Pourquoi précisément cet endroit? Il nous arrivait de nous rencontrer ailleurs, de nous donner rendez-vous dans d'autres lieux: au musée Matisse, à l'opéra de Monte-Carlo, à Arles ou à Paris, nous ne détestions par la danse, l'opéra et la photographie, et bien sûr le cinéma, mais c'était ordinairement et comme inévitablement, me semble-t-il, à ce banc du boulevard de Cessole, non loin de la rue de L'Orme, que quelque chose se passait, que l'esprit soufflait sur nous, quand nous n'avions pas rendez-vous, que nous nous y retrouvions comme par hasard, à la tombée du jour. Quel air respirions-nous alors, descendu des montagnes, l'hiver, avec son parfum de neige? Albert disait, Souvenez-vous, c'était la dernière fois que nous étions à Rome, une nuit où il tombait des trombes. Cynthia nous guidait dans les rues obscures, de la pluie plein les yeux, à la recherche d'une trattoria dont elle avait perdu l'adresse. Axel disait, Souvenez-vous de ce voyage en train, interminable, que nous avons fait depuis Moscou jusqu'à la mer de Barents, aux confins de la Finlande, entraînés par Cynthia qui s'était prise de passion pour les pétroglyphes de Kanozero, dans la région de Mourmansk, après avoir découvert leur existence à la télévision ou dans un magazine. Cynthia disait, Il y avait toujours quelque chose de sommaire, de rugueux, dans ce que nous aimions, quand nous étions vivants, avant que nous soyons devenus des fantômes du boulevard de Cessole, le soir venu. Je me souviens du crissement des skis sur la neige. Je me souviens de Charlotte Perriand qui travaille à l'aménagement des stations de sport d'hiver des Arcs, en Savoie, de 1967 à 1988. Je me souviens de la Cité Radieuse, à Marseille, avec ses balcons colorés ainsi que les portes des appartements peintes alternativement en jaune, rouge, orange, bleu et vert, à l'intérieur des longs couloirs que Le Corbusier appelle des rues et dont les parois sont en béton lavé. Je me souviens du soleil éclatant sur la terrasse qui domine la mer, avec au loin Notre-Dame de la Garde qui veille sur le Vieux-Port. Je me souviens de Thelonious Monk qui joue sur son piano en même temps que ses grands pieds dansent sur le sol. Je me souviens de la mini-robe métallique signée Paco Rabanne que porte Françoise Hardy. Je me souviens de Gaston Lagaffe et de la piscine du Piol à ciel ouvert au sommet de la colline du Parc Impérial. Je me souviens qu'Ingmar Bergman tournait ses films pendant les vacances d'été, avec des budgets réduits, la même petite équipe, les mêmes acteurs et dans des paysages de son pays, qui lui étaient familiers. Toutes ces choses-là, que nous avons aimées, étaient écrites à l'os.
(À l'os)
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