dimanche 31 mars 2024

L’antiquaire

Il était venu me chercher à la porte du magasin. C’était à Monte-Carlo, une fin d’après-midi. Il avait fait beau toute la journée et maintenant le ciel se couvrait, le vent poussait les nuages et la mer paraissait soudain plus profonde derrière l’opéra. Au téléphone, il m’avait indiqué que je devrais l’attendre sans sonner, qu’il viendrait m’ouvrir, et, en effet, à l’heure dite, sa silhouette est apparue derrière la vitre. Il s’est incliné pour ouvrir la porte avec une clé plate. Il m’a fait entrer, et aussitôt il a refermé la porte derrière nous. Puis il m’a précédé dans le magasin.
C’était un antiquaire. Il était plutôt petit et rond, le teint mat. Il portait une veste d’intérieur aux revers chamarrés, et, en le suivant, j’ai remarqué que la poche droite de sa veste était déformée, et tout de suite alors j’ai pensé qu’il portait un Luger. Pourquoi un Luger? Pourquoi ce nom m’est-il venu à l’esprit? Je ne connais rien aux armes, mais un petit Browning 6,35, modèle 1906, aurait mieux fait l’affaire. Pourquoi avais-je dans l’idée que la mer atteignait très vite de grandes profondeurs au pied du rocher, derrière l’opéra? À cause des nuages sans doute qui lui donnaient une drôle de couleur.
Il promenait avec lui, à travers le magasin plein d’objets éclatants, comme une caverne d’Ali Baba, un parfum mêlé de lavande et de tabac blond. Le nom des Craven A m’est venu à l’esprit presque en même temps que celui de Luger. “Une clientèle riche”, disait-il en me tournant le dos, “cosmopolite et exigeante”, et tout de suite il a poursuivi en anglais. Déjà au téléphone il m’avait demandé si je parlais cette langue, et moi je me retenais de sourire. Je pensais à la mer telle que je l’avais vue en montant par l’avenue d’Ostende, sous les nuages et sous le vent. Je me disais que sa profondeur pouvait abriter aussi bien une pieuvre géante, comme on en voit dans le roman de Jules Verne.


samedi 30 mars 2024

La gloire de Robert Louis Stevenson

“À cette époque, je voyageais avec une petite charrette bâchée, une tente et un réchaud, cheminant tout le jour à côté du chariot et, la nuit, chaque fois que c’était possible, campant comme un romanichel dans un creux au milieu des collines, ou à la lisière des bois.”

Le pavillon dans les dunes, dans la dimension de la nouvelle ou du court roman, regorge de mystères. Le narrateur, un certain Frank Cassilis, s’y présente lui-même, dès la première phrase, comme un grand solitaire en même temps qu’un vagabond, qui vit sur les routes, et même de préférence en dehors des routes, sur des chemins de campagne. Il dit : “… je n’avais ni amis ni famille (…) et n’avais d’autre adresse que l’étude de mon notaire, où j’allais, deux fois par an, toucher ma rente. Cette vie suffisait à mon bonheur; et rien ne me plaisait comme la perspective de vieillir sur les routes et de finir mes jours dans un fossé”

Ce thème du voyage solitaire fait écho pour nous, aujourd’hui, à la double fugue que signe Arthur Rimbaud à l’automne 1870, au départ de Charleville dans les Ardennes, alors qu’il n’a pas dix-sept ans, fugue dont il tire des poèmes qui feront date, mais que l’Écossais n’a pas pu connaître, et il annonce les écrits de la Beat Generation, inaugurés par Jacques Kerouac, dont l’inspiration se prolongera jusqu’à nos jours, en particulier dans l’œuvre de Bob Dylan.

Pourquoi le narrateur a-t-il choisi la solitude? Nous ne serons jamais fixés sur ce point, sauf à considérer que le goût qu’il en a était dans son tempérament. Dans ce récit, il ne sera jamais question de son passé, ni par conséquent des drames, des accidents qui ont pu motiver ce choix existentiel. Un seul personnage fait exception. Un certain Robert Northmour, qu’il a connu à l’université, dont il dit : “Il n’y avait guère d’affection entre nous, pas davantage d’intimité”. Or, il se trouve qu’une grave dispute a surgi entre ces deux garçons, dont on ne connaît pas davantage le motif, alors qu’ils séjournaient dans un pavillon qui appartenait à la famille de Northmour, dans une contrée perdue au nord de l’Écosse, sur le rivage de la mer du nord, où les hasards de son errance font inexplicablement se retrouver le narrateur, neuf ans plus tard. 

Enfin, l’action se passe dans des conditions marquées par l’obscurité de la nuit, où la mer et la terre se confondent, et où les personnages ont des visages cachés et des silhouettes floues. Le pavillon évoqué est lui-même la dépendance d'un plus vaste manoir, qui constitue son double fantomatique. Celui-ci ne joue aucun rôle dans l’économie du récit, mais on nous précise tout de même qu’“Il était vaste comme une caserne; et comme il était construit en pierre friable, rongée par l’air âpre de la mer, il était humide et parcouru de courants d’air à l’intérieur, et tombait à moitié en ruines à l’extérieur”.

Bien malin qui prétendrait résumer l’histoire. Un quatuor néanmoins émerge de cette confusion. Il se compose du narrateur et de son adversaire, Robert Northmour. Puis, il s’agit d’une jeune fille, Clara Huddleston, que Cassilis et Northmour vont se disputer, et du père de cette dernière, Bernard Huddleston, qui est un banquier prévaricateur et lâche que poursuivent, dans le but de se venger des pertes qu’il leur a fait subir, un groupe d’Italiens dont on ne distinguera jamais que les ombres menaçantes.

The Pavilion on the Links date de 1880. L’auteur, né en 1850, a alors trente ans (déjà), et c’est le premier texte qui le rendra célèbre, et c’est (selon Arthur Conan Doyle) un des sommets de son œuvre, avec Docteur Jekyll et Mister Hyde. Or, la composition de ce récit coïncide, dans sa vie personnelle, avec la rencontre qu’il fait de Fanny Osbourne et par le lien qui se nouera entre eux pour durer jusqu’à la mort.

L’auteur a commencé très tôt à écrire des récits d’aventures, il a eu une scolarité chaotique, contrariée par une santé défaillante, en particulier par des infections pulmonaires qui finiront par l’emporter à l’âge de quarante-quatre ans. Il rencontre Fanny Osbourne en 1876, à Barbizon. Fanny est une artiste-peintre américaine, de dix ans son aînée, séparée de son mari et qui élève seule ses deux enfants. Le coup de foudre est immédiat, mais Fanny reste officiellement mariée. En 1878, elle repart en Californie pour obtenir le divorce. De son côté, Stevenson voudrait bien la suivre, mais il est pauvre et son père menace de lui couper les vivres s’il persiste dans cette idée de mariage. À l’automne 1878, pour soigner son désarroi, il effectue un voyage qui deviendra légendaire, à pied, dans les Cévennes, avec une ânesse pour seule compagnie. En 1879, malgré l’opposition de sa famille, il va rejoindre Fanny en Californie, et c’est là qu’il finit par rédiger Le Pavillon, nouvelle qui avait été à peine ébauchée puis abandonnée en 1878, en France.

Le Pavillon marque l’invention de Robert Louis Stevenson par lui-même. À la fois son premier chef d'œuvre et la conquête de la femme de sa vie. Ainsi, quand le récit parle de Clara Huddleston, c’est Fanny Osbourne que l’auteur a en tête. Il ne peut pas en être autrement.

Si son père, fervent calviniste, s’oppose au mariage de Robert Louis et de Fanny, c’est au motif que cette dernière est séparée de son mari. Robert Louis a beau refuser le verdict de ce père après avoir déjà rompu avec sa religion, il n’en est pas moins marqué par l'interdit qu’il transgresse, on devine à quel prix. Le père désigne Fanny comme une femme de peu de vertu, marquée en cela par le Mal. Dans la fiction, Clara Huddleston est au contraire une jeune fille la plus pure, pourtant elle aussi est marquée par le Mal, non pas à cause d’un péché qu’elle aurait pu commettre, mais parce qu’elle est la fille de Bernard Huddleston, qui est un homme mauvais. Et elle en a conscience, car elle dit au jeune vagabond qu’elle vient de rencontrer et dont on devine qu’elle est déjà éprise: “Pourtant, si vous saviez qui je suis, vous ne m’adresseriez même pas la parole”

Pour la conquérir, Cassilis doit déjouer les calculs de ce père, qui fait bien peu de cas du destin de sa fille, soucieux qu’il est d’abord de sauver sa peau, tandis qu’il doit s’opposer frontalement au violent Robert Northmour qu’elle n’aime pas mais qui a barre sur elle, en tant qu’il se fait le protecteur du père menacé par un groupe d’Italiens venus pour se venger de lui. Northmour et le père de Clara ont négocié un ignoble marché: la possession de la jeune fille par Northmour, contre la protection que celui-ci accordera au père. Frank Cassilis, le pauvre, le vagabond, pour conquérir Clara, se voit ainsi en butte à deux hommes, le père de celle-ci et Northmour, tandis que, dans la vie, Robert Louis est en bute à deux hommes aussi, un père qui est cette fois le sien (et sans doute pas un mauvais homme, ce qui rend d’autant plus difficile de s’opposer à lui), et le mari de Fanny, qui est une figure lointaine, absente, mais qui a eu le temps néanmoins de lui faire deux enfants.

La fiction fait système avec la vie de l'auteur, et on voit comment les deux séries d'événements se décalent et se chevauchent dans un même un “agencement machinique". Un point important est que tout le récit semble nous conduire vers un duel final entre Cassilis et Northmour. Ce duel pourtant n’aura pas lieu, Northmour abandonnant la partie au tout dernier moment, ce qui permettra à Cassilis de ne pas le tuer, de ne pas le haïr, ce qui aurait marqué son union avec Clara d’une ombre (ou d’une tache) rédhibitoire, alors qu’il se vante, pour sa part, de ne haïr personne.

Cassilis n’accomplit pas de grands exploits pour conquérir son amoureuse, il n’occit pas de dragons. Mais c’est un homme d’honneur, même Northmour le reconnaît. Et puis, il est pur, affirmant dès le premier paragraphe qu’il n’eut ni amis ni relations avant celle qui devait devenir sa femme et la mère de ses enfants. Remarquons que cette déclaration liminaire nous donne à entendre que Cassilis remportera la partie. L'auteur annonce d'entrée de jeu quelle issue favorable le récit nous réserve. Mais en ce début, Cassilis évoque les enfants qu'il aura de Clara quand celle-ci sera devenue sa femme, tandis que plus tard, au milieu du récit, nous verrons qu'il s'adresse à ces enfants eux-mêmes pour évoquer une femme (et leur mère) qui est déjà morte.

Et lui, alors, que sera-t-il devenu? Le récit ne le dit pas. Devons-nous imaginer qu’il leur parle, vivant désormais au milieu d’eux, entouré de leur affection et de celle de leurs propres enfants? Ou peut-être qu’il leur écrit ce que nous lisons, tandis que pour sa part il est retourné à sa vie d’errance solitaire, ayant de nouveau préféré the dark side of the road, qui était son choix initial, et que Bob Dylan évoque dans l’une de ses chansons les plus anciennes et les plus belles? Autrement dit, devons-nous imaginer que ses enfants et ses petits-enfants remplacent la femme qu’il a perdue? Ou que, au contraire, il s'éloigne d'eux pour cultiver dans la solitude le souvenir de celle qu'il a perdue?

Le lecteur est libre d’imaginer cette fin de l'histoire qui se situe hors du récit. De son côté, Robert Louis Stevenson, à la différence de Frank Cassilis, mourra le premier. Sa femme, pourtant son aînée, lui survivra pendant vingt ans, et les enfants qu’elle avait eus de son premier mari continueront de défendre la gloire de Robert Louis, l’éternel voyageur, le conteur d’histoires et l’ami de la famille.

(Samedi 6 mai 2023)

Proust, Lacan et Wim Wenders

Marcel Proust, dans les toutes premières pages de la Recherche, écrit: "Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes." En quoi j'entends que tout ce qui a appartenu aux années et aux mondes qu'il a traversés dans sa vie, se trouve, dans son sommeil, à égale distance de lui.

Dans le souvenir que je garde d’une fiction narrative (roman, nouvelle ou film), les faits relatés apparaissent en désordre — ni dans l’ordre où ils se sont produits (dans l’histoire), ni dans celui où ils ont été racontés (dans le récit). Et cela n'a rien d'extraordinaire puisqu'il en va de même pour les souvenirs que je garde de ma propre existence. Non pas que je ne sache plus que cette image (photographie ou image mentale) que je garde d'une personne soit plus ancienne ou plus récente que telle autre, mais parce que l'image plus ancienne n'en a pas pour autant moins d'éclat, elle ne me revient pas nécessairement moins souvent à l'esprit, et la personne en question n'y est pas moins présente.

Dans une conférence qu'il prononce en juillet 1953, intitulée "Le symbolique, l'imaginaire et le réel", tripode qu'il introduit ici pour la première fois et qu'il soutiendra jusqu'à la fin de son enseignement, Jacques Lacan déclare: "L'homme fait subsister dans une certaine permanence tout ce qui a duré comme humain, et, avant tout, lui-même" (Des Noms-du-Père, Seuil, 2005, p. 42).

Nos souvenirs sont des symboles. De plus en plus souvent aujourd'hui, ils se présentent à nous sous la forme d'images, alors que par le passé ils étaient sans doute plus souvent portés par des histoires ou des chansons. On peut s'en plaindre. On peut, plus utilement, tenter d'évaluer le prix de ce transfert. Mais ne nous y trompons pas: pour nous, êtres parlants, les images elles aussi appartiennent à l'ordre symbolique et, en tant que telles, elles échappent elles aussi à "tout ce qui a duré comme humain". 

Précisons: Les photos sont barrées. Au même titre que les signes linguistiques, elles comportent la barre qui à la fois sépare et met en relation un ou plusieurs signifiants et un ou plusieurs signifiés. Elles le font sur le mode de la métaphore, puisque le signifiant ressemble ici au signifié, à la personne ou au lieu qu’on y reconnaît. Et elles le font en même temps sur le mode de la métonymie, dans la mesure où elles se rattachent au moment et au lieu où elles ont été prises.

Les œuvres d'art, celles des littérateurs, des peintres et des musiciens, sont des souvenirs partagés. Elles ont été produites dans le temps matériel, mais en tant que représentations, elles s'en sont arrachées. Elles sont entrées dans une autre dimension. S'étonne-t-on assez de l'engouement des foules du monde entier qui affluent dans les musées et les salles de concert pour jouir encore des œuvres des maîtres anciens, vieilles souvent de plusieurs siècles, et cela en dépit de la diversité des cadres civilisationnels dans lesquels elles ont été produites?

Je ne suis pas certain de regretter que les jeunes d'aujourd'hui fassent plus de photos et de vidéos qu'ils ne lisent ni n'écrivent. Il se peut que nous entrions dans une ère nouvelle. Je suis incapable d'en juger. Mais, si c'est le cas, accueillons-la avec foi et respect. Je ne vois pas que l'écrit ait rien de méritoire par lui-même. Ni que l'image ait rien de méprisable par elle-même. Pour l'heure, plus concrètement, il est une question que je me pose et que j'aimerais poser à tous les jeunes gens qui déploient leur talent sur Instagram. Elle est très simple. Elle est clairement formulée dans les arguments publicitaires de certains logiciels. Elle consiste à dire: "Que faites-vous des milliers de photos et de vidéos que vous produisez et que vous publiez journellement sur les réseaux sociaux? Car il faut bien que vous en fassiez quelque chose. La technologie peut vous y aider mais elle ne peut pas décider à votre place. Et si vous n’en faites rien, ces photos disparaîtront, englouties par leur nombre.”

Au musicien de jazz, il arrive d’entendre certains enregistrements auxquels il a lui-même participé trente ou quarante ans auparavant, et il se dit: “C’était pas si mal. C'était même très bien. Ai-je beaucoup appris? Ai-je jamais été meilleur depuis lors?” La force du musicien de jazz auquel je songe est qu’il a tracé sa route toute une vie durant. Il s’est débarrassé, dans son style, de beaucoup de choses qui ne convenaient pas, il en a amélioré d’autres. Il a joué avec d’autres musiciens, devant d’autres publics. Il a accepté de reconnaître que d’autres étaient meilleurs que lui. Peu importe qu’il soit devenu un musicien professionnel ou qu’il soit resté un amateur. L’important est que, de sa pratique quotidienne, de sa passion, il ait fait une carrière, c’est-à-dire une histoire.

Pour échapper au temps, il faut du temps. Du temps matériel. Des années. Il faut, pendant des années, se demander: “Qu'est-ce que je voudrais qu'il reste de moi après ma mort? Parmi tout ce qu’il m’est arrivé de produire, dans quoi est-ce que je continue à me reconnaître? Si j’ai fait des milliers de photos, quelles sont les vingt ou trente que je voudrais sauver?”

Dans son dernier film, Perfect Days, Wim Wenders met en scène le personnage d’un homme qui gagne sa vie en nettoyant les toilettes publiques dans les parcs de Tokyo. Et dans ces parcs, dans ses moments de pause, le personnage fait des photos. Mais il les fait de manière parcimonieuse, en utilisant un appareil classique, qui fonctionne avec des pellicules, et ces pellicules, ensuite il doit les faire développer. Wim Wenders y revient à deux fois. Il montre le personnage qui apporte une pellicule chez un photographe où il récupère d’autres photos déjà développées. Et chaque fois, il paie pour ce service. Ce qui ne peut pas être insignifiant pour lui dans la mesure où il n’est pas riche.

Le problème que nous avons avec les photos, ce n’est pas que ce soient des photos plutôt que des textes, c’est qu’aujourd'hui elles ne coûtent rien. Elles ne coûtent pas le prix d’un appareil, puisque le plus souvent on les fait avec son téléphone. Elles ne coûtent pas le prix du développement, puisqu’on ne les développe pas. Et surtout, elles ne coûtent pas la mise en œuvre d'un savoir-faire technique, qu’on aurait appris, qu’on pourrait améliorer au fur et à mesure de sa pratique, et qu’on pourrait transmettre à d’autres. Et en cela, en effet, elles diffèrent des textes littéraires, qui, eux, demandent d’avoir appris la langue, d’avoir lu, au moins un peu, et d’y consacrer beaucoup de temps. L'écriture littéraire est un artisanat, ce que n'est pas la pratique courante de la photographie.

On peut bien évidemment faire des photos autrement qu’avec son téléphone, mais je ne suis pas certain que le point de bascule se situe du côté de la production. Ce qui permet de passer d’une pratique compulsionnelle à une pratique artistique tient plutôt, me semble-t-il, à la sélection. Dans son film, Wim Wenders montre son personnage assis, chez lui, sur une natte. Il a devant lui une boîte métallique ouverte et, à côté, les dernières pochettes qu’il a rapportées de chez le photographe. Il sort ses photos, une à une, de leurs pochettes. À chacune, il jette un coup d’œil puis, soudain, il passe à l’acte. Certaines sont déchirées, d’autres sont jetées dans la boîte métallique où il les conservera. Et, bien sûr, à le voir agir ainsi, on tremble pour lui. On se dit qu’il va trop vite, que peut-être il n’a pas bien vu, que peut-être la photo qu’il vient de déchirer était la meilleure qu’il ait jamais faite ni qu’il fera jamais. Que c’est peut-être là une perte irréparable. Que peut-être il se réveillera en sueur, une nuit prochaine, en se disant: “Non, celle-ci, j’aurais dû la garder”. Et ce risque existe en effet, mais c’est lui qui confère à la fois sa dynamique et sa rigueur à sa démarche. Ses photos à présent ont un prix. Elles valent pour toutes celles qu’il aura déchirées. Au prix de cette perte, au prix de ce choix, celles qu’il garde font œuvre. Elles entrent en lévitation. Elles se mettent en orbite, toutes à égale distance de lui. Elles se dégagent de tout ce qui, selon Jacques Lacan, “a duré comme humain”, et lui avec elles.

(02/02-16/03/2024)