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Gisèle (3)

Gisèle avait été amenée par une camarade de collège qui était une élève de Mme Simonin. Elle était restée assise durant toute la leçon, visiblement intéressée et plutôt amusée par le rituel étrange auquel elle assistait, à la suite de quoi Mme Simonin leur avait offert à goûter, elles avaient bavardé, et ainsi Mme Simonin avait pu se faire une première idée de qui était Gisèle: une fillette de quatorze ans, qui avait grandi à Marseille et que les services sociaux avaient placée à Castellane dans une famille d’accueil.
La famille d’accueil était constituée d’Étienne Lorho, employé municipal, de sa femme Laurette qui faisait des ménages chez des particuliers, et de leurs trois enfants. Mme Simonin ne connaissait pas ces gens, elle ne tenait pas à les connaître, mais elle s’est intéressée à Gisèle, elle lui a dit qu’elle pouvait revenir quand elle voulait, elle lui a proposé de lui apprendre un peu de piano ou de violon, gratuitement bien sûr, et elles ont essayé, mais Gisèle ne tenait pas en place, cela la faisait rire de suspendre ses mains au-dessus du clavier, de redresser son dos, et elles ont renoncé. En revanche, Gisèle a voulu que la vieille dame lui apprenne à broder, et le point de croix est devenu leur terrain d’entente.
Gisèle venait broder chez Mme Simonin une fois ou deux par semaine, et elle refusait ensuite d’emporter son ouvrage chez les Lorho, elle ne voulait pas qu’ils le voient, elle préférait que tout reste ici, dans une corbeille que Mme Simonin gardait dans une armoire de sa chambre.
Et l’histoire aurait pu ne tenir qu’à cela, dans le meilleur des mondes, à cette amitié entre deux personnes si différentes, d'âges si éloignés, si, chez les Lorho, Gisèle avait été bien traitée. Mais hélas ce n'était pas le cas. Étienne Lorho était un ivrogne et, comme dans les pires romans mélodramatiques, il la battait. Gisèle arrivait en pleurs, avec des marques de coups, et Mme Simonin était horrifiée, elle voulait savoir ce qui s'était passé. Elle l’interrogeait:
— Qui est-ce qui t’a fait ça? C’est encore le père Lorho?
Et la petite répondait que oui, c’était lui, mais vite elle séchait ses larmes. Elle disait:
— Ce n’est rien. Il était saoul. Ce soir, il me laissera tranquille!
Et quand Mme Simonin parlait d’aller le trouver pour le mettre en garde, la petite protestait. Non, non, il ne fallait pas, il ne l'écouterait pas et ensuite, il serait encore plus furieux contre elle.

Deux années sont passées ainsi, avec des accalmies, des robes trop courtes, un parler vulgaire, des écorchures aux genoux, des confitures qu’on préparait ensemble, des goûters d’anniversaire et de jolis paysages brodés qu'on mettait en sous-verre. Si bien que, pendant des semaines ou des mois, on se croyait revenu dans un monde normal, on faisait mine d’oublier jusqu'à ce que, de nouveau, le drame se reproduise. Et cela a duré ainsi jusqu'à ce qu’enfin Mme Simonin se rende à l’évidence que le père Lorho ne faisait pas que la battre mais qu’il abusait d’elle.

Gisèle avait alors seize ans. Chaque fois que le père Lorho lui collait une trempe, c’était parce qu’elle lui résistait. Et est-ce qu’elle lui résistait toujours? Impossible de le savoir. Ou plutôt, Mme Simonin n'était pas sûre de vouloir l’entendre. Ce qui n’a pas empêché qu'un jour, elle soit partie dans les rues, “comme une folle”, écrivait-elle dans son journal, qu’elle ait interrogé les passants jusqu'à ce qu’on lui dise dans quel jardin l’employé municipal faisait semblant de s’occuper. Et alors, elle l’a menacé d’aller tout dire à la police, ajoutant qu’on lui enlèverait l’enfant, et avec elle la petite pension qu'il lui était allouée pour sa garde, et qu’ensuite on ne leur confierait plus jamais la garde d’aucun autre enfant. Mais, au lieu de l’intimider, elle l’avait mis en fureur. Il avait dit:
— Allez trouver la police si vous croyez qu’elle vous écoute. Mais vous savez d’abord de qui vous parlez? Vous savez qui est Gisèle?
Et avant qu’elle ait pu se boucher les oreilles, il lui avait dit des horreurs.
— Vous savez pourquoi elle est chez nous, Gisèle? Elle vous l’a dit? Parce que c’est une traînée. À Marseille, quand elle avait quatorze ans, elle aguichait les hommes pour de l’argent. Elle couchait avec des hommes pour de l’argent. Et maintenant, c’est avec moi et avec mes enfants qu’elle veut faire pareil. Elle vous l’a dit? Vous le saviez? Non, vous ne le saviez pas. Maintenant, vous le savez!

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