J’arrivais à Saint-Jean-d'Angély tôt le matin. C'était à l’automne 2019, le jour se levait et le ciel était pluvieux. J'étais invité à donner des cours de méthodologie d’enseignement du français à des professeurs venus de différents pays et regroupés là par une association qui organisait l’accueil et me payait à l’heure. La méthode que j’avais mise au point consistait à enseigner le français dans des poèmes classiques. On apprenait un poème dans sa forme orale et écrite, et ainsi on apprenait la langue. Mes interventions duraient des matinées entières et elles étaient aventureuses, à cause de la diversité du public que je découvrais en entrant dans la salle, et parce que ma proposition d’outils numériques me rendait tributaire d’une connexion internet qui était souvent défaillante.
Le diagnostic n'était pas encore posé. Le premier ne devait l'être que quelques semaines plus tard, le 24 décembre, mais je savais que A. était malade. Nous le savions sans en parler. Et il y avait ces matins où je faisais mine de ne pas le savoir.
Le campus universitaire est de construction récente, de béton, de métal et de verre, à l’écart du centre-ville. Il était inévitable pour moi de m'égarer dans les cours, les couloirs, les escaliers, les étages. Mais, en descendant du tramway, avant de me risquer à la recherche du bâtiment et de la salle qu’on m’avait indiqués par email, j’entrais dans une cafétéria dont la devanture était éclairée et où j'étais l’un des premiers clients. Je commandais un café-crème et je passais là un moment à feuilleter mon téléphone.
Il se produisait une impression très forte, quelque chose comme une épiphanie, au moment où je descendais du tramway pour me retrouver sur le trottoir désert, rectiligne, et une seconde plus violente encore au moment où je ressortais de la cafétéria.
Au moment où j'étais descendu du tramway, j’avais vu que le ciel était noir, que l’orage menaçait. Au moment où je sortais de la cafétéria, il avait commencé à pleuvoir, alors j’hésitais sur le seuil, je marquais un arrêt, et je trouvais stupéfiante la beauté du ciel d’orage.
J'éprouvais une immense tristesse en même temps que j'étais stupéfait par la beauté du ciel d’orage.
Il ne me restait plus qu'à traverser le boulevard pour entrer dans le campus dont la cour principale serait peuplée d’étudiants et de professeurs encore mal réveillés, mais je ne basculais pas encore, je restais debout sur le bord de la falaise. Et il me semble qu’alors, je savais.
Ce que disait l’épiphanie me paraît aujourd'hui, cinq ans et demi plus tard, facile à entendre. Mais, à ce moment-là, j’aurais été incapable de le dire, de le répéter, même pour moi seul. Comme un sacrilège.
Nous sommes le dimanche 15 juin 2025. J'écris cette note sur mon téléphone, j’ai commencé sans y avoir réfléchi, en sortant de chez moi, tôt ce matin, pour aller marcher sur la Promenade des Anglais et jusqu’au port où j’ai mon habitude au Café du Cycliste. Et j’ai continué le long du chemin, en m'arrêtant sur un banc de la Promenade. Puis, quand je suis sorti du Café du Cycliste, j’ai pensé que je devais aller à Saint-Jean-d'Angély pour faire des photos.
Cette note s'ajoute au cahier que j’ai intitulé Évite et qui est au départ du projet Nice-Nord auquel je travaille depuis l’automne 2020.
Au printemps 2020, j’ai écrit un petit nombre de textes dans un état hallucinatoire, le plus souvent la nuit, couché dans le même lit que la malade. Mais il en est un, à peine plus ancien puisqu'il date du 20 décembre 2019, cinq jours donc avant que tombe le diagnostic, que je retrouve dans mes archives et qui dit ceci:
Ils emportent
leur café
brûlant pour le boire
debout devant la pluie
et le jour qui se lève
Tant que pluie
luit encore
sur les rails
du tramway
que flotte un peu d’
étoupe de nuit
ils restent
debout
à entendre
comme
résonne
dans le ciel
la musique
d'un orchestre invisible
dont cuivres et timbales
évoquent les batailles
qui traversent l’Europe
[Écouter]
Il me semble qu’au moment de basculer, de traverser le boulevard pour pénétrer dans le campus, je chaussais mes écouteurs pour écouter un peu de musique. Que pouvais-je écouter alors? Sans doute quelque chose d’emphatique. Quelque chose qui me venait du fond de ma culture familiale, la voix de Maria Callas ou de Luciano Pavarotti. Je me dis aujourd'hui que quelque chose du Kraftwerk aurait mieux convenu.
Comme un sacrilège que je n’osais pas me répéter à moi-même, l’épiphanie disait que je continuerais de vivre.
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