme le récit le laisse entendre. Nous avions rendez-vous mais je ne suis pas certain qu'il m'ait demandé de ne pas sonner. L'idée de la mer, toute proche, était-elle alors présente dans mon esprit? Je n'en suis pas certain non plus. Quant à l'idée de la pieuvre géante, elle est un pur produit du travail d'écriture.
Ainsi, je me trouve en présence de trois couches sémantiques: (1) un évènement qui s'est réellement produit, dans le lieu que j'indique et à un moment que je peux dater; (2) un rêve qui ressuscite le souvenir de cet événement; (3) un texte qui rend compte de ce rêve mais qui ne le fait pas sans le transformer.
Ainsi, le texte n'est évidemment pas fidèle, ni au contenu du rêve, ni, à travers lui, à la réalité de la rencontre telle que je l'ai vécue dans ce lointain passé. Mais, à mes yeux au moins, la question qu'il pose va bien au-delà. Elle est celle de savoir si, sur le moment, j'ai eu une perception bien claire et bien complète de l'événement que je vivais.
Ce rêve de réveil m'a ravi, et la rédaction du texte a prolongé et confirmé ce ravissement. L'évènement en question n'était pas oublié, mais la version que le rêve est venu m'en donner avait la puissance jubilatoire d'une révélation. Et le texte que j'ai écrit aussitôt est venu compléter cette révélation en même temps qu'il lui donnait une forme, une consistance telles que je pourrais désormais l'ajouter à ma collection d'écrits.
Dans l'événement que j'ai vécu en 1992, il y avait des harmoniques qui s'imposaient sans que je les entende distinctement, et sans que j'en aie conscience. Et ces harmoniques, soudain le rêve me les livrait.
La question n'est pas celle de l'interprétation que je pourrais fournir de ce rêve et de son récit. L'important est que tout y soit présent dans une clarté et une distinction qui ne sont jamais celles de la vie, et qui procurent quelquefois une joie qui est celle du savoir. Comme si une radiographie vous était donnée d'une partie de votre âme.
Les œuvres d'art en savent plus que nous, c'est pourquoi on les lit.

Des histoires

Les histoires font tenir ensemble, dans une chaîne de positions successives, des éléments (des personnages, des lieux, des faits) hétéroclites, qui contrastent ensemble comme les syntagmes dans la chaîne parlée.

La force d’une histoire procède de la tension entre l'hétérocité des éléments qui la composent et l’unité qui les rassemble. Plus les éléments contrastent, plus elle est fidèle aux hasards de la vie. Il faut pour autant que la chaîne ne vienne pas à se rompre, que l’histoire garde son unité, que la vie continue.

Pour que les éléments continuent de contraster poétiquement, il faut qu’ils s’inscrivent dans l’unité et la linéarité d’une chaîne. Sans quoi, ce contraste lui-même n’existerait plus.

Les histoires donnent un sens à ce qui n’en avait pas. Et ce sens est d’autant plus précieux que les éléments qui les composent paraissent a priori incompatibles.

Dans une histoire, les personnages accèdent à un destin. Ce qui apparaissait comme le fruit d’un hasard cruel, souvent tragique, en vient à leur appartenir.

Qu’est-ce que la brutale et si improbable attaque des oiseaux venait faire dans l’existence de Melanie Daniels et Mitch Brenner? Que pouvait-il advenir de plus sauvage, de plus hasardeux et de plus étranger à leurs vies? Et pourtant, ce sont ces mêmes oiseaux qui, dans le film d’Alfred Hitchcock, vont les réunir à des âges et dans des conditions sociales où ils semblaient voués à la solitude?

Les histoires fournissent des modèles (ou des maquettes) d’existences humaines. Chacune vous dit à sa manière qu’il est possible de vivre encore.

Dans une histoire qui se respecte, rien n’est jamais tout à fait ni seulement “la faute de l’autre”.

(20 février 2024)


L’antiquaire

Il était venu me chercher à la porte du magasin. C’était à Monte-Carlo, une fin d’après-midi. Il avait fait beau toute la journée et maintenant le ciel se couvrait, le vent poussait les nuages et la mer paraissait soudain plus profonde derrière l’opéra. Au téléphone, il m’avait indiqué que je devrais l’attendre sans sonner, qu’il viendrait m’ouvrir, et, en effet, à l’heure dite, sa silhouette est apparue derrière la vitre. Il s’est incliné pour ouvrir la porte avec une clé plate. Il m’a fait entrer, et aussitôt il a refermé la porte derrière nous. Puis il m’a précédé dans le magasin.
C’était un antiquaire. Il était plutôt petit et rond, le teint mat. Il portait une veste d’intérieur aux revers chamarrés, et, en le suivant, j’ai remarqué que la poche droite de sa veste était déformée, et tout de suite alors j’ai pensé qu’il portait un Luger. Pourquoi un Luger? Pourquoi ce nom m’est-il venu à l’esprit? Je ne connais rien aux armes, mais un petit Browning 6,35, modèle 1906, aurait mieux fait l’affaire. Pourquoi avais-je dans l’idée que la mer atteignait très vite de grandes profondeurs au pied du rocher, derrière l’opéra? À cause des nuages sans doute qui lui donnaient une drôle de couleur.
Il promenait avec lui, à travers le magasin plein d’objets éclatants, comme une caverne d’Ali Baba, un parfum mêlé de lavande et de tabac blond. Le nom des Craven A m’est venu à l’esprit presque en même temps que celui de Luger. “Une clientèle riche”, disait-il en me tournant le dos, “cosmopolite et exigeante”, et tout de suite il a poursuivi en anglais. Déjà au téléphone il m’avait demandé si je parlais cette langue, et moi je me retenais de sourire. Je pensais à la mer telle que je l’avais vue en montant par l’avenue d’Ostende, sous les nuages et sous le vent. Je me disais que sa profondeur pouvait abriter aussi bien une pieuvre géante, comme on en voit dans le roman de Jules Verne.