mardi 27 février 2024

Who By Fire

LE TÉMOIN: Son père ne croyait en rien.
ELLE: Son père doutait que des hommes aient marché sur la lune, jusqu'à son dernier jour. Il doutait même que les avions décollent et atterrissent. Il doutait de tout. Il ne voulait croire en rien.
LE TÉMOIN: Il avait peut-être des raisons pour cela. Son enfance algéroise.
ELLE: Il appartenait alors à la communauté la plus pauvre, celle des pêcheurs de coraux, venus en balancelles de la côte amalfitaine, et que des prêtres catholiques prenaient sous leur protection.
LE TÉMOIN: On imagine la protection. On en imagine le prix.
ELLE: Il parlait de tiroirs remplis de billets de banque dans lesquels ces enfants, des garçons, pouvaient se servir pour nourrir leurs familles.
LE TÉMOIN: On imagine le prix.
ELLE: Taisez-vous! Il n’aurait pas voulu qu'on dise le prix. Il avait honte.
LE TÉMOIN: Je comprends. Je respecte. Mais désormais, il ne croyait plus en rien.
ELLE: Si, il croyait encore à quelque chose.
LE TÉMOIN: À quoi?
ELLE: À la voix de l’artiste de bel canto quand il s’avance, seul, sur le devant de la scène.
LE TÉMOIN: À son courage, à sa bravoure…
ELLE: En un instant de vérité où aucune tricherie n’est possible, où personne ne peut plus rien pour lui. Où les vrais amateurs présents au poulailler soudain se taisent et où ils se lèvent tout droit, prêts à basculer dans le vide, pour mieux l’entendre.
LE TÉMOIN: Des hommes qui ne croient en rien, eux non plus, qui se tiennent tout droit, debout dans l’ombre, tout au fond de la salle de concert, tout en haut des balcons, comme des statues, mais qui ont entendu des dizaines de fois chanter le même air depuis l’enfance, et qui sont capables de juger l’interprétation à la note près, au souffle près. Au battement de cils.
ELLE: Longtemps il a cru que Javier Mas était coiffeur, je ne sais pas pourquoi. Longtemps, il a cru que Javier Mas jouait du oud en amateur, dans son salon de coiffure, à Saragosse, pour faire plaisir à ses clients, et qu’un jour Leonard Cohen était passé par là, tout à fait par hasard, au cours d’un voyage, et qu’il avait voulu se faire couper les cheveux, si bien qu’il était entré dans son salon et qu’il l’avait entendu. Il l’avait écouté jouer de son instrument, quelques traits à peine, puis, quand l’autre avait fini, il avait hoché la tête en signe de remerciement, sans plus de commentaire.
LUI: Oui, c’est vrai, j’avais imaginé cela. Et je pensais aussi que Javier Mas était très fier d’avoir eu Leonard Cohen pour client, qu’il en parlait à ses amis, que même Leonard Cohen lui avait donné une photo de lui dédicacée que Javier gardait bien en vue dans son salon, mais que, pour autant, il pensait ne plus jamais le revoir.
ELLE: Tu pensais que lui non plus ne croyait pas à la chance. Qu’il croyait à l’agilité de ses propres doigts dans les cheveux de ses clients et sur les cordes de son instrument, à ses peignes et ses ciseaux, à son oud et à son médiator, à l’éclat de son miroir aussi, dans le soleil de l’après-midi, mais rien de plus.
LE TÉMOIN: Il était heureux comme ça, il ne demandait rien de plus à la vie. Pourvu que la maladie, les guerres et les persécutions t’épargnent, toi et ta famille, une année après l’autre, que demander de plus?
LUI: Pourtant, un jour, deux ou trois ans plus tard, alors qu’il était en train de raser un client, son téléphone avait sonné et une voix lui avait parlé depuis Los Angeles. Elle lui avait dit: “Leonard Cohen prépare une nouvelle tournée mondiale et il veut absolument vous avoir parmi ses musiciens. Dépêchez-vous de régler vos affaires. Confiez votre salon à votre ouvrier, nous savons que vous avez un excellent ouvrier, même s’il ne parle pas beaucoup. Donnez-lui les clés et sautez dans un avion. Les répétitions commencent ici dans deux semaines.”
LE TÉMOIN: Et, depuis, Javier accompagnait Leonard partout où il allait, de ville en ville, de pays en pays, d’un continent à l’autre.
ELLE: Dans ton histoire, Leonard Cohen c’est le Messie. Il dit “Quittez tout! Quittez femme et enfant et suivez-moi, où que j’aille!” et voilà qu’on le suit sans discuter. Je crois que tu crois au Messie.
LUI: C’est vrai. Je crois au Messie. Je ne tiens pas à avoir raison, je ne tiens pas à être sans illusion. Je ne suis pas celui qui prétend avoir tout prévu, tout compris, et guider les autres. Je ne suis pas celui qui dit la vérité, ni toujours ni jamais. Je ne suis pas mon père. 


+
Je remercie Dvorah Massa-Adachihara et Michel Roland-Guill de m’avoir renseigné sur la véritable identité de Javier Mas [+]. J’apprends par ailleurs que les paroles de la chanson de Leonard Cohen sont inspirées par le Ounetane Tokef, une prière dite à l’occasion de Roch Hachana et de Kippour [+].

samedi 24 février 2024

Silhouette effacée

Parfois, je vais si loin à pied que je n’ai plus la force de revenir.

Il faut que je sois sur la ligne du tramway. Je monte alors dans le premier qui passe, où je resterai debout, dans une voiture qui se vide au fur et à mesure qu’on grimpe vers les quartiers nord.

Là-haut, c’est la nuit, dans une rue déserte où les colombes roucoulent dans les arbres.



jeudi 22 février 2024

Lived In Bars

LUI: On voit pulluler, sur Instagram, d’étranges objets numériques qu’on désigne sous le nom reels, qui font s’enchaîner des pages dont le nombre ne dépasse guère, le plus souvent, la demi-douzaine. Et sur chaque page, il y a une image, fixe ou animée à laquelle bien souvent on superpose un texte. Et à tout ceci, assez souvent, on superpose de la musique. Le tout prenant la forme d’un petit film, dont la durée ne dépasse pas quelques secondes, avec cette différence encore que les pages se présentent en format vertical, qui est habituellement celui du livre, plutôt qu’en format horizontal, qui est celui des écrans de cinéma. Et un autre point important est que ces petites machines se composent d’images et de textes produits par l’auteur, mais aussi d’emprunts, ceux d’images ou de textes récoltés sur la toile, si bien que, dans la musique, on peut reconnaître une chanson des Beatles et, qu’entre deux images originales, inconnues jusqu’alors, on peut voir apparaître un tableau du Caravage ou une photo d’Audrey Hepburn.
ELLE: Et tout cela te ravit.
LE TÉMOIN: Et tout cela le ravit. Il peut passer sur Instagram plusieurs heures par jour, à la recherche de ces étranges objets produits par des personnes jeunes, convergeant là depuis tous les pays, habituées dès l’enfance aux outils numériques, très au fait de la mode, alors que, quant à lui, il est vieux maintenant. Oserais-je parler de trahison?
LUI: Wim Wenders dit et répète que le cinéma est en train de mourir, et quand il dit cela, il est probable qu’il songe principalement aux reels en question. Il est vrai que ceux-ci prennent toute la place, qu’ils imposent un nouveau langage qui ignore le récit, qui ne raconte pas d’histoires, mais qui procède au moyen de contrastes syntagmatiques abrupts, imprévisibles, et aussi au moyen de superpositions.
ELLE: Et j’imagine que ce sont ces superpositions…
LE TÉMOIN: Il va, tel que nous le connaissons, nous parler de linguistique. De la barre de fraction qui sépare signifiant et signifié à l’intérieur du mot, cela selon la doctrine de Ferdinand de Saussure qu’il regarde comme un maître.
LUI: Il est vrai que ces superpositions me parlent. Qu’elles marquent mes souvenirs les plus anciens, qui restent pour moi les plus précieux. Je me souviens de m’être promené en un certain endroit de la ville, à la nuit tombée, en reconstituant dans ma tête des strophes de La Chanson du mal-aimé. Je disais: “Ses regards laissaient une traîne / D’étoiles dans les soirs tremblants / Dans ses yeux nageaient les sirènes / Et nos baisers mordus sanglants / Faisaient pleurer nos fées marraines…” Je devais avoir alors quinze ou seize ans. Je me souviens de m’être promené, un jour de grand soleil, près de la place Saint-Philippe où était mon lycée, en entendant dans ma tête la trompette de Miles Davis qui jouait Summertime. Je ne l’ai jamais si bien entendue. Si, il y a eu une autre fois. C’était la nuit encore, j’habitais chez mes parents, et ma chambre se trouvait au bout de l’appartement. Tous deux étaient assis sur un canapé, devant le poste de télévision. Je suis passé dans le couloir et je me suis arrêté derrière eux, devant la porte du salon. Le film qu’ils regardaient, c’était Ascenseur pour l’échafaud. Et, de la place où je me tenais, j’ai vu Jeanne Moreau qui marchait seule devant les vitrines illuminées d’un boulevard de Paris et j’ai entendu la trompette de Miles Davis qui accompagnait en off ses pas chaloupés.
ELLE: L’expérience de moments d’extase. De ce que James Joyce appelait des “épiphanies”.
LUI: Je n’irais pas si loin. Je ne suis pas certain de bien comprendre ce que Joyce entendait par “épiphanies”. Je ne suis pas certain que les siennes étaient barrées comme sont les miennes. Mais je voulais parler d’autre chose…
LE TÉMOIN: Au point où nous en sommes…
LUI: Voilà. J’ai un ami qui tient un restaurant sur la darse de Villefranche, dont il a fait aussi un club de jazz. Or, parmi ses clients, parmi ses habitués, il y a des gens qui ont leurs bateaux sur le port. Des yachts à voile ou à moteur, de simples barques de pêche, qui réclament de la part de leurs propriétaires beaucoup d’entretien, si bien que ceux-ci naviguent au large mais aussi qu’ils bricolent ensemble sur le quai, tout le jour durant, avant de se retrouver, le soir venu, à La Trinquette, où ils boivent des bières en écoutant du jazz.
ELLE: J’imagine de belles femmes. Il ne doit pas s’ennuyer, ton ami. Ni toi non plus.
LUI: Oui, des personnes remarquablement belles, bronzées, musclées, libres dans leurs manières, avec du soleil dans les yeux qui rend leurs couleurs plus pâles.
ELLE: Bon, passons, et alors?
LUI: Alors, rien. Je ne faisais que les regarder. Je ne navigue pas, je ne nage même pas, je me sentais extérieur à leur monde. Mais j’entrevoyais, dans cette communauté, un bonheur dont il ne m’importait pas qu’il fût réel ou qu’il ne le fût pas. Une promesse du ciel qui appartenait au ciel mais qui se reflétait ici. Et que je ne parvenais pas à décrire, encore moins à nommer, ce qui m’incitait à penser qu’elle était, de ma part, une pure invention. Jusqu’au jour où j’ai rencontré une chanson, et le clip vidéo où on voyait la chanter la personne qui en était l’auteure. Et j’ai été bouleversé de ce que cette chanson, produite si loin de moi, à l’autre bout du monde, mettait des mots précis, et de la musique et des images sur mon fantasme personnel. Sur ce que j’avais cru reconnaître comme l’objet de mon désir. Écoutez, regardez! Vous allez comprendre…