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Gisèle (6)

— Mme Simonin a un neveu, a dit Françoise Astruc à Hortense. Il est notaire à Épinal. C’est lui qui paie les frais de pension. Je ne l'ai jamais vu, je l’ai eu quelquefois au téléphone. Il prend des nouvelles sans demander à lui parler. La dernière fois, c'était il n’y a pas si longtemps. J’imagine qu’il va hériter de la maison. ll a fini par la louer. Il est probable qu’il ne reste plus rien des économies de Mme Simonin, et qu’il y est de sa poche. Alors, il m’appelle plus souvent.
— Elle n’a pas d’autre famille?
— Pas à ma connaissance. Cette maison doit avoir de la valeur. Elle est bien placée.
— Oui, enfin, elle n’est plus en très bon état. Des plafonds hauts, des pièces immenses, difficiles à chauffer. Et des travaux à effectuer dans la toiture.
— Il y a le parc.
— Oui, répond Hortense, et cette fois elle paraît rêveuse, évasive.

Elle est debout, elle joue avec un coupe-papier qui est sur le bureau de Françoise Astruc qui est la directrice de la pension. Elle regarde ses doigts aux ongles courts qui jouent machinalement avec des objets qui sont sur le bureau. Le front baissé, elle dit encore:
— Il y a le parc et ses grands arbres au bord de la rivière. On n’imagine pas ce qu’on pourrait faire de tout cet espace dans un si bel endroit. Un supermarché avec son parking peut-être. On ne veut pas l’imaginer. 

Il y a eu un silence. Elles étaient seules dans le bureau de Françoise Astruc qu’Hortense appelait par son prénom. Elles pensaient au parc, toutes deux, elles le voyaient. Françoise Astruc ne l’avait jamais vu que de l’extérieur, à travers les grilles, en se promenant sur la rive du Verdon. Mais son regard s’y était attardé, elle avait pu mesurer sa profondeur presque inquiétante. Son bruissement de feuilles et de branches. Les chants d’oiseaux, les battements d’ailes. Son parfum végétal, très sombre, qui contrastait avec celui de la rivière où jouait le soleil des dimanches après-midi. Les yeux d’un chat aperçu de loin et qui vous regarde aussi.

Hortense ne lui avait pas caché qu’elle y dormait parfois avec un nouvel amant, et Françoise Astruc s'était gardée de l’interroger davantage. Elles n'étaient pas si amies, après tout. Il n’y avait pas trois ans qu’Hortense exerçait à Castellane. Elle avait dit d’où elle venait. On ne s’en souvenait plus. Il leur était arrivé de se rencontrer, deux ou trois fois, dans des soirées un peu particulières, où se risquent les personnes comme elles, dans ces bourgs de montagne où on s’ennuie l’hiver. Elles avaient souri de se voir. Elles avaient bu de champagne. Françoise était plus vieille d’une dizaine d’années. Elles avaient le même goût pour les vêtements un peu chers, un peu chics, qu’elles allaient acheter à Nice ou à Aix-en-Provence. Mais pour le reste elles s’en tenaient au travail. Au soin des pensionnaires.
— Tu vas lui parler de Gisèle? a demandé Françoise Astruc pour rompre le silence.
— Oui, je vais essayer, a répondu Hortense. Je vais prononcer son nom. Je dirai que c’est un professeur du collège qui m’a parlé de cette ancienne élève. Nous verrons bien.

Comme dans le film de Wim Wenders, L’Ami américain, le personnage de Tom Ripley, interprété par Dennis Hopper, parle de faire revenir les Beatles à Hambourg, Hortense rêvait de faire revenir Gisèle à Castellane. Auprès de la vieille dame, avant qu’elle meure. Mais quand, quelques jours plus tard, en lui prenant la tension, elle a prononcé le prénom de Gisèle, Mme Simonin a répondu:
— Qui vous a parlé de Gisèle? Si je l’ai connue? Une jolie petite, mais elle est morte, cette fille, la malheureuse!
Sur “une jolie petite”, le ton était anodin, presque enjoué. Sur “cette fille” soudain il n'était plus le même. Il était grinçant. Comme si, au milieu de sa courte phrase, Mme Simonin avait rencontré une figure, une idée qui avait rayé son âme.
— Comment cela, elle est morte? a protesté Hortense. Que dites-vous-là, Mme Simonin?
Et Mme Simonin, soudain, s’est mise dans une rage folle. Les yeux lui sortaient de la tête. Elle a crié:
— Oui, elle est morte, Gisèle, pas loin d’ici, dans une voiture qui a versé dans le ravin. Alors, il ne faut plus me parler d’elle, vous comprenez? Sans doute qu’elle voulait retourner à Marseille d’où elle était venue. Gisèle est retournée sur le trottoir. Et vous, qui êtes-vous, d’abord? Allez-vous-en! Je ne veux plus vous voir?

Et Hortense s’est tue alors, encore qu’elle avait la photo de “la vierge à l’enfant” glissée dans une poche de son manteau, qu’elle était prête à la lui montrer.

Elle a rangé le tensiomètre dans sa sacoche, elle a enfilé son manteau, elle a vérifié que ses clés de voiture étaient bien dans ses poches, et elle s'apprêtait à sortir, elle tournait le dos à Mme Simonin, elle avait déjà la main sur le bouton de porte quand l’autre, derrière elle, a crié “Méchante!” et elle l’a frappée à la tempe avec un objet qu'elle avait attrapé en passant. Un mug blanc avec une tour Eiffel peinte dessus.

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