Je me suis souvenu de la phrase restée célèbre de Neil Armstrong en 1969, à propos du premier pas sur la lune. Il dit: “That's one small step for a man, one giant leap for mankind”. Elle m’est venue à l’esprit en revoyant, hier soir, New York Melody (Begin Again) de John Carney, sorti en 2013. J’admirais les tenues vestimentaires qu'arbore Keira Knightley dans ce film, et je les comparais à celles dont avait été affublée Brigitte Bardot dans les siens, en me disant que cette évolution de la mode féminine, qui s'était opérée en quelques décennies, marquait un progrès de l’humanité. Cette remarque ne procédait pas d’une réflexion théorique mais d’une impression qui s'imposait à moi, et qui me rendait heureux et fier. Je ne crois guère au progrès. Je serais bien en peine de dire dans quel autre domaine de l’activité humaine nous aurions progressé, dans la même période, d’un point de vue esthétique et moral. Je suis très amateur de la musique de Thom Yorke, par exemple, mais il ne me viendrait pas à l'idée de dire qu’elle marque un progrès par rapport à celle de Johnny Cash ou d’Édith Piaf. Mais à propos de ce film, je ne doutais pas, et je continue à ne pas douter.
Je vois, en consultant la fiche Wikipedia consacrée au film, que le costumier est un certain Arjun Bhasin, né en Inde et qui continue d’habiter en Inde en alternance avec New York. J’avais cru deviner une influence arabe dans la coupe des pantalons (ou d’un pantalon au moins) que porte le personnage de Gretta, incarné par Keira Knightley. Mais compte tenu des origines du costume designer, l’influence pourrait venir non pas du sarouel mais plutôt du salwar (ou shalwar) indien.
Gretta porte presque toujours des sandales plates. Qui peut penser encore qu’une femme a besoin de se jucher sur des chaussures à talons hauts pour être plus sexy?
Je soumets les lignes qui précèdent à l’examen critique de l’IA. En réponse, Gemini cite les travaux de Roland Barthes, de Gilles Lipovetsky et d'Elizabeth Wilson. À quoi, il ajoute:
"Bien que moins théoriques que les ouvrages cités, de nombreux articles récents de critiques de mode dans des journaux comme The New York Times, Vogue, Business of Fashion ont abordé cette idée d'un "nouveau sexy" ou d'une "élégance confortable". Ils parlent souvent de la tendance à s'éloigner des codes de séduction explicites (talons hauts, robes moulantes) pour adopter une esthétique plus naturelle, confortable, et centrée sur l'aisance du corps. C'est là que l'on trouve des discussions sur le "power dressing" moderne qui privilégie la fonctionnalité et le confort à la contrainte. Ce type de discussion valide votre intuition d'un progrès esthétique et moral, car il s'agit d'une mode qui met davantage l'accent sur le bien-être et l'empowerment intrinsèque plutôt que sur l'objectification.”
Si un progrès esthético-moral s’est bien opéré de Bardot à Knightley, il me semble qu’il procède au moins autant d’un métissage culturel (d’une hybridation) que d’un renoncement à la séduction, fût-elle “explicite”.
Begin Again est représentatif du genre “comédie américaine”, et plus précisément du sous-genre que Stanley Cavell désigne comme “comédie du remariage”. Les deux personnages principaux, Gretta et Dan se rencontrent et collaborent à la conception et à la réalisation d’un album de chansons qui leur vaudra un succès professionnel qui changera leurs vies. Qui leur donnera un nouveau départ. Mais ce travail implique en arrière-plan un triple enjeu: 1) celui de savoir s’ils céderont à l'attirance physique qu’ils éprouvent l'un pour l'autre, 2) celui de savoir si Dan se “remariera” avec la femme dont il est séparé, 3) celui de savoir si Gretta se “remariera” avec le petit ami qui l’a quittée et qui semble très désireux de reprendre la relation. Dans une comédie américaine classique, la réponse à la première question serait négative, et elle l’est ici aussi. Celle à la deuxième question serait positive et elle l’est ici aussi. Mais la réponse à la troisième question serait positive, elle aussi, pour conduire à un “happy end” sans partage, tandis qu’ici Gretta finit par renoncer. Elle a gagné de haute lutte la possibilité du remariage, elle a reconquis le petit ami qui l’avait quittée pour une autre, et elle l’a fait en usant d’une chanson qu’elle a écrite et qu’elle chante, et qu’elle lui envoie à écouter sur son téléphone. Mais ensuite, elle refuse. On la voit qui s’en va seule, à bicyclette, la nuit, dans les rues de New York.
Remarquons que l’album de chansons qu’ils réalisent ensemble ne témoigne ni de la révolte ni du désespoir. Sa musique ne relève ni du blues ni du punk, encore qu'ils en soient à l’enregistrer dans la rue, avec les moyens du bord. Et qu’aux trois décisions qu'ils doivent prendre, concernant les relations amoureuses, ils répondent chaque fois d’une manière qui paraît aussi sage que possible. Non pas, pour Gretta au moins, de la façon qui paraîtrait la plus facile (elle s'en va seule) mais celle qui a le plus de chance de lui valoir un bonheur durable, enraciné dans l'intégrité personnelle et la maturité affective.
Au début du film, Dan est alcoolique. À la fin, il renonce à l’alcool (ou il essaie, du moins). La leçon du film est un appel à la conversion.
Les pieds nus de Keira dans les sandales plates qu’elle porte ne sont pas moins érotiques que les fesses de Brigitte dans Le Mépris de Jean-Luc Godard. Mais ils s'offrent à la vue sans braver (chez nous) aucun interdit.
Gretta continuera d'écrire des chansons et de les chanter. Il est probable que ses chansons n’atteindront jamais la puissance hallucinatoire de celles des Doors. Mais il est probable aussi qu’elle ne mourra pas à vingt-sept ans comme Jim Morrison, ni dans les mêmes conditions que lui.
David Hockney, comme avant lui Henri Matisse, la précèdent sur la Voie qu’elle choisie.
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