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Images (21)

Cynthia dit, J'ai beau me repasser le film, quelque chose s'est perdu au montage, il manque une transition. 

Quand Cynthia nous a fait ce récit, c'était après le décès d'Armand, en sortant du cimetière de Caucade, nous avions décidé de descendre à pied jusqu'à la mer, elle apparaissait entre les hauts immeubles avant qu’il n’y ait plus qu’elle pour faire le paysage, et Cynthia ne semblait pas se souvenir qu'elle nous avait déjà raconté cette histoire, ou du moins qu’elle l'avait déjà évoquée. Il faisait froid, un vent désagréable, les vagues étaient glauques avec juste, sous les nuages sombres, pour marquer l'horizon, une rayure de lumière ou de glace plus effrayante que toute idée d’orage, et Axel a dû parler en effet de celui qui était attendu pour la nuit suivante, et pourquoi pas du tsunami qui nous est promis un jour ou l'autre.

Cynthia semblait glisser entre nous trois comme elle fait toujours. De nouveau elle a évoqué la maison de pierre grise, aussi large que haute, comme celle d’un notaire ou d’un médecin à l’ancienne, avec seulement trois marches de perron, qui est comme oubliée sur une carte postale, perdue au fond d’un parc assombri par le feuillage des marronniers, sur la rive du Verdon. Antoinette Simonin est sa tante. Toute sa vie, elle a habité cette maison où elle vit seule depuis la mort de son mari et où elle donne des leçons de piano, au fond du parc où les marronniers forment une allée qui conduit au portail, et par-delà le portail la rive du Verdon.

Cynthia dit encore, Il se trouve que, le soir venu, Armand est resté là-bas, et que nous sommes reparties, ma sœur et moi, sans oser formuler la question de savoir à quel titre il restait, à quel moment cette décision avait été prise entre Antoinette et lui, quels en étaient les termes et pourquoi. Car cela bien sûr ne nous regardait pas.

Cynthia dit, Antoinette Simonin est ma tante. Elle habite seule à Castellane, une grande maison au fond d'un parc planté de marronniers, sur la rive du Verdon. Il arrive qu'elle nous invite pour un déjeuner chez elle, une fois par an, ma sœur et moi. Ma sœur habite à Lyon, d’habitude elle vient avec son mari et leurs deux filles, c'est pour moi l’occasion de les voir, et je ne sais pas très bien comment l'idée a pu me venir d’inviter Armand à m’accompagner cette année-là. Peut-être parce qu'Armand devait avoir à quelque chose près le même âge qu'Antoinette. Peut-être parce que ma sœur et Antoinette s'étonnent toujours de me voir venir seule à ces rendez-vous, même si bien sûr elles ne le disent pas. J'ai dit au téléphone, Je viendrai avec un ami, et ni l’une ni l’autre n’a posé de question. J'imagine qu'elles ont souri, qu’elles étaient ravies pour moi, ou seulement amusées, ne pouvant deviner que l'ami en question était un vieux monsieur. Et, pendant tout le repas, Armand n'a pas participé à la conversation. Quel intérêt, en effet, pouvait-il y prendre? Les souvenirs évoqués ne lui disaient rien, les prénoms cités lui étaient inconnus. C'était à peine s’il paraissait entendre. Nous feignions de ne pas voir qu'il se resservait de vin. Le bruit du torrent s’entend quand on est au salon. Puis, au moment où la bonne a apporté le dessert, il a dit, Cela ne vous ennuie pas si je vais dormir un peu? Il s'est levé de table et comme Antoinette répondait que bien sûr, la bonne l'a conduit jusqu'à un canapé dans le bureau voisin, qui avait été le bureau du mari qui était médecin, un bureau où Antoinette n’avait rien touché, rien changé depuis sa mort, où elle n’entrait pas volontiers, si ce n'était pour pour faire la poussière, et alors, sur le sol, il lui arrivait de trouver de petits scorpions.

Une précision. Ce dimanche-là, ma sœur était venue avec seulement ses deux filles, sans son mari. Il y a donc le moment du dessert et du café où nous restons à table, les filles sont sorties jouer dans le jardin d'où filtre un maigre soleil d'hiver. Antoinette nous a raconté une histoire qui concernait l’une de ses anciennes élèves qui, un beau jour, avait disparu, tandis qu’Armand dormait dans la pièce d’à côté, nous ne sommes pas allées voir s’il dormait mais la porte du bureau était restée entrouverte et aussi bien pouvait-il nous entendre. Entendre le babil du récit de ma tante et le bruit du torrent. Avec dans tout le village et jusqu’au fond du bureau, un parfum entêtant de lavande.

Après quoi, ma sœur et moi avons décidé de faire un tour au village en emmenant les filles. Notre promenade a pu durer une heure, guère plus, nous étions en janvier, nous ne voulions pas repartir trop tard. Puis, à notre retour à la maison, nous les avons trouvés tous deux en train de bavarder aimablement, comme de vieux amis. Il a juste dit qu’il prendrait l’autobus du lendemain, en souriant à peine, et Antoinette souriait elle aussi, debout à côté de lui sur les marches du perron.

(Castellane)

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