Ce qu'on retient d'une histoire longtemps après-coup, est-ce l'histoire telle qu'on pourrait la résumer, en reconstituer le fil, ou le plus souvent un petit nombre d'images qu'elle a contenues et qui s'en sont détachées? Ainsi, durant les dernières semaines ou les derniers mois de la vie d'Armand, une rencontre a pu se produire qu'il a gardée secrète, que ses amis ignorent mais à laquelle correspondrait l'image d'un vieil homme faisant le pied-de-grue à la porte d'une pharmacie, à la nuit tombée. Il attend l'heure de la fermeture et qu'une jeune vendeuse en sorte. Quoi, c'est vous Monsieur Armand, mais vous m'attendiez? lui dit-elle, surprise, en le voyant, alors que derrière eux la vitrine du magasin va bientôt s'éteindre et que le trottoir est mouillé. À quoi il lui répond qu'il passait par là et comme il pleuvait, J'ai pensé que peut-être vous aviez oublié votre parapluie et que, dans ce cas, il ne vous serait pas désagréable de profiter du mien si vous voulez bien que je vous accompagne, que nous fassions le chemin ensemble jusqu'à la station de tramways. Et c'est peut-être ainsi que l'autre histoire commence. Dieu sait où elle les aura conduits. Car la jeune vendeuse n'habite pas très loin de la pharmacie mais pas sur la ligne de tramway, plutôt dans l'entrelac des petites rues qui séparent l'avenue Borriglione du boulevard Gorbella, et comme nous sommes en décembre, il se peut aussi qu'il pleuve à la tombée de la nuit, plusieurs soirs d'affilée. Il s'agirait donc là d'une autre histoire, totalement imprévue, à l'intérieur de laquelle l'image ou la petite suite d'images venues d'ailleurs se serait incrustée. Ensuite, un autre soir, nous aurions droit à une séance de cinéma dans le Pathé multiplex de la Gare du Sud, avec sur l'écran aux proportions hors-normes l'Avatar: de feu et de cendres de James Cameron, ensuite rien de plus facile et presque inévitable d'imaginer un dîner à deux derrière la vitrine de la brasserie Gambetta où ils mangent des huîtres et boivent du vin blanc sans qu'on puisse rien entendre de ce qu'ils se disent. Et dans tout cela je n'oublie pas le singe du cinéma d'Apichatpong Weerasethakul encore que les scènes se déroulent dans des endroits du monde très différents, fort éloignés. Car ce singe-fantôme n'appartient pas à un autre monde que le nôtre, et il ne manquera pas de réapparaître dans cette nouvelle histoire quand il en aura décidé, à n'importe quel moment.
Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur...
Commentaires
Enregistrer un commentaire