La vidéo fait alterner deux séries d'images. Dans la première, ce sont des scènes nocturnes, dont Daniel comprend qu’elles ont été filmées pendant les fêtes des villas. On y voit des jeunes gens en plans rapprochés, le plus souvent ils regardent l’objectif, on leur a demandé de le faire, les images décrivent leurs tenues vestimentaires, les postures de leurs corps et leurs visages toujours muets, parce qu’on leur a demandé aussi de se taire, et ces images nous disent leur état de fatigue, leur ivresse. Ils sont au bord du sommeil ou dans un état d’hypnose. Et ces images sont floues et mal éclairées.
La seconde série s’intercale par fragments dans la première. Elle est au contraire très lumineuse. On y voit un groupe de jeunes gens qui marchent dans la campagne, sur un chemin étroit, noyé par les feuillages des arbres et par les hautes herbes. À la dernière image, on comprendra qu’ils descendent à la rivière où ils vont se baigner. Et ils semblent tous en bonne santé, pleins d'énergie. Et parmi toutes ces images, on voit celles d’une jeune fille qui porte un enfant. La jeune fille doit avoir seize ou dix-sept ans et elle se distingue par une abondante et flamboyante chevelure rousse, et l’enfant qu’elle porte n’est plus tout à fait un bébé, c'est une fillette de trois ou quatre ans.
L’histoire pourrait être celle-ci — je parle d'une histoire que les quelques plans très brefs de la vidéo ne racontent pas, mais qu’ils nous font nous raconter en arrière plan, qu’on imagine comme on peut pour donner une cohérence au peu qu'on voit. Ils sont à la campagne, dans une vieille maison familiale qui serait celle des parents de la jeune fille rousse. Les parents sont bien présents mais ils ne se font pas voir. La jeune fille rousse leur a demandé l’autorisation d'y inviter un groupe de camarades à l'occasion d’un weekend de fin d'année scolaire ou peut-être en septembre, avant que la nouvelle année commence. Et ce matin-là, juste après le petit déjeuner, la jeune fille rousse a dit à ses amis: "Je vous emmène tous à la rivière!" Mais parmi eux, il y avait aussi la fillette. Qui est-elle? Je dirais qu’elle est la demi-sœur de la jeune fille rousse. Les parents de la jeune fille rousse ont divorcé puis le père s’est remarié avec une femme bien plus jeune que lui dont il a eu cette enfant.
La maison appartient à la famille du père. Quand elle était petite, la jeune fille rousse y venait avec ses deux parents, maintenant le père s’y rend avec sa nouvelle femme et maintenant aussi avec l’enfant qu’il a eu d’elle. Disons que la jeune fille rousse s'appelle Sylvie, et que la fillette s’appelle Bertille.
Quand leur père demande à Sylvie de venir passer le weekend dans la maison familiale avec sa nouvelle femme et leur fille, Sylvie refuse toujours. Cette maison est celle de ses grands-parents, où elle venait avec ses deux parents quand elle était petite, et chaque fois elle invente un nouveau prétexte pour ne pas s’y retrouver avec la nouvelle femme de son père. Ni donc avec leur fille. Mais cette fois, pour la première fois, elle a accepté à condition qu'il l’autorise à y inviter des camarades.
Ils ont écouté de la musique jusque tard dans la nuit, dans le jardin, sans que le père ose seulement leur demander de baisser le son, et encore moins sa femme. Puis, ils ont dormi où ils ont pu, comme ils ont pu, avec qui ils ont pu, certains dans le jardin, d’autres dans la maison. Et maintenant, c’est le matin. Et comme ils se retrouvent dans la cuisine pour boire du café et manger des tartines de pain beurré, Sylvie a dit: "Maintenant, dépêchez-vous, bougez-vous, je vous emmène à la rivière!" Et, comme Bertille a entendu cette parole, elle a dit: "Je veux y aller, moi aussi! Sylvie, tu m’emmènes avec vous!" Et le père et la mère se sont alors regardés. Et Sylvie les a regardés. Et Bertille, d’où elle était, sous leurs mentons, les a regardés tous les trois. Puis Sylvie a pris soudain la décision. Sans attendre l’autorisation des deux autres, elle a dit à Bertille: "Bien sûr, mets tes chaussures, tu viens avec nous!"
Pour autant le chemin de la rivière est bien trop escarpé pour une fillette de trois ans. Et bientôt elle ne peut plus marcher. Alors, Sylvie la prend aux bras. Mais Bertille est trop grande et trop lourde, alors elle la porte devant elle, de manière maladroite, comme un sac de patates. Et sans trop voir où elle met les pieds, elle prend garde de tomber avec elle dans ses bras. Jusqu'au moment où la pente s’accentue. La rivière n'est plus bien loin, on l'aperçoit. Alors un jeune homme qui suivait Sylvie, s'approche à sa hauteur et s’empare de Bertille pour l’asseoir sur ses épaules. Il est si grand que Bertille doit baisser la tête sous les branches d’arbres. Et Sylvie est cette fois derrière eux. Elle n’a pas remercié le garçon. Elle n’a pas dit un seul mot. Mais maintenant qu’elle le suit, elle tend un bras devant elle pour s’accrocher à sa ceinture.
(Les images nocturnes ressemblent, dans ma tête, aux photos d'Hedi Slimane. La deuxième histoire s’inspire du film d’Olivier Assayas, L’Heure d'été (2008), où Sylvie est interprétée par Alice de Lencquesaing.)
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