La dernière mention du nom de Gisèle remontait à six ans. De nouveau, la note était succincte, mais on pouvait comprendre que Mme Simonin avait été informée par l’une de ses élèves qu’un jeune homme était arrivé au village, qu’on ne connaissait pas, qui semblait être là pour Gisèle et que celle-ci présentait comme son cousin. Un garçon très brun et maigre comme un clou. L’œil noir. Gisèle semblait heureuse de sa compagnie. Il l'attendait à la sortie du lycée, ils marchaient ensemble dans les rues, ils s’attardaient dans les jardins. L’indication selon laquelle “On ne sait pas où il dort” était soulignée au crayon rouge, un gros crayon à double pointe, rouge et bleue, dont Mme Simonin se servait pour annoter les partitions. Et puis, plus rien. Rien à propos de Gisèle, ni non plus à propos de ses élèves, de sa maison, de son jardin, seulement l’expression vague de quelques soucis de santé — “Je perds la mémoire”, “Il faut que je change de lunettes”, “Le sol s’est dérobé sous mes pieds” —, le plus souvent sans dates, et l'évocation de rendez-vous médicaux, dont certains à Nice où elle était transportée en taxi, et c'était presque tout pour les trois ou quatre années qui avaient suivi, à l’issue desquelles elle avait été admise en maison de retraite, où elle était partie pour ne plus revenir, en laissant ses cahiers au fond d’un tiroir, dans la maison où je prolongeais mon séjour en vivant dans ses meubles, et où je retrouvais le souvenir lointain d’un été de mon enfance, en compagnie de mes parents.
Rien, en fin de compte, de surprenant, encore moins de mystérieux, de la part d’une femme de son âge, dans ce dernier cahier qui n'était rempli qu’à moitié et que je continuais de feuilleter, si ce n'était que le souvenir de Gisèle semblait s'être effacé, comme si celle-ci un beau jour s'était diluée dans l'air ou comme si elle n’avait jamais existé. Et peut-être me serais-je attardé davantage sur la question, peut-être serais-je allé interroger des personnes qui avaient pu la connaitre, si, au début de décembre, je n’avais pas reçu enfin la musique que j’attendais.
C’est peu dire que celle-ci me surprit. Elle ne correspondait pas du tout à ce que j’avais imaginé. Il y avait une trentaine d’années que je suivais le travail de Paul Hervey, que je l’admirais, et je m'étais préparé mentalement à illustrer son style que je croyais connaître dans ses moindres replis. Mais là, il s’agissait de toute autre chose, d’un tout autre univers.
Sur le titre qu’il avait choisi pour le single, Hervey avait invité un jeune rappeur français dont le nom, NAGRA, m'était totalement inconnu, et qui prenait toute la place, Hervey se contentant de l’accompagner de loin, de sa voix aiguë et blanche, d’une clarté lunaire. J’avais prévu de composer mon clip avec des images de plantes et d’insectes qui se métamorphosaient. Quelque chose de très coloré, d’un peu grotesque et de drôle en même temps qu’inquiétant. Mais sur la chanson que j'écoutais en boucle, il ne pouvait plus être question de ces fantaisies naturalistes, d'un caractère enfantin. Nous nous retrouvions dans l’univers du rap le plus urbain, aux pieds des tours de banlieues, avec des paroles argotiques qui exprimaient une rage contenue, qui scandaient des menaces aussi bien que des plaintes. Qui s’adressaient à une jeune femme qu’il faudrait que je représente, quand on pouvait craindre qu’elle ne lui soit soumise comme une adolescente amoureuse d’un chef de gang. Et tout de suite m’est venue à l’esprit l'idée que ce travail n'était pas dans mon registre, et que Harvey en avait eu conscience, raison pour laquelle il avait tant tardé à m'envoyer ce titre. Il avait sans doute fallu que George insiste pour le convaincre de me faire confiance. Et maintenant, pour ne pas les décevoir, il faudrait que je m’attelle à une tâche impossible.
Cher MRG, Je tiens le plus grand compte de la réserve que tu as exprimée en off sur le concept de ce clip associé à l’histoire de Gisèle. Et tu peux voir déjà ici que le narrateur en tient compte, lui aussi. Mais, plutôt que de supprimer le clip, je m’appuie sur ta résistance pour, comme au judo, préparer une pirouette. Quelque chose comme un Aufhebung dialectique. Il est amorcé ici. Je ne savais pas, en me réveillant ce matin, comment le narrateur pourrait se sortir de l’affaire, mais durant mon premier walking de la journée, et après ta dernière réaction en off, “J’attends la suite”, je crois avoir trouvé une solution satisfaisante—qui entraîne d’ailleurs une fin différente pour l’intrigue principale, et beaucoup moins mélodramatique que je ne l’avais prévu. Merci donc.
RépondreSupprimerMerci, je suis flatté et heureux d'être parfois utile et de voir que mes insistances ne sont pas toujours des entêtements :)
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