Sa mère lui a demandé d'acheter un sac de farine et une bouteille d'huile ou des œufs à l'épicerie voisine, et peut-être quelque chose d'autre à la droguerie ou à la mercerie. Elle lui a fait répéter trois ou quatre fois cette courte liste de produits qu'il devra lui rapporter, elle lui a donné l’argent pour les payer, et pour mener à bien cette mission qu'elle lui confie, il n'aura pas besoin de quitter le même trottoir où ils habitent, sur le boulevard Gambetta, juste au-dessous de la rue Vernier où il y a son école en face de son église. Il connaît bien les commerçants auxquels il devra s'adresser et ceux-ci le connaissent aussi, un bonhomme de six ou sept ans qui vient d'habitude avec sa mère et qui, cette fois, pour la première fois, se présente seul avec un porte-monnaie à fermoir métallique et son filet à provisions. Il s'agit d'une course de quelques minutes à peine dans un environnement qui lui est familier, où il ne court aucun danger, mais voilà que le soir tombe et qu'une idée sombre et bizarre s'empare de son esprit. Il s'imagine qu'en retournant chez lui, quand il aura monté les deux étages pour arriver devant leur porte, et qu'il aura frappé à cette porte, la personne qui lui ouvrira sera une très vieille femme vêtue de noir, toute ridée, et il sait en même temps que cette vieille femme sera sa mère. Il aura peur bien sûr mais il devra surmonter cette peur pour entrer derrière elle sans rien dire. Et ce qu'il se passera ensuite, il le sait aussi. Il devra aller se coucher dans son lit, dans ce même petit logement deux pièces et cuisine, avec le cabinet sur le balcon, qu'ils habitent seuls ensemble, il devra s'endormir en écoutant les pas et les frôlements de la robe noire de la vieille femme qui glisse d'une pièce à l'autre. Il sait qu'elle ne lui fera aucun mal, et qu'alors il devra juste fermer les yeux et dormir, s'abandonner au sommeil et à ses rêves, pour qu'au matin, il soit réveillé par sa vraie mère, jeune et jolie comme elle a toujours été.
Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur...
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