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Gisèle (1)

 C'était bien la maison où j’avais passé des vacances avec mes parents, un été, quand j’avais dix ans. J’avais cru la reconnaître en voyant sa photo sur le site internet de l’agence, et maintenant je ne pouvais plus douter. Une maison grise, aussi large que haute, comme celle d’un notaire ou d’un médecin à l’ancienne, mais sans luxe, avec seulement trois marches de perron et un air désuet, au fond d’un parc planté de marronniers, sur la rive du Verdon. À l’agent immobilier qui a ouvert la grille du parc, j’ai dit que je connaissais cette maison, que j’y avais séjourné quand j'étais enfant, et que je me souvenais aussi de sa propriétaire, Mme Simonin qui nous y avait reçus.

— Connaissez-vous Mme Simonin? lui ai-je demandé. Est-elle encore vivante?
Il m’a répondu que oui. Qu’elle s'était retirée dans une résidence pour personnes âgées, trois ans auparavant, qui se trouvait à une quinzaine de kilomètres d’ici, plus haut dans la montagne.
— Déjà, à l’époque, elle vivait seule, ai-je ajouté. Je crois qu’elle était veuve.
— Oui, m’a-t-il répondu. Elle avait ses élèves, peu nombreux, mais jusqu'à son départ il lui arrivait encore de donner des leçons.
Et oui, en effet, j’avais oublié ce détail: Mme Simonin était professeure de violon.
Une fois à l’intérieur, j’ai été encore plus surpris de tout reconnaître: la disposition des pièces, les meubles, la cuisine et même les papiers peints qui se décollaient par endroits, laissant voir les plâtres où parfois des mots étaient écrits, ou des chiffres, en trop petits caractères pour qu'on puisse les lire. Tout avait vieilli, tout semblait fané, mais, dans la demi-obscurité où flottaient des poussières, je reconnaissais le parfum du tilleul mêlé à celui de la lavande.
Une femme de ménage était venue passer le balai et secouer les tapis avant mon arrivée, me dit mon guide. Mais on trouvait encore des papillons et des abeilles desséchés au pied des murs et sur le rebord des fenêtres. La maison était restée fermée pendant si longtemps, toute seule au fond du parc, comme une cage vide avec, devant sa façade, les marronniers qui devaient prendre un air sévère, les soirs d’orage. Et, au-delà du parc, la rivière qu’on ne voyait pas mais dont le bruit sourd ne cessait jamais.
Il a poussé les persiennes d'une fenêtre du salon, puis nous sommes montés à l'étage. Pendant le mois de notre séjour ici, Mme Simonin nous avait réservé le rez-de-chaussée qui était composé d’une chambre, d’un grand hall-salle à manger et de la cuisine, tandis qu’elle habitait à l'étage. Il m’a ouvert sa chambre, où le lit était couvert d’une courte-pointe brodée au point de croix. Elle jouxtait un salon où il y avait une bibliothèque, des fauteuils, une table de bridge, un piano et deux boîtes à violon posées sur le piano. Dans la salle de bain, la baignoire était si grande qu'on devait craindre de s’y noyer. Enfin, après m’avoir montré le disjoncteur électrique, il m’a remis les clés et je suis resté seul.


En venant à pied de l’agence avec lui, j’avais repéré une supérette, et j’y suis retourné pour acheter de la bière, du jambon, des œufs et des fruits. La cuisine était beaucoup trop grande pour l’usage que je pourrais en faire. Je m’y sentais un peu ridicule. Par chance, j’ai trouvé un poste de radio sur lequel on sélectionnait les stations en faisant tourner de gros boutons, et j’ai mis de la musique qu’une voix lointaine et grave avait annoncée comme “le concert du soir”.
Nous étions en septembre. Un bocal en verre, rempli de fleurs de tilleul, portait une étiquette écrite à la main qui indiquait une récolte déjà vieille de trois ans. Je me suis souvenu que nous sortions pour boire des tisanes sur les marches du perron, à l’heure où s’allument les lucioles. J'ai retrouvé sur mon téléphone le joli nom de “bractées” qui désigne ces élytres que je voyais flotter dans nos bols de faïence avec les fleurs.
Quand j’ai fini de dîner, j’ai appelé Karl sur l'écran de mon ordinateur. Je lui ai dit où j'étais.
— Que fais-tu à la montagne? m’a-t-il répondu.
Je lui ai dit qu’à Nice il faisait trop chaud, et comme il faisait presque aussi chaud maintenant à Paris, j’avais cherché en toute extrémité quelque-chose à louer à la montagne.
— Tu pouvais venir chez moi, a-t-il répondu. Tu sais que j’ai la place.
Karl habite sur le palier de son studio, dans un quartier branché de Copenhague. Je l’ai remercié, je lui ai répondu que j’y avais songé mais que le Danemark était trop cher pour moi. Et que, par chance, j’avais trouvé une maison où j’avais séjourné avec mes parents quand j'étais enfant.
— Tu vas remuer des souvenirs! a dit son visage sur l'écran où il semblait flotter comme un ballon ou comme un masque détaché du corps.
— Oui, sans doute, ai-je répondu. Mais je compte travailler un peu aussi. Et, à propos, où en sommes-nous de notre projet?
Quand Paul Sontag avait proposé à Karl de faire un album avec lui, Karl avait été aux anges. Karl était solidement installé dans le métier, il ne manquait pas de travail, mais Paul était une légende. Ils se connaissaient, il leur était arrivé de collaborer sur deux ou trois titres, mais cette fois c’était tout autre chose. Il s’agissait d’un album entier, qui viendrait après un long silence de Paul, qui marquerait un renouveau de sa carrière, encore que celui-ci n’avait pas besoin d’un renouveau de sa carrière pour vivre confortablement en Écosse avec sa femme et leurs deux enfants. Et quand Paul, sur le conseil de Karl, m'avait proposé de réaliser le clip, j’avais été ravi à mon tour. Et tout de suite j’avais fait de la place dans les commandes en cours pour me mettre à la disposition de ce projet. Mais les choses avaient traîné, et un an plus tard les deux protagonistes n’avaient toujours pas décidé quel serait le single, si bien que je devais attendre pour me mettre au travail. Et je craignais toujours que le projet soit abandonné, comme cela arrive souvent dans nos métiers, on parle d’un projet pendant des mois et des années, et puis un jour on y renonce, sans avoir commencé, on passe à autre chose, mais chaque fois que j'appelais Karl, il me répondait que non, rassure-toi, pas du tout. Nous travaillons beaucoup, mais tu sais comme Paul est perfectionniste!
Ce serait l’album de sa décennie, celui où pour la première fois Paul Sontag poserait sa voix spectrale sur de la musique électronique, où pour la première fois il dialoguerait avec un seul musicien, un magicien dans sa spécialité, même s’ils décidaient ensemble d’ajouter à l'univers décrit, ici et là, les sons d’un tout petit nombre d’instruments acoustiques, et j’étais très fier et impatient de faire partie de l’équipage.

Je prends quantité de photos d’insectes, de racines, de feuilles et de fleurs, que je travaille ensuite sur mon ordinateur jusqu'à ce que les plantes ressemblent à des insectes et les insectes à des plantes. J'en fais pivoter les images, je les étire, les déforme, les éclaire, les colore, dans le but que les plus drôles ou les plus inquiétants évoquent des êtres venus d’ailleurs. Je ménage entre eux des rencontres improbables, des accouplements, des enchevêtrements de pattes, d'antennes, de vrilles et de tiges. Des morsures ou des baisers de mandibules. Ensuite, je les anime pour donner l'impression qu’ils hésitent à exister vraiment, qu’ils vibrent et qu’ils vivent au rythme de la musique qu'ils illustrent et qui semble, elle la première, sujette à d’incessantes métamorphoses.

Je dormais, cet été-là, dans la même chambre que mes parents, et je me souviens que, le matin, à notre réveil, comme nous marchions pieds nus, il nous arrivait de trouver des scorpions sur le sol.

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