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9. Un sortilège

J’ai annoncé à mes enfants que je ne retournerais pas à notre appartement de la rue Verdi, que je ne m'en sentais pas le courage. Je ne leur ai pas dit que j’avais essayé. C'était une histoire étrange dont je ne voulais parler à personne. Une nuit, je me suis réveillé dans ma chambre de la rue Dabray, j’avais dû rêver et, encore que ce rêve s'était effacé, je savais qu’il me fallait retourner à la rue Verdi, comme si Louise pouvait y être encore, comme si elle pouvait y être revenue et qu’elle m’y attendait. Le rêve m’avait dit qu’elle avait besoin de moi, d’une aide que j'étais seul en mesure de lui apporter. Comme si, par un étrange sortilège, elle avait pu être transportée de sa tombe à notre ancien appartement, et que cet appartement était pour elle comme une prison dont il fallait que je la délivre. Dans la chambre commune où elle avait souffert, elle était de nouveau mourante, couchée sur notre lit, et elle le resterait sans espoir à présent que la mort la délivre...

8 - Nina

La règle est que les filles ont le droit de batifoler avec tous les garçons du groupe, autant qu’elles veulent, comme les garçons ont le droit de faire avec toutes les filles du groupe, à tour de rôle, autant qu’ils veulent, à condition pour les filles surtout de ne pas regarder ailleurs. Or, Nina a un petit ami qui n'est pas du nombre. Je l’apprends par hasard, un matin que je suis descendu aux Galeries Lafayette. Je n'étais pas retourné à la rue Verdi, je n’en avais pas eu le courage et il me manquait certains vêtements pour aborder l'hiver. Et voilà que je rencontre la jeune femme au troisième étage, au rayon des vêtements pour hommes, elle porte le badge du magasin et elle remet de l’ordre sur le présentoir des chaussettes. Elle semble ne pas me reconnaître. Sa tenue alors est classique, sombre et discrète comme celles des autres vendeuses. Je ne me serais pas attendu à la retrouver là, dans ce rôle et dans ce costume, mais elle m’est sympathique, je suis content que le...

7. Le maillon faible

On connaît l’expression Rencontres du troisième type popularisée par Steven Spielberg, qui correspond au fait de voir un OVNI et ses occupants ou bien uniquement les occupants de l'OVNI comme cela se passe dans son film. Après ma rencontre avec l’inspecteur Auden, je suis allé à la rencontre des jeunes activistes de L’Agadir. J’entrais au bistrot pour boire un café à différents moments de la journée et il était facile de les reconnaître parmi les autres, compte tenu de leur âge et parce que souvent ils avaient avec eux des cahiers et des livres. Ils s’installaient à une table. Les Maghrébins le plus souvent prenaient leur café au comptoir, seuls les plus vieux d’entre eux s’asseyaient à des tables et on voyait leurs cannes posées à côté d’eux, comme des cannes de princes du désert ou celles de bergers. Beaucoup fumaient des cigarettes, l’atmosphère était empuantie par l’odeur de tabac qui se mêlait à celle d’un café de qualité médiocre, et comme on était en novembre, que déjà il fa...

6. L'inspecteur Auden

C’est à partir de là que les choses ont basculé. Il y avait, à peine plus haut que celui où j’avais trouvé asile, à l’angle de la rue Dabray et de la rue Vernier, un autre bistrot, L’Agadir, qui attirait mon attention mais où je n’entrais pas. Il était sombre et fréquenté par des Arabes. Je me serais senti étranger parmi eux. Je doutais qu'on y servît autre chose que du café. Je dépassais sa vitrine sombre et inquiétante sans m'arrêter ni ralentir le pas. Mais un soir, comme j'étais sorti après dîner, j'ai vu mon voisin le détective qui stationnait debout et raide sur le trottoir opposé. J’ai fait comme si je ne le voyais pas et j’ai repris mon vagabondage, toujours plus haut dans les quartiers nord. Je ne voulais pas y penser. Sa présence ici ne me regardait pas. Mais, le lendemain, à peu près à la même heure, comme cette fois j'étais dans ma chambre et que je travaillais à mon Godard, on a frappé à ma porte. C'était la première fois qu’on frappait à ma porte d...

5. Une boîte à chaussures

Le tour de chant se terminait quand j’ai vu un homme s’approcher du comptoir et demander sa clé. Il n’avait pas dîné là. Il était grand et mince. Il portait un imperméable et un chapeau mou. D’où venait-il? Qui était-il? Je crois que j’ai pensé à un détective aussitôt que je l’ai vu. Il paraissait sorti d’un film noir ou d’une bande dessinée. Le patron a échangé quelques mots avec lui, il lui a donné une clé et l’homme est reparti. À mon tour, je me suis approché du patron et je lui ai demandé s’il louait des chambres. Le bistrot occupait le rez-de-chaussée d’un immeuble haut de deux étages. On gagnait les appartements par une entrée voisine. La patronne m’a précédé dans l’escalier mal éclairé avec une clé à la main. Elle m’a dit qu’ils avaient l’habitude de louer à des représentants de commerce. Est-ce que j'étais représentant de commerce? J’ai répondu que non, que j'étais à la retraite. Au second, il y avait trois chambres. Elle en a ouvert une qui donnait sur la rue. Par la ...

4. Les Yeux noirs

Puis, un après-midi, je me suis arrêté dans un tabac qui est au coin de la rue Trachel et de la rue Dabray. J’ai commandé un verre de vin rouge que j’ai bu au comptoir, ce qu’il ne m'était jamais arrivé de faire à cette heure de la journée, puis j’ai repris ma promenade. Le ciel était gris et froid. Je suis monté jusqu’au parc Chambrun, dans un quartier résidentiel que je connaissais mal, parcouru d'avenues étroites qui serpentent entre les grilles de villas qu’on aperçoit de loin. Je m’y trouvais seul à marcher sur les trottoirs étroits et j’avais du mal à me convaincre que, derrière leurs façades, ces maisons étaient habitées. Puis, je suis entré dans le parc et je me suis assis sur un banc, devant le kiosque monumental en pierre blanche dont je devais apprendre par la suite qu’on l’intitule Temple de l’amour, en référence au temple romain de la Sibylle dont il serait une copie. Des enfants jouaient sur ses marches, ils faisaient résonner leurs voix et le bruit de leurs pas s...

3. Côté cour

J’ai continué d’habiter notre appartement de la rue Verdi pendant une dizaine de jours après la mort de Louise. Nos enfants étaient repartis. Je garde un souvenir très flou de cette période. Je n'ouvrais aucun tiroir, je ne touchais à rien, sauf aux médicaments dont je remplissais de grands sacs en plastique que j’allais déposer sur le trottoir, quand la vitrine de la pharmacie était éteinte et la rue déserte. Mon ombre sur les murs était celle d’un voleur. Nous étions en octobre. Je passais mes journées à marcher dans la ville. Mes pas me dirigeaient vers les quartiers nord, que je parcourais en écoutant de la musique indienne. Je ne regardais rien, il me suffisait de ne rencontrer personne qui pût me reconnaître. Je revenais aussi tard que possible. Épuisé par la marche, je passais sous la douche et j’allais m’écraser sur notre lit commun. Je ne me souviens pas des rêves que je faisais. Je me réveillais à deux ou trois heures du matin. Je traversais l’appartement, je glissais d’u...