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Articles

Le bout du monde

Nous pique-niquons sur les galets de la plage, en bas du boulevard Gambetta, à la nuit tombée, parmi une foule d'autres familles, puis, quand il fait tout à fait nuit, le feu d’artifice est lancé et tout le monde se lève pour applaudir les gerbes de lumière qui remplissent le ciel de la Baie des Anges. C’est un 14 Juillet, la première année que nous sommes à Nice. Puis, quand le feu d’artifice s'éteint, nous quittons la plage pour remonter le boulevard Gambetta jusque chez nous. Je n’ai pas cinq ans, ils me tirent par la main et, au fur et à mesure que nous montons, l’éclairage public se fait plus rare et la nuit plus épaisse. Nous habitons alors au 104 du boulevard Gambetta, à peine plus haut que la rue Trachel. Trois ou quatre ans plus tard, nous irons habiter cent mètres plus haut, sur le même boulevard, au sommet du grand immeuble qui domine l’enfilade de la rue Vernier où se font face l'école et l'église Saint-Étienne. Ce récit est un récit de voyage, ou un récit g...

L'étalagiste

J’ai voulu vérifier. Entre l’immeuble que nous habitions, rue Verdi, et celui où je suis allé me réfugier, rue Dabray, la distance est d’un kilomètre, pas davantage. Et pourtant j’avais le sentiment de basculer dans un autre monde. Pas seulement parce que je passais d'une quartier bourgeois à un faubourg ouvrier, mais comme si j’avais changé de planète. C’est le sentiment que j’ai eu le premier jour, et que j’ai gardé pendant toute la période où j’ai habité là-bas. Combien de temps cette période a-t-elle duré? Plusieurs mois, un peu plus d’un an sans doute. Pour le savoir avec précision, il suffirait que je consulte mon agenda, mais je ne veux pas le faire. Je ne le ferai pas tant que je n'aurai pas fini mon récit. Cela n’aurait pas de sens. Pas plus que je ne veux faire la différence entre les évènements que j’y ai réellement vécus et ceux que j’ai imaginés. Ils sont nombreux. Je ne les ai pas notés. Je m’en souviens. Ils me reviennent en mémoire dans le désordre. Un souvenir...

Le voyageur arrêté

Dans l’affaire, j’ai perdu mes livres. Je n’en ai emporté qu’un la dernière fois que j’ai été dans notre appartement, le Godard d’Antoine de Baecque, une somme biographique qui m’est indispensable pour la poursuite de mon travail. Pour le reste, j’ai écrit à mes enfants qu’ils peuvent emporter tous ceux qu’ils veulent, il leur suffit de choisir, et ceux dont ils ne veulent pas, ils n’auront qu’à les déposer sur le trottoir.  Chantal Akerman raconte qu’elle ne gardait aucun livre, qu’elle les déposait sur le trottoir, devant l’endroit où elle habitait pour un temps, je n’ai pas fait le compte de ses adresses successives mais il doit y en avoir beaucoup, puis qu’elle observait par sa fenêtre les passants qui s'arrêtaient devant les piles, et qui les reniflaient, les feuilletaient, lisaient dans leurs pages quelques lignes au hasard, avant de les reposer et de s’en aller, ou d’en emporter un ou deux dans le meilleur des cas. Et qu’elle avait souvent été tentée de filmer ce manège, de...

Un sortilège

J’ai annoncé à mes enfants que je ne retournerais pas à notre appartement de la rue Verdi, que je ne m'en sentais pas le courage. Je ne leur ai pas dit que j’avais essayé. C'était une histoire étrange dont je ne voulais parler à personne. Une nuit, je me suis réveillé dans ma chambre de la rue Dabray, j’avais dû rêver et, encore que ce rêve s'était effacé, je savais qu’il me fallait retourner à la rue Verdi, comme si Louise pouvait y être encore, comme si elle pouvait y être revenue et qu’elle m’y attendait. Le rêve m’avait dit qu’elle avait besoin de moi, d’une aide que j'étais seul en mesure de lui apporter. Comme si, par un étrange sortilège, elle avait pu être transportée de sa tombe à notre ancien appartement, et que cet appartement était pour elle comme une prison dont il fallait que je la délivre. Dans la chambre commune où elle avait souffert, elle était de nouveau mourante, couchée sur notre lit, et elle le resterait sans espoir à présent que la mort la délivre...

Nina

La règle est que les filles ont le droit de batifoler avec tous les garçons du groupe, autant qu’elles veulent, comme les garçons ont le droit de faire avec toutes les filles du groupe, à tour de rôle, autant qu’ils veulent, à condition pour les filles surtout de ne pas regarder ailleurs. Or, Nina a un petit ami qui n'est pas du nombre. Je l’apprends par hasard, un matin que je suis descendu aux Galeries Lafayette. Je n'étais pas retourné à la rue Verdi, je n’avais pas eu le courage et il me manquait certains vêtements pour aborder l'hiver. Et voilà que je rencontre la jeune femme au troisième étage, au rayon des vêtements pour hommes, elle porte le badge du magasin et elle remet de l’ordre sur le présentoir des chaussettes. Elle semble ne pas me reconnaître. Sa tenue alors est classique, sombre et discrète comme celles des autres vendeuses. Je ne me serais pas attendu à la retrouver là, dans ce rôle et dans ce costume, mais elle m’est sympathique, je suis content que le ha...

Le maillon faible

On connaît l’expression Rencontres du troisième type popularisée par Steven Spielberg, qui correspond au fait de voir un OVNI et ses occupants ou bien uniquement les occupants de l'OVNI comme cela se passe dans son film. Après ma rencontre avec l’inspecteur Auden, je suis allé à la rencontre des jeunes activistes de L’Agadir. J’entrais au bistrot pour boire un café à différents moments de la journée et il était facile de les reconnaître parmi les autres, compte tenu de leur âge et parce que souvent ils avaient avec eux des cahiers et des livres. Ils s’installaient à une table. Les Maghrébins le plus souvent prenaient leur café au comptoir, seuls les plus vieux d’entre eux s’asseyaient à des tables et on voyait leurs cannes posées à côté d’eux, comme des cannes de princes du désert ou celles de bergers. Beaucoup fumaient des cigarettes, l’atmosphère était empuantie par l’odeur de tabac qui se mêlait à celle d’un café de qualité médiocre, et comme on était en novembre, que déjà il fa...

L'inspecteur Auden

C’est à partir de là que les choses ont basculé. Il y avait, à peine plus haut que celui où j’avais trouvé asile, à l’angle de la rue Dabray et de la rue Vernier, un autre bistrot, L’Agadir, qui attirait mon attention mais où je n’entrais pas. Il était sombre et fréquenté par des Arabes. Je me serais senti étranger parmi eux. Je doutais qu'on y servît autre chose que du café. Je dépassais sa vitrine sombre et inquiétante sans m'arrêter ni ralentir le pas. Mais un soir, comme j'étais sorti après dîner, j'ai vu mon voisin le détective qui stationnait debout et raide sur le trottoir opposé. J’ai fait comme si je ne le voyais pas et j’ai repris mon vagabondage, toujours plus haut dans les quartiers nord. Je ne voulais pas y penser. Sa présence ici ne me regardait pas. Mais, le lendemain, à peu près à la même heure, comme cette fois j'étais dans ma chambre et que je travaillais à mon Godard, on a frappé à ma porte. C'était la première fois qu’on frappait à ma porte d...