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Articles

Esthétique de la nouvelle

Quand on lit une nouvelle, il arrive qu'on ait le sentiment d'un nombre parfait. Le sentiment qu'elle contient le nombre exact d'informations dont nous avions besoin (et dont elle d'abord avait besoin), livrées avec le nombre exact de mots qu'il fallait.  Je parle d'un sentiment, ou d'une impression, parce que, bien sûr, cette exactitude ne se mesure pas. Nous serions incapables de dire de combien d'informations se composait l'histoire, même si un traitement de textes peut nous dire combien de mots nous avons lus. Et si même le nombre d'informations pouvait être établi lui aussi, comme celui des mots, par une analyse de l'Intelligence Artificielle (ce qui ne me semble pas impossible, de manière approximative au moins), rien ne nous dirait si ce nombre est celui qu'il fallait. Il se trouve que parfois nous éprouvons ce sentiment de perfection. D'adéquation parfaite entre ce que le texte voulait nous dire (et nous faire imaginer) et...

Des voyageurs romantiques

Le plus souvent, quand elle parlait du Maître, Anna Maria disait "le Maître", comme nous tous, mais parfois aussi il lui arrivait de l'appeler "Lucian", ce qu'aucun de nous n'aurait osé, et même, quand elle s'adressait à lui, elle pouvait dire "mon oncle". Ainsi, Anna Maria Jimenez Durante et le Maître étaient parents. La différence d'âge nous donnait à penser que Lucian Cappadoro était plutôt son grand-oncle. De fait, ils habitaient ensemble un bel appartement du quartier Monserrat, derrière le Palacio Barolo, où il arrivait que l'un de nous soit chargé d'apporter à ce dernier un document pour qu'il le signe. Notre Secrétaire, Fernando Auguri, l'avait chargé de cette mission. Quant à lui, personne ne savait où il habitait. Avait-il seulement une adresse? On disait qu'il était pauvre et qu'il vivait dans des hôtels dont il changeait souvent, transportant de l'un à l'autre ses livres et surtout le grand re...

Un dentiste de Montmartre

Depuis que Miguel Arroyo (le narrateur) faisait partie du Cercle, aucune action assassine n'avait été commise. Aucune action héroïque non plus. Denis Sandler et lui s'y étaient rencontrés dans leur jeune âge et, depuis lors, les dix membres du Cercle n'avaient eu à accomplir aucun exploit, seulement des surveillances discrètes, des démarches compliquées auprès d'administrations étrangères, des achats de tableaux dans des ventes publiques, des recherches de vieux livres chez les bouquinistes, la photo qu'il fallait prendre d'un couple installé à la terrasse du café Florian, place Saint Marc, des visites dans des zoos, d'autres dans cimetières, ainsi parfois que de menus larcins, des chapardages idiots, d'un foulard dans un vestiaire, ou, plus grave, d'une clarinette dans la loge d'un artiste, mais rien qui leur fît craindre d'y perdre la vie ou d'être mis en prison.  Ils s'étaient attendus à devoir accomplir des aventures romanesques. ...

Le Cercle de Buenos Aires

Il y a, chez Jorge Luis Borges, une scène que je ne perds de vue jamais bien longtemps. Je vais la décrire sans d'abord revenir au texte, sans seulement pouvoir dire dans laquelle des nouvelles de l'auteur elle figure, en me demandant même si elle ne revient pas dans plusieurs, ce que je chercherai à vérifier plus tard. Cette scène, la voici. Nous sommes à Buenos Aires un jour de grand soleil, où il fait chaud, probablement l'été. La narrateur retrouve un autre homme dans un glacier. Ils sont vieux, ils se tiennent assis dans l'ombre et ils ont une conversation au début de laquelle le narrateur se fait servir un grand verre de lait froid. Ce verre est devant lui, sur une petite table ronde, tandis qu'il parle, et son interlocuteur est en retrait, on le voit mal, ce qui ne l'empêche pas, pendant que l'autre parle, de regarder la rue. Voilà, c'est toute la scène. Elle est muette, on ne sait pas de quoi ils parlent. Ils se sont donné rendez-vous dans ce gla...

Le marcheur

Si, quand tu as vu arriver le train, tu n'avais pas été saisi d'effroi mais que tu avais baissé la tête, gardé tes deux mains dans les poches de ton manteau et allongé le pas, une fois de plus, le train serait passé derrière toi sans t'écraser, et tu continuerais maintenant de marcher dans la nuit.

Le Boléro

Catherine et Françoise étaient avec leur mère devant l'église Notre-Dame, et Catherine pleurait. Françoise s'éloignait déjà, elle disait: “Catherine chérie, ne pleure pas! Je ne veux pas que tu pleures!" Et Catherine répondait: “Mais non, voilà, c'est fini, je ne pleure plus. Et vous, dépêchez-vous! Vous allez rater l'avion!" Leur mère se tenait entre les deux, une main encore sur le poignet de Catherine, mais on voyait qu'elle devait partir avec Françoise. Le taxi était déjà là. Le chauffeur en était sorti pour prendre leurs bagages posés à leurs pieds, tandis sa voiture, arrêtée à l'angle du trottoir, gênait la circulation, et qu'il haussait les épaules pour répondre aux protestations des autres automobilistes. Elles sont donc parties, et Catherine leur faisait signe de la main, tandis que le taxi s'éloignait, mais elle pleurait encore. Et comme je me trouvais arrêté devant elle, et comme bien sûr je l'avais reconnue, je n'ai pas pu m...

L'intrigue et les figures

Les fictions romanesques (romans et cinéma) se déploient de manières différentes dans le temps de la lecture puis dans le souvenir. Quand je lis, je suis sur des rails, je me dirige du début vers la fin, et je découvre le paysage au fur et à mesure que j'avance. J'ai affaire à une succession ininterrompue d'informations, qui s'enchaînent l'une l'autre. En revanche, quand je me souviens d'une histoire que j'ai déjà lue, il n'y a plus de rails. Je n'ai plus affaire à une succession mais à une nuée d'informations. Elles gravitent toutes ensemble dans ma tête. Je propose d'appeler "intrigue" le déroulé de l'histoire, et "figures" les éléments imaginaires qui la composent. Quand on raconte une histoire, est-ce d'abord pour son intrigue, ou d'abord pour les figures qui la composent? Et le lecteur, de son côté, est-il intéressé d'abord par l'une ou par les autres pendant le temps de sa lecture, tandis qu...