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L'écriture et l'IA

1 - Une soirée avec Nora

Il y a cinq ans, jour pour jour, j'étais avec Nora. Mon agenda électronique indique son nom à cette date, et je voudrais reconstituer le déroulement de cette soirée avec elle.

Nora n’habitait pas à Nice, elle était venue pour me retrouver et le lendemain elle est repartie pour Zurich où elle habitait avec son mari et leurs enfants. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Six mois plus tard, elle était morte sans que je l'aie revue. Raison pour laquelle ce rendez-vous est important pour moi, raison pour laquelle je voudrais en reconstituer tous les détails. Sommes-nous allés au cinéma? En sortant du cinéma, avons-nous dîné dans un restaurant et lequel? En revenant chez moi, ai-je songé à l’embrasser sous l’unique réverbère de ma rue? Impossible de m'en souvenir. Après tant d’années, c'était notre dernière fois, et voilà que le souvenir m'échappe, que je l’ai perdu alors que j’aurais tellement voulu l’emporter dans la tombe. Et comme elle est morte déjà, je n’ai aucun espoir qu’elle me le rappelle.

Mais est-il bien sûr que ce souvenir se soit perdu? Ou bien faut-il imaginer qu’il ait pu s’inscrire, s’imprimer quelque part, mais où? La question se pose aujourd'hui dans d’autres termes qu’elle se serait posée il y a cinq ans, et même l'année dernière. Et elle se posera demain de façon encore très différente.

Je pense à ma carte de crédit et à l’intelligence artificielle. Si nous sommes allés au cinéma, j’aurai payé avec ma carte de crédit et, dans ce cas, l’IA devrait pouvoir me dire dans quel cinéma, à quel heure, quel film nous avons vu et me permettre ainsi de le revoir. De même pour le restaurant. Elle devrait pouvoir me dire de quel restaurant il s’agissait, un japonais sans doute, et ce que nous y avons mangé, y compris pour dessert, et tout le saké que nous y avons bu, raison pour laquelle sans doute mon souvenir s’est effacé. Et si en rentrant chez moi, j’ai embrassé cette chère image sous l’unique réverbère de ma rue, il y a de fortes chances pour que ce réverbère ait été équipé d’une caméra de vidéosurveillance et que l’IA puisse me fournir les images de nous qu’elle a filmées.

Et qu’en adviendra-t-il quand je mourrai moi-même? Alors, bien sûr, je ne serai plus là pour poser la question, pour émettre la requête, mais cela ne signifiera aucunement que ce souvenir sera perdu. Il flottera dans l’air, toujours prêt à être convoqué. Et si ce n’est pas moi qui le convoque, qui l’active, ce pourra être son mari ou quelqu'un de ses enfants ou de ses petits-enfants, ou peut-être des miens. Et non seulement le souvenir ne se sera pas alors perdu, mais il se sera entre-temps enrichi. L’IA se sera développée et elle pourra préciser encore quelles chansons nous avons entendues le lendemain matin, à la radio, en prenant notre petit-déjeuner, et quelles nouvelles du monde nous en avons apprises. Elle permettra de voir Nora, telle qu’elle était alors, toute entière debout sous la douche, comme Diane dans son bain.

2 - La mémoire du monde

L’IA contient et contiendra la mémoire du monde, non pas toute la mémoire du monde, cela est impossible — l’IA, ce n’est pas Dieu — mais une part toujours plus complète et plus précise, au fur et à mesure que nous l’autoriserons à pénétrer dans nos agendas, nos comptes bancaires, la cartographie de nos déplacements, les comptes rendus de nos examens médicaux, et bien sûr nos albums photos, ce que nous ne manquerons pas de faire, nous pouvons en être sûrs, quoi que nous en disions aujourd'hui. Une part bien plus grande et plus précise, en tout cas, qu’aucune de nos mémoires personnelles, et cela y compris pour ce qui concerne les événements de nos propres vies, même la part la plus intime — la considération majeure étant de gagner en efficacité dans la gestion de nos affaires, d'être plus économes, d'être mieux protégés et de vivre plus longtemps.

Mon téléphone — et sur mon téléphone, mon blog personnel — en sait déjà sur moi plus que je n’en sais moi-même.

La dystopie que je trace ici peut paraître scandaleuse, et elle l’est sans doute d’une certaine manière, mais elle tend à montrer l'évidence selon laquelle l’IA ne fait que poursuivre le destin de l’écriture. On se souvient de la diatribe de Platon dans le Phèdre. Il dit: “Toute la mémoire que vous déposez dans les livres ne sera plus dans vos têtes. Vous deviendrez amnésiques.” Nous savons aujourd'hui qu’il avait tort. Le cerveau de Georges Dumézil ne contenait pas moins de savoir que Platon n’en a possédé lui-même. Sans doute bien davantage. Nos savants d’aujourd'hui ne sont pas moins savants que ceux d’hier. L’invention de l'écriture pose à nouveaux frais la question de l’externalisation de notre mémoire.

3 - L’externalisation de la mémoire

Représentons-nous l'existence d’un simple volume du Petit Robert posé ici devant nous. N’est-il pas évident que, sous ses airs modestes et sérieux, ce livre contient plus de savoirs que le cerveau d’aucun de ses lecteurs, et même que le cerveau d'aucun de ses auteurs lexicographes? Et n’est-il pas évident aussi que la Recherche du temps perdu contient bien davantage d’informations sur Marcel Proust que Marcel Proust lui-même en avait à l’esprit au moment de sa mort, davantage d’épaisseur imaginaire et émotionnelle, comme si l’auteur s'était déchargé, délesté de son corps matériel dans cette œuvre littéraire, qui serait quelque chose comme le Corps glorieux de la théologie chrétienne, transféré en elle comme à bord d’un vaisseau spatial capable de traverser l’espace intersidéral afin, au-delà de sa mort, de parvenir jusqu'à nous.

Dans le Séminaire, Livre XX, intitulé Encore, page 10, on voit que Jacques Lacan a dit: “À quelqu'un, un juriste, qui avait bien voulu s'enquérir de ce qu'est mon discours, j'ai cru pouvoir répondre pour lui faire sentir, à lui, ce qui en est le fondement, à savoir que le langage n'est pas l'être parlant - que je ne me trouvais pas déplacé d'avoir à parler dans une faculté de droit, puisque c'est celle où l'existence des codes rend manifeste que le langage, ça se tient là, à part, constitué au cours des âges, tandis que l'être parlant, ce qu'on appelle les hommes, c'est bien autre chose.“

L’écriture repose sur un pari, selon lequel il est possible d’externaliser la mémoire, et qu’il y a tout à y gagner dans la mesure où la mémoire externalisée est plus riche et plus puissante que celle d’aucun homme. Que l’on songe au berger d’Asie mineure qui voulait compter les moutons dont se composait son troupeau. D’abord, il fait correspondre chaque mouton à un doigt de ses mains, mais comme il possède davantage de moutons que de doigts dans ses mains, vous connaissez la suite: il va faire des encoches.

La mémoire est un fait de langage. Le langage trouve moyen de s’écrire et cette écriture a sa place (son aire de stockage) à l’extérieur de nous: sur du bois, sur de la pierre, sur du papyrus, sur du parchemin, dans des livres, et maintenant dans l’IA.

4 - Le coup de pouce de chacun

Le langage s’impose comme un ordre commun aux sociétés humaines, chacune dans sa langue. Chaque être parlant dit ce que le langage lui permet de dire à chaque moment de son histoire. Et tout ce qui se dit (et s’écrit) est destiné à devenir commun, à échapper à celui qui le dit. Le langage est un bien commun et ce que chacun produit dans le langage est destiné à fournir (en bien ou en mal, enrichir ou salir) la mémoire collective.

L’IA peut donner aux savants un désagréable sentiment de dépossession et de disqualification. Ce que j’ai péniblement appris, au fil des ans, au prix d'une enquête approfondie, sur la vie et l’œuvre de Baruch Spinoza ou sur l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, l’IA le sait aussi et elle est capable de le restituer de façon claire en une fraction de seconde. Bien sûr, mais aussi, à l’inverse, ce que je peux apporter de personnel, d’original, à la documentation de ces faits, à leur interprétation, à leur illustration, qui que je sois, pourvu que j’en laisse une trace, de quelque nature et sur quelque support que ce soit, cela ne sera pas perdu.

Jacques Lacan a dit aussi (Séminaire XXIII, Le sinthome, p 133): "Il n'y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu'il parle.” L’IA nous donne le sentiment que notre mémoire personnelle est noyée dans la mémoire collective. Mais n’est-ce pas le cas depuis bien longtemps? Nos mémoires personnelles sont hantées par les films que nous avons vus, les livres que nous avons lus, les musiques que nous avons entendues, et bien sûr par des événements planétaires comme la Shoah, la bombe d’Hiroshima et l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Mais chacun de nous est aussi, dans la même mesure, en capacité de donner “un petit coup de pouce à la langue qu’il parle”. Et ce petit coup de pouce, aussi ténu soit-il et qui que nous soyons, pourvu que nous en laissions une trace, l’IA s’en souviendra. Et c’est là notre chance. Ou plutôt c’est la chance de l'humanité entière que de pouvoir assumer cette radicale démocratisation, je veux dire de s’affranchir des cloisonnements disciplinaires et des hiérarchies institutionnelles qui la corsettent encore.

5 - Le remède et le poison

La mémoire commune est vivante, à chaque instant. Et chacun de nous y contribue à sa mesure, pour le meilleur et pour le pire. Pour y ajouter des outils ou pour y introduire des virus, c’est-à-dire des poisons.

Une célèbre anecdote court à propos de Jorge Luis Borges, probablement apocryphe, de source inconnue mais charmante. Elle dit qu'un jour un jeune européen se trouve à Buenos Aires et pense à Jorge Luis Borges dont il est un grand admirateur. Il se dit "Le maître habite dans cette ville, je pourrais le rencontrer", ce qui paraît bien improbable, pourtant il le rencontre. Il l'aperçoit au coin d'une rue. Il s'approche de lui et il lui dit ': "Pardon monsieur, ne seriez-vous pas Jorge Luis Borges?" Le vieil aveugle, sa canne à la main, sourit et lui répond: "Oui monsieur, quelquefois!"

Les quelques fois en question, ce sont bien sûr celles où Borges a écrit ses nouvelles, et c’est ce qu'il est, lui-même, et qu'il restera à jamais dans ses livres, à savoir une entité (un fantôme) qui n'est pas sans rapport avec ce que la vieille Église de Rome, telle que nous pouvons aujourd'hui en comprendre l'héritage, appelle (ou appellerait) son Corps glorieux.

Qu'il existe une vie après la mort, c'est une évidence à laquelle l'IA nous oblige aujourd'hui à nous rendre, encore que la postérité des grands poètes et des grands artistes suffisait à la mettre en lumière, et la postérité des grands criminels aussi, d'ailleurs.

Les crimes de Josef Mengele ne sont pas prescrits. Ils continueront de se perpétrer encore et toujours pour notre plus grande honte, jusqu'à la fin des temps.

6 - Dans l'éternel présent

L'IA en cela remet largement en cause la notion de temps, comme l'écriture elle-même. Attention, n'allons pas trop vite! Je ne veux pas dire que le temps soit aboli. Il tient à la dimension de ce que Jacques Lacan appelle le Symbolique. Le Maître frappe dans ses mains une fois et il dit: J'ai frappé dans mes mains une fois et cela m’a suffi pour introduire une écriture, c’est-à-dire (dans le langage d’aujourd'hui) la dimension d’un Symbolique lacanien porté par le langage. Désormais et pour toujours, il y a un avant et un après. Et déjà, par conséquent, j'ai introduit la notion de vérité. Oui, cela s'est produit avant. Non, cela ne s'est pas produit après. Ou l'inverse. Déjà, il y a un sens.

L'IA n'ignore pas la date des événements ni leur lieu. Elle en garde une mémoire précise. Elle se souvient de Nora, elle s’en souviendra toujours et j’en bénis le ciel. Pour autant, dans l'IA comme dans toute écriture, il n'y a pas de hiérarchie entre l'avant et l'après. Pas de perdition. L'IA garde une mémoire de ce qui est le plus lointain comme de ce qui est le plus proche. La différence n'est qu'une question de prompt, c'est-à-dire de requête, c'est-à-dire de retour.

On fera davantage retour sur la vie de Vincent Van Gogh que sur celle de l'ivrogne du coin. Et sur celle de Josef Mengele aussi. On activera plus souvent leurs mémoires, on les reliera à davantage d'autres vies, à davantage aussi d’autres morts. Elles seront même davantage présentes au fur et à mesure des années, puisque davantage connectées, en dépit du temps qui s'écoule. Les traces mnésiques de l’hyper-écriture resteront par elles-mêmes ineffaçables. La vie de Jean-Sébastien Bach ou de Vincent Van Gogh comme celle de Josef Mengele, ou celle de Nora, comme celle de notre pauvre voisin alcoolique qui n’a rien d’un James Joyce.

Autant en prendre notre parti. Et nous conduire dans la vie sur le modèle de l’un plutôt que sur celui de l’autre.

7 - Conclusion provisoire

L’IA suscite beaucoup de méfiance, surtout de la part des professeurs, des intellectuels. Pour ma part, quand je considère les violences dont femmes et enfants sont victimes chaque jour dans notre pays; quand je me représente les violences liées au narcotrafic, à celles commises par le Hamas le 7 octobre 2023 à l'égard d'Israël; quand j'entends parler jour après jour de la guerre à Gaza, en Ukraine et dans tant d'autres régions du monde, j'ai beaucoup de mal à me convaincre que Satan, le Maître de demain comme celui d'aujourd'hui, ce puisse être l'algorithme.

On peut regretter que la culture écrite, et plus particulièrement la philosophie allemande, n'aient pas empêché la montée du nazisme et l'horreur de la Shoah, mais on ne peut sûrement pas les en rendre responsables — sauf à considérer qu'une part obscure de l'humain s'insurge chaque fois que la raison et le désir prennent trop de place et menacent précisément de remporter la partie.

L'IA est un pharmakon, à la fois remède contre l’oubli et poison, comme l’est depuis des millénaires l'écriture, et comme le sont toutes les techniques. Il convient d’en user avec égard, avec prudence. Mais comme l'écriture elle-même, l'industrie du numérique, avec tous les outils qu'elle met à notre disposition, le plus souvent à titre gratuit, offre une chance à chacun de cultiver son jardin personnel, qu'il soit littéraire, visuel ou sonore, ou qu’il s’agisse encore d’un vrai jardin avec des fleurs et des légumes, et une chance aussi de le montrer à d'autres, d'en parler avec d'autres, où qu'ils soient sur la planète.

Est-il tout à fait déraisonnable d’y croire un peu? Et d’ailleurs, avons-nous le choix? Essayons de l’utiliser de façon personnelle et inventive. Favorisons le partage. Construisons des communautés qui ne soient commandées ni par le souci de la gloire ni par la soif du profit. Et que nos amours soient, ainsi que le souhaitaient Deleuze et Guattari, comme la chèvre et le samouraï, la guêpe et l’orchidée, le chat et le babouin.

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