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Gisèle (2)

Je descendais un chemin caillouteux, j’ai fait une chute sur les fesses dont je me suis relevé avec une violente douleur au poignet. J’ai repris ma voiture et j’ai regagné le village en conduisant d’une main. Au cabinet médical, j'ai été reçu par le docteur Hortense Machaud. Elle a palpé mon poignet, j’ai remué les doigts. Sans lever les yeux, elle m’a demandé si j'étais en vacances ici. Je lui ai parlé de la maison de Mme Simonin. Les yeux toujours baissés, comme pour me faire attendre, elle m’a dit:
— Je connais Mme Simonin. Je suis le médecin de l’institut Beauséjour où elle est pensionnaire, et avant cela je la voyais chez elle, à la villa Uranie.
La maison de Mme Simonin s'appelait "Villa Uranie". Je ne l'avais pas remarqué jusqu'alors.

Nous nous sommes revus. La radiographie a décelé une légère fracture. On m’a mis un plâtre. Je devais renoncer à conduire jusqu'à ce qu’on m’enlève ce plâtre, le prétexte tout trouvé pour prolonger mon séjour à Castellane.
Je dormais dans la chambre du bas. Je montais à l’étage et je faisais couler juste assez d’eau dans la baignoire pour m’asseoir dedans et m’asperger. Avant de redescendre, je poussais la porte de la chambre de la vieille dame sans oser y entrer, comme de crainte qu’elle puisse me surprendre. Un matin, j'allai jusqu’à son lit. De nouveau, ce parfum mêlé de tilleul et de lavande. Les cahiers étaient dans le tiroir de sa table de nuit. Il y en avait quatre. Des cahiers d’écolier, remplis d’une écriture rapide et lâche, au stylo bille. Je les ai descendus à la cuisine. 
Les notes qu’ils contenaient couvraient une période d’une trentaine d’années, depuis le début de son veuvage. Elles concernaient pour la plupart des soucis domestiques, la tenue de son jardin et de sa maison, mais il y était question aussi de ses élèves. Mme Simonin n'était pas du genre à s'épancher, il était rare que les remarques dépassent deux ou trois lignes, et elles pouvaient être espacées de plusieurs semaines. Mais dans le quatrième cahier, un prénom revenait plus souvent.

Hortense n'était libre que le soir. J’allais la chercher à son cabinet, nous dînions dans une brasserie de la place du marché où tout le monde semblait la connaître et la saluait de loin, sans sourire de la voir accompagnée, ni venir l'importuner à notre table. Ensuite, elle ne refusait pas toujours de rentrer à la villa Uranie pour dormir avec moi. 
Nous étions en octobre, la nuit tombait à six heures, à neuf heures les rues étaient désertes, et un vent froid les balayait, venu des cimes, qui la faisait s’accrocher à mon bras. Dans nos ébats, mon plâtre nous gênait en même temps qu’il nous faisait rire. La pluie tambourinait soudain sur les vitres, une pluie lourde qui semblait s'abattre de très haut dans le ciel. Nous sortions sur le perron pour fumer une cigarette et profiter du spectacle.

Un ami d’Hortense avait ouvert un ciné-club dans une ancienne écurie. Il y donnait à voir ou revoir de vieux films dont la location était peu onéreuse. Elle m’y a entraîné. Il s’appelait Bruno. J’ai supposé qu’ils étaient très amis. Un soir, nous y avons vu Angèle de Marcel Pagnol, et en sortant je lui ai demandé:
— Est-ce que le prénom de Gisèle te dit quelque chose?
— Je l’ai entendu, m’a-t-elle répondu, je ne sais plus où. Et toi, tu l’as lu dans les cahiers de Mme Simonin?
Alors, je lui ai expliqué ce que j’avais compris en reconstituant le puzzle à partir des fragments épars sur lesquels j’avais passé pas mal de temps, ces derniers jours, qui étaient souvent abscons, lacunaires, allusifs, et qui n’évoquaient pas toujours les évènements dans l’ordre chronologique où ils s'étaient produits.

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