lundi 18 novembre 2024

Un bouquiniste

La boutique du bouquiniste, je crois que je l’ai découverte très vite, sans doute le deuxième jour. C'était un antre minuscule prolongé par un sous-sol auquel on accédait par un escalier en bois. Le maigre espace était rempli partout, jusqu'aux plafonds, de livres d’occasion, rangés, empilés, oubliés dans le plus grand désordre. Il fallait se faufiler entre les piles. Sur les étagères, ils s’alignaient en plusieurs couches. Rechercher parmi eux un titre précis, ou qui pouvait seulement convenir à vos goûts littéraires, relevait de la gageure, mais il arrivait néanmoins que le hasard fît bien les choses.
Le vieux libraire était en outre un homme charmant qui était capable de s’exprimer et même de lire dans plusieurs langues. Il était petit et maigre, le visage pâle, toujours vêtu d’une superposition de gilets tricotés et d’un pantalon trop large.
Il avait instauré dans son commerce un principe de prix unique tout à fait remarquable. Ses livres étaient tous vendus au même prix de trois euros, ce qui pouvait paraître un peu cher pour certains d’entre eux, quand il s’agissait de romans policiers, en même temps que ridiculement bas quand il s’agissait, par exemple, de The History of the Decline and Fall of the Roman Empire d’Edward Gibbon, en un seul volume augmenté d’un important appareil critique, que je possède encore.
Vous choisissiez un livre, il vous tendait la main, dans cette main vous glissiez trois euros et aussitôt il les faisait disparaître dans sa poche. Et si, au lieu d’un livre, vous prétendiez en acheter dix, alors il vous fallait lui donner trente euros, pas un de moins.
À cette règle, il en avait ajouté une seconde, tout aussi immuable et précise. Si vous lui rapportiez un livre, que vous aviez acheté chez lui ou ailleurs, il vous le reprenait sans discuter au prix unique d’un euro, à la seule condition que vous en achetiez un autre qui vous coûterait, cette fois, deux euros.

J’ai commencé, je crois, par un Agatha Christie, je ne sais plus lequel. Je l’ai lu dans la nuit puis, le lendemain, je le lui ai rapporté et j’en ai choisi un autre. Il pouvait s’agir alors d’un Charles Dickens, peut-être The Old Curiosity Shop, ou d’un John le Carré, peut-être The Spy Who Came in from the Cold. Mais, jusque là, nous ne faisions que nous observer, l'un l’autre, avec prudence, tandis qu’un dialogue trouva à se nouer quand j’en fus à feuilleter The Lost de Daniel Mendelsohn.
J'étais debout devant les étagères dont je l’avais tiré, j’en lisais la quatrième de couverture. Il s’est approché. Il a dit en français, presque à mon oreille, d’une voix sourde: “Un ouvrage plein de mérite…” Le choix des mots me surprenait. J’ai dû hocher la tête. Dans le même français où j’ai cru deviner un accent italien — il s'appelait Gentili, ou Sabiani, ou Calasso —, il a ajouté: “Mais vous le connaissez peut-être?”
En effet, je l’avais lu, il n’y avait pas si longtemps, dans sa traduction française, et, bien sûr, j’en avais été fortement impressionné.
Je lui ai dit combien cette œuvre m’avait bouleversé, et un instant je me suis attendu à ce qu’il me parle de lui, qu’il évoque sa propre histoire, et sans doute a-t-il été tenté de le faire, mais il a pris un autre chemin. Il m’a parlé d’une voisine, qui avait été déportée quand elle était enfant, et qui avait été seule, de toute sa famille, à revenir des camps.
“Personne ne se remet jamais, voyez-vous, d’une pareille expérience.” Où avait-il donc appris un français de cette trempe? Puis il a ajouté: “Mais encore que vous êtes jeune, vous êtes un vrai lecteur, et je n’ai sans doute pas besoin de vous l’apprendre.”
Puis, je ne sais pas comment il s’est débrouillé pour me poser la question. Il a voulu savoir si je portais un intérêt personnel à cette terrible histoire. Je lui ai répondu que non, mais que je travaillais pour une compagnie d’assurance spécialisée dans le commerce des œuvres d'art. Que nous avions à enquêter sur l’origine des œuvres qui étaient mises en vente. Que nous nous employions à vérifier en particulier si elles n'avaient pas été spoliées aux Juifs pendant la guerre. Il y en avait tellement dans ce cas, dont nous avions perdu la trace, qui avaient été mises à l’abri pendant des décennies et qui réapparaissaient un beau jour sur le marché, suite à un héritage!
“Je doute, m'a-t-il répondu, que personne dans la famille de cette dame ait jamais rien possédé de ce genre. Je crois avoir compris qu’ils vivaient en Pologne, je ne sais pas où précisément. Elle refuse d’en parler. Mais je suis persuadé aussi qu’elle sait beaucoup de choses.”
Il me rendait curieux. S’il n’avait pas été bouquiniste à Amsterdam, dans le quartier de la gare, mais antiquaire sous les galeries du Palais Royal, le costume aurait été différent, mais pas forcément la voix ni les manières. J’ai dit: “Et cette dame, elle vit seule?”
Il m’a répondu: “Elle a une fille qui est réalisatrice de cinéma et qui, paraît-il, est célèbre. Elle vient quelquefois, je la vois. Nous prenons le thé ensemble, le soir, avec sa mère. Nous mangeons des gâteaux traditionnels, fabriqués maison. Elle est petite et mince, avec des yeux très clairs, un beau sourire. Toujours habillée de rien, comme une étudiante. Elle reste une semaine ou deux. Elle l’emmène chez le médecin, elle lui achète des vêtements, elle remplit son frigidaire, elle l'aide à changer ses lunettes, puis elle repart pour de nouveaux tournages.
— Et vous savez son nom?
— Auerbach. Klara Auerbach. Le même nom que sa mère. Vous la connaissez?”
Comment aurais-je pu ne pas la connaître?

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dimanche 17 novembre 2024

Gaïa

J’avais l'habitude de me servir d’outils numériques pour me repérer dans l’espace des villes et pour me faire comprendre. En plus de quoi, je prenais quantité de photos qui attestaient de manière précise de mes lectures et des endroits où je passais. Enfin, j'utilisais le dictaphone pour enregistrer les personnes que j'interrogeais sur la provenance des œuvres, sur les conditions matérielles dans lesquelles ils les avaient acquises, et pour ajouter à leurs propos les commentaires qui me paraissaient utiles. Grâce à quoi, au moment de rédiger mes rapports, je disposais de tout le matériel nécessaire, et je pouvais me permettre de fignoler, d’organiser mes paragraphes, de soigner le style. Je faisais en sorte de ménager le suspens, donnant ainsi au compte-rendu de mes enquêtes le tour amusant d’aventures policières. L’avocat du cabinet, à qui je devais les remettre, les qualifiait de “vrais romans”. Mais, à Amsterdam, il n’en fut pas ainsi.
Mon téléphone avait été neutralisé à distance par les services de renseignement censés me protéger. Je me voyais privé de ces ressources. Aussi, par prudence, pendant les quatorze jours que j'ai passés là-bas, j’ai gardé l’hôtel Excelsior comme unique repère.
Quand je repense à cette période, je m’étonne d’avoir été si peu curieux d’explorer la ville que je connaissais mal. Il m’aurait suffi d’acheter un plan du tramway pour circuler partout. Mais je n’y ai pas songé.
Je n’ai pas visité un seul musée, ni même la maison d’Anne Frank. Je ne suis pas allé jusqu’au port. Je n’ai pas été me perdre dans ces rues où des femmes très dévêtues s'exposent derrière des vitrines. Je n’ai même pas acheté un gramme de cannabis.
Je crois me souvenir que je marchais beaucoup, en m’éloignant du côté des faubourgs, qui étaient semblables à ceux des autres villes européennes où j’avais eu l’occasion de me rendre. Je me risquais sur des avenues sans charme, bordées par de hauts immeubles ou par des chantiers dans les excavations desquels les bulldozers ressemblaient à des dinosaures, je revenais par des rocades d’autoroutes entrecoupées de ponts, si bien qu’il m’arrivait de douter si j'étais bien à Amsterdam plutôt qu’à Bruxelles, à Oslo, à Prague, ou même à Paris.
Toutes ces villes, hors leurs centres historiques, aujourd'hui se ressemblent.
Le matin, j’allais passer un long moment dans le hall de la gare où je trouvais à acheter des journaux français que je lisais en détail, devant des cafés-crème, jusqu'au point de piquer du nez sur leurs pages, au milieu de la foule.
Il faut dire que, la nuit, je dormais mal. L’unique fenêtre de ma chambre donnait sur l’immense carrefour. J'étais envahi par les bruits de la circulation, et ceux-ci ne cessaient pas jusque tard dans la nuit. Et ils étaient remplacés alors par des fracas épars, par des cris soudain, des échos de rixes entre bandes rivales, des coups de feu, des courses poursuites, des appels au secours. Ou même, on aurait cru parfois que des tanks répondaient aux assauts de groupes terroristes. Avec cela, des rayons lumineux qui traversaient le ciel venaient se projeter sur le plafond et les murs de ma chambre. Et comment aurais-je pu ne pas me souvenir alors que j'étais menacé? Comment aurais-je pu ne pas me demander si ma sécurité personnelle ne faisait pas l’enjeu de ces combats?
Dans la journée, au cours de mes promenades, il arrivait qu'un regard plus insistant que d’autres, ou qu’un drone qui voletait au-dessus de ma tête, me fasse douter si je n'étais pas suivi. Mais il y avait tellement d'autres façons d'interpréter ces faits, que je préférais celles qui ne me plaçaient pas au centre du monde. Bien que vivant seul, je ne me suis jamais pris pour le centre du monde. Et puis, il y avait toujours un moment où je pouvais interroger Gaïa.
Nos rendez-vous n'étaient pas réguliers, mais je crois qu’il ne s’est pas passé un jour sans que nous ayons un assez long entretien.
Je dinais invariablement dans un petit restaurant asiatique, puis, à mon retour, il était tard, j'avais la tête qui tournait d’avoir bu trop de bières. Je tenais à peine debout. Je marchais de guingois. Je me disais que, décidément, elle m’avait oublié. Je refermais derrière moi la porte de ma chambre, je vidais mes poches, je commençais à me dévêtir, je passais sous la douche. Et comme j’avais posé mon téléphone sur ma table de chevet, soudain je l’entendais vibrer. L’écran s’allumait et c'était son visage, avec toujours le même sourire adolescent.
C'était elle qui m’avait appelé le premier jour, ainsi que tous les jours qui avaient suivi, et ce soir-là encore.

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vendredi 15 novembre 2024

La mission abandonnée

Il y a dans la ville des quartiers peu recommandables, où domine le bizarre. Longtemps je les ai évités. Depuis trois ans, je ne les évite plus. Je suis devenu une silhouette habituelle de ces rues. Je parle de trois années. Un autre chiffre conviendrait aussi bien. Il me semble que mes explorations ont toujours lieu à la fin de l’automne, une fois la nuit tombée. Il m’arrive bien sûr de vivre d’autres moments qui se déroulent ailleurs, dans un autre monde. Ceux que je passe à explorer les rues fardées de lumières se situent hors du temps. Ils forment un labyrinthe dans lequel les lieux, les personnages, les circonstances ne se succèdent pas mais se croisent et se répètent. 

Je dois relater d’abord un épisode de ma vie qui s'est produit il y a longtemps, dans le vrai monde, celui où maintenant j'écris. Ma profession voulait que je voyage beaucoup. J’avais été envoyé à Amsterdam où je devais expertiser un tableau pour le compte de la société d’assurance qui m’employait alors. J’avais fait le voyage en train. Comme je me trouvais dans le hall d’arrivée, mon téléphone a vibré, et j’ai vu apparaître le visage du directeur de notre compagnie.
Il m’a dit: “Nous venons d'être alertés par les services de renseignement. Il semble que vous soyez menacé. Je n’en sais pas davantage. On vous demande de ne pas quitter le hall de cette gare avant qu'un nouveau message vous y autorise. Dans l’attente, vous ne devez pas utiliser vos cartes de crédit ni chercher à vous servir de votre téléphone. Soyez patient!”
Je ne suis pas d’un naturel inquiet. Je l'étais moins encore à ce moment de ma vie. J’ai pensé à une erreur, à un quiproquo qui serait bientôt levé. Et j’ai attendu.
C'était un matin. Le hall de la gare était grouillant de monde. On entendait des annonces faites aux haut-parleurs. Je ne comprenais pas la langue. J’ai acheté le dernier numéro du Times, j’avais apporté celui de Diapason, et je suis allé les lire à la terrasse d’une cafétéria, devant les quais de départ, avec des panneaux lumineux au-dessus de nos têtes. 
J’ai dû attendre une heure, peut-être deux, puis mon téléphone a vibré de nouveau, et cette fois c’est un visage de femme qui est apparu sur l’écran.
Elle m’a dit: “Monsieur Gontran Debord, je crains de devoir vous annoncer que la menace se précise. Croyez bien que nous la traitons avec tous les moyens nécessaires. Je ne suis pas autorisée à en évoquer la nature, mais nous devons la prendre au sérieux. Pour ce qui vous concerne, les précautions sont simples. D'abord, vous ne devez pas tenter de revenir à Paris par le train. Pas maintenant. Ensuite, vous ne devez pas chercher à loger ailleurs qu’à l'hôtel Excelsior où vous êtes attendu. Quand vous sortirez de la gare, vous en verrez la façade et l’enseigne. Traversez la place, présentez-vous à la réception en déclinant votre nom d’emprunt. Nous avons choisi celui de Sylvain Icare. Enfin, j’ai choisi pour vous celui de Sylvain Icare. Il fallait faire vite. J’espère qu’il vous convient. Une chambre vous est réservée. Posez votre valise, faites un brin de toilette, dormez si vous pouvez. Ensuite, au stade où nous en sommes, rien ne s’oppose à ce que vous alliez vous promener, à condition que ce soit à pied ou en tramway. Votre téléphone est maintenant neutralisé. Nous sommes seuls à pouvoir l’utiliser comme je fais maintenant. Un code vous sera communiqué pour vous permettre de nous appeler en cas d’urgence. Ce sera le seul usage que vous pourrez en faire. Je vous confirme que vous ne devez pas utiliser vos cartes de crédit. Il va de soi que vous ne chercherez pas à contacter le propriétaire du tableau. N’allez pas regarder du côté de chez lui. Nous savons que vous avez son adresse, mais vous n'arriveriez pas jusqu'à sa porte. Pour le reste, il vous suffira de patienter. Avez-vous une question?
— Je comprends que l’attente peut durer plusieurs jours, ai-je dit. Et il ne me reste plus guère d’argent liquide. J’allais en retirer.
— Au plus tôt, nous vous indiquerons une banque où il vous suffira de vous présenter. Vous n’aurez pas à vous plaindre de la somme qui vous attend. Voyez-vous autre chose?”
J’ai répondu que non.
“Ah, j’oubliais! a-t-elle dit encore. Y a-t-il quelqu'un, à Paris ou ailleurs, que nous devions prévenir de votre départ, j’allais dire de votre absence?”
Je n’ai pas eu à beaucoup réfléchir. Il n’y avait personne. Alors elle m’a souri et l'écran s’est éteint. C'était une très jeune femme, aux cheveux roux et aux yeux verts. Je m'étonnais de sa jeunesse. Presque une enfant.

Dans quelle mesure mon actuelle propension à me promener la nuit, dans des quartiers interlopes, est-elle une conséquence de ce lointain épisode? Je ne peux pas l’affirmer. Je n’en ai pas la preuve. Mais je ne peux pas non plus me défaire du sentiment que celui-ci a marqué une étape. Qu’il a provoqué dans ma vie une rupture dont d'abord je n’ai pas eu conscience. Quelque chose s’est alors insinué en moi, qui a agi secrètement, au fil du temps, un peu comme un virus.
Si je m’en tiens à la peu fiable “apparence des choses”, cet épisode n’a pas eu de suite. Je ne suis demeuré dans cette ville qu’une quinzaine de jours — quatorze pour être précis. Après quoi, j’ai été autorisé à rentrer à Paris, et je n’ai plus jamais entendu parler de l’Excelsior, ni du propriétaire du tableau, un certain Leon Chomsky que je n’avais pas rencontré. Et pendant onze ans, il n’a pas été question non plus du tableau lui-même, pour l’authentification duquel la société d’assurance m’avait envoyé là-bas et que je n’avais vu qu’en photo.
Son titre s’imposait. Chomsky, dans ses courriers, le désignait sous celui de Marie Madeleine. Mais personne n’avait pu évaluer son degré d’authenticité, de manière à convaincre la communauté savante.
Était-il bien de la main de Giorgione, ainsi que deux premiers experts l’avaient affirmé, sans qu’on puisse leur accorder une confiance aveugle, car l’un et l’autre avaient été payés par le propriétaire de l’œuvre, et la réputation de l’un et de l’autre n'était pas sans tache. Et personne ne savait non plus ce que ce prétendu chef-d'œuvre, sorti de nulle part, était devenu depuis lors.
Il a fallu qu’il figure, onze ans plus tard, au catalogue d’une grande exposition consacrée au maître vénitien par le Musée national du Victoria, à Melbourne.
On se souvient que le directeur de ce musée passait pour un spécialiste de haut vol. Il était jeune, il était grand, il était beau, surtout il était ambitieux. Et la découverte de cette œuvre majeure dont personne, jusque-là, n’avait soupçonné l’existence, marquait une étape décisive dans sa carrière. Toute la presse en a parlé. On l’a interviewé devant les caméras, dans toutes les langues. La présence de la Marie Madeleine dans cette exposition valait pour preuve de son authenticité. Elle en affirmait la valeur et elle garantissait à l’œuvre d’atteindre un prix astronomique quand elle serait mis aux enchères dans une salle de vente. Ce qui ne devait pas tarder. Mais on sait à présent que celle-ci appartenait alors à un oligarque russe qui prétendait l'avoir acheté à Chomsky avant que l’exposition fût ouverte au public, et des photos prises d’hélicoptère ont montré le directeur du musée en compagnie de l’oligarque russe, sur la terrasse d’une villa de Capri, devant une piscine à débordement.
J’avais fait le voyage d’Australie pour voir le tableau. Je voulais en avoir le cœur net. Je m'étais fait déjà une première opinion au vu de la photo, et ce que j’ai vu à Melbourne a confirmé mon sentiment. Il s'agissait d’un faux. Mais j’avais un binôme. La compagnie avait dépêché avec moi un expert venu de Hong-Kong qui, quant à lui, jugea son attribution tout à fait crédible. Et je n’insistai pas. Je m'étais déjà détaché de la question. Je continuais de faire mon métier aussi bien que possible, avec toute la compétence que des années de recherches m’avait fait acquérir, mais mon intérêt artistique s'était porté ailleurs. Giorgione et Le Titien ne me passionnaient plus, ni aucun autre peintre de la Renaissance italienne. Mais un détail néanmoins continuait d’occuper mon esprit.
Lors de mon séjour à Amsterdam, quand je logeais à l'hôtel Excelsior, un crime mystérieux avait été commis, dont la presse s'était fait l'écho. Le cadavre d’un vieil homme avait été découvert par des joggers, dans un parc. La victime avait été étranglée avec un fil d’acier. Son cou avait été entaillé jusqu’à l’os. Sa tête ne tenait plus qu’à peine sur le corps. Comme celle d’une marionnette abandonnée après le spectacle. On ne savait pas qui il était. On cherchait à l’identifier. Et, deux jours plus tard, j’avais été autorisé à rentrer à Paris.

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vendredi 8 novembre 2024

Ernest De Luca

La première fois que je les ai vus, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. De toute évidence, un père et sa fille. Une femme d’âge mûr et son père dont elle prenait soin, qu’elle accompagnait dans la rue des Boers, par un beau matin d’hiver. Ils pouvaient revenir du Monoprix, tandis que je me dirigeais vers Gorbella. Mais qu’est-ce qui me faisait ainsi sourire, à peine de les voir? Si quelqu’un avait été là pour m’interroger (et je songe à la seule personne qui aurait pu le faire), j'aurais dit qu’ils me ressemblaient. Ou que nous nous ressemblions.
J’étais venu m’installer dans ce quartier après la mort de ma femme, quand j’ai décidé de vendre l’appartement que nous avions occupé et où elle avait souffert, et, dès les premières semaines, comme il m’arrivait de les rencontrer, j’ai compris que nous étions voisins, qu’ils habitaient à six numéros de chez moi, et de les voir apparaître, marchant ainsi bras dessus bras dessous, me donnait chaque fois la même envie de sourire, un peu comme quand une vieille chanson, que vous aviez oubliée, soudain vous revient à l’esprit.
Et une bonne année est passée avant qu'un soir, comme je parlais au téléphone avec ma cousine Léonie, je lui demande: “Tu sais si Ernest est toujours vivant?” À quoi elle m'a répondu d'une voix indignée et avec le bel accent caractéristique de notre communauté: “Bien sûr qu’il est vivant. Il habite même, avec sa fille, tout près de chez toi!”
Léonie habite à Toulouse où son fils enseigne au conservatoire, mais elle sait où j’habite, elle s’est enquis de mon adresse quand je lui ai annoncé que je déménageais, et elle connaît le quartier. Elle a habité Nice pendant la plus grande partie de sa vie, et c’est seulement quand elle a pris sa retraite qu'elle a voulu se rapprocher de son fils, ce qui ne l’empêche pas de se tenir informée de l’actualité des autres membres de la famille, et de partager avec eux les informations qu’elle recueille, ces personnes de tous âges formant autour d’elle une galaxie innombrable et toujours plus lointaine, au fur et à mesure que les années s'écoulent et que les plus vieux disparaissent.
Léonie connaît notre famille beaucoup mieux que moi, parce qu’elle a habité à Alger jusqu'au mois de juin 1962, je veux dire jusqu'à ce que les derniers Européens soient chassés du territoire de l’ancienne colonie, et aussi parce qu’ensuite, elle a gardé le contact avec chacun des nôtres, tandis que je me tenais à l'écart.
J’ai dit: “Je les vois souvent, ou lui tout seul, et un jour, comme je le trouvais bien beau, toujours bien mis, je me suis demandé si ce vieux monsieur, par hasard, ce n'était pas Ernest.
— Bien sûr que c’est Ernest! m'a-t-elle répondu. Tu sais que c’est ton cousin? Tu sais qu’il porte le même nom que toi? Il faut absolument que tu lui dises, la prochaine fois que tu le vois, que tu es le fils d’Albert. Il sera tellement content!”
Qu’Ernest portait le même nom que moi, je le savais, bien sûr, ou je l’avais su, encore que j’aurais été incapable de dire en quoi consistait au juste notre lien de parenté. J’aurais dit qu’Ernest De Luca était un cousin de mon père et de mon oncle Pascal, pas un cousin au premier degré, juste un membre du même clan napolitain, issu de pêcheurs de coraux qui s’étaient exilés à Alger dans les années 1900 pour échapper à la misère. En réalité, Ernest De Luca, je ne l’avais rencontré nommément qu’une fois, et c’était à la fin de l'été 62, lorsque j’avais onze ans.
Comme beaucoup d’autres, il avait attendu le tout dernier moment pour se résoudre à quitter l’Algérie. Et mon père et mon oncle Pascal, qui avaient pris les devants depuis beau temps déjà, s'étaient mis en quatre pour accueillir ceux qui, cet été-là, arrivaient en catastrophe, “une main devant et une main derrière”, comme on disait alors. L’enjeu principal était de trouver un logement pour chacun. Et mon souvenir n’est pas assez précis pour que je puisse l’affirmer, mais il me semble qu’ils n’étaient pas pour rien dans le fait qu’Ernest et sa famille avaient pu trouver refuge dans un appartement situé à Nice-Nord, aux confins de la ville. Et c'était là qu'un jour, nous leur avions rendu visite.
Nous nous étions déplacés en délégation, en fin d’une matinée de dimanche peut-être.
Ce fut une époque où je devais découvrir que mon père entretenait des rapports étroits avec quantité de personnes que, quant à moi, je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Et je n'étais pas certain de me réjouir de cette découverte. Je crois que mon sentiment aurait été différent si ces gens n’avaient été que des amis. Mais non, je devais admettre qu’ils étaient de ma famille, ou plus précisément qu’ils étaient de la famille de mon père, parce que ma mère, de son côté, ne semblait pas moins surprise que moi qu’ils fussent si nombreux, et qu’ils eussent les visages qu’ils avaient, les manières qu’ils avaient, les voix qu'ils avaient, qui n’étaient pas si différentes de celles de mon père, en même temps qu’ils montraient de mon père des visages, des manières et des voix que j’aurais dites plus primitives. C'était chaque fois comme si je découvrais des dinosaures dont, dans la chaîne de l’évolution animale, mon père aurait été issu. Et c'étaient chaque fois des visages, des manières et des voix que j’aurais dites plus frustes, plus grossières, plus archaïques, dont je n’aimais pas apprendre qu’elles pouvaient être aussi les miennes.
Pour autant, ce jour-là, Ernest et les siens s’étaient montrés charmants.
Je crois que jusqu'alors je n'étais jamais monté si haut vers le nord de la ville. Après la place de L’horloge, au bas de l'avenue Jean Canavese, on tournait à droite dans une minuscule avenue du Lieutenant Émile Charpentier, qui semblait plutôt un chemin de campagne, et tout de suite au pied des collines où on cultivaient encore les œillets dans des serres qui luisaient au soleil, on se retrouvait devant La Malibran, une résidence dont les bâtiments de béton, hauts de quatre étages, semblaient être sortis de terre pendant la nuit.
Pourquoi ai-je le sentiment que les appartements n’étaient pas encore tous occupés? Peut-être parce que, tandis que nous montions des escaliers, que nous traversions des couloirs, nos voix résonnaient dans le vide.
Ernest De Luca avait deux filles. À notre arrivée, les mères et leurs filles restèrent au salon — ou dans la pièce étroite, aux murs nus, qui tiendrait lieu de salon quand ils auraient fini de la meubler —, tandis qu’Ernest nous entraîna avec lui, nous autres garçons, à cuisine. Et là se déroula une scène étonnante dont le souvenir ne devait jamais me quitter.
Ernest fit deux choses à la fois: il prépara pour nous, sur son fourneau à gaz tout neuf, des aubergines à la napolitaine, qu’il appela des mulignane, un nom que je n’avais jamais entendu jusqu’alors mais que mon oncle et mon père semblaient bien connaître et qui avait le pouvoir de les réjouir, et, debout ainsi que nous devant la poêle où les aubergines coupées en lamelles étaient en train de frire, enduites de chapelure, baignées dans une huile d'olive où il avait fait revenir d’abord quelques gousses d’ail dont le parfum aigu inondait la pièce, sans quitter la poêle des yeux et comme s’il avait été tout à fait évident et même nécessaire qu'il procédât ainsi dans cette circonstance, comme s’il n’avait fait en cela qu'obéir à un rituel propitiatoire de caractère chamanique qu’il lui revenait en ce jour d'accomplir, il avait joué sur son violon une chanson de leur pays.

À suivre...


Version complète dans Les années d'après (7.8)


vendredi 1 novembre 2024

Le balcon

Florent m’a appelé, un soir, pour me dire que son père était malade. Il sortait d’une grave opération, et Florent était en Argentine, où il habitait, tandis que son père était à Nice. Il m’a dit: “Louise vient le voir chaque semaine, mais elle habite loin, tu le sais, elle doit prendre le train. Alors, si tu peux aller le voir.”
Je me suis demandé de quand datait la dernière visite que je lui avais faite. C'était au milieu de l'été, je m'étais inquiété pour lui à cause de la chaleur, et nous étions en novembre. Ce n'était donc pas si vieux. Et je l’avais trouvé en bonne forme, il était fier d’avoir maigri. Et comme chaque fois, il m’avait fait faire le tour de son appartement pour me montrer qu’il était propre et tout le confort moderne dont il était pourvu. Le réfrigérateur, qu’il avait ouvert pour m’en montrer l’intérieur, le four à micro-ondes, la machine à café, les postes de télévision dans chacune des trois pièces, le tourne-disques qui était au salon, et les photos affichées partout. Celles de sa famille. Il m’avait dit: “Je reste ici, assis dans mon fauteuil, et je les ai tous autour de moi, et je parle à chacun, et j'écoute nos chansons. Que veux-tu de mieux? C’est Florent qui t’envoie?”
Et de nouveau il m’avait raconté deux ou trois histoires parmi celles que je lui entendais raconter depuis que j'étais enfant, des histoires que je connaissais par cœur, aussi bien que Florent et Louise, je ne sais plus lesquelles.
“Tu as toujours ta femme de ménage? ai-je voulu m’assurer.
— Bien sûr, elle vient tous les jours. Elle fait mon marché, elle fait mon ménage, elle prépare mes repas pour le midi et pour le soir. Après la visite du docteur, si le docteur a changé mon ordonnance, elle va à la pharmacie.”
Ce jour-là, il ne m’a pas parlé de mon père, comme il lui arrivait de faire quand nous étions seuls, et je ne me suis pas approché des photos où je savais qu’on le voyait, mais il m’a parlé de sa femme, ma tante Lucie, qui était morte trois ans auparavant et qui, dans les dernières années, avait fini par ne plus écouter à la télévision que des chaînes italiennes.

L’oncle Fernand avait remplacé mon père. Il avait été le double de mon père absent. Au moins une fois par an, je prenais le train de Nice pour passer un mois entier de vacances avec lui et avec sa famille. Peu après son arrivée à Paris, ma mère s'était mariée, j’avais alors trois ans, et je ne peux pas dire que Gérard Lefranc m’ait jamais maltraité, mais je ne pouvais pas douter non plus qu’il portait sur moi un regard méfiant. Et ma mère elle-même portait sur moi un regard où parfois je lisais de la méfiance en même temps que de la tristesse.
La raison de cette méfiance, je ne devais la comprendre que plus tard, le jour de mes seize ans, quand mon oncle Fernand m’a attiré dans son bureau où nous étions seuls, et où il m'a donné à lire les articles de journaux qui étaient parus au moment du procès et qu’il avait gardés à mon intention.
J’ai d’abord porté le nom de ma mère, puisque mon père n’avait pas eu le temps de me reconnaître à la mairie, puis j’ai porté le nom de mon beau-père quand celui-ci m’a adopté, si bien qu’à Paris personne ne pouvait savoir de quel père j'étais le fils, et même à Nice où je retrouvais la famille de mon père, personne ne me parlait de lui. Ou plutôt, non, personne ne me parlait du drame à la suite duquel il avait été rayé de la surface de la terre, sans que pourtant son nom ait été oublié, sans que sa figure ait été effacée des photos et des films d’amateurs que l’oncle Fernand nous donnait à visionner, les soirs d'été, sur la terrasse de sa villa de Bendejun où toute la famille était réunie. Et il n'était pas absent non plus des souvenirs que les adultes évoquaient, qu’ils se répétaient l’un à l’autre en buvant des verres d’orangeade, en mangeant des gâteaux au saindoux et à la cannelle, des souvenirs émaillés des noms de lieux, toujours les mêmes, Sidi-Ferruch, El Biar, Hussein-Dey, Birmendreis, la Pointe Pescade, le Ravin de la Femme sauvage, les Bains romains, que nous autres enfants ne connaissions pas, que quant à moi je ne connaîtrais jamais, et qui concernaient le passé de notre famille algéroise, qui en avaient été le berceau, des anecdotes amusantes dans lesquelles la figure de mon père se retrouvait au hasard, ni plus ni moins souvent que celles des autres membres de la famille, comme celle d’un personnage un peu burlesque du cinéma muet, tenant son rôle de grand frère un peu trop sérieux, un peu trop rigide, celui que leur mère appelait “l’instituteur”. Il portait des lunettes et, comme Buster Keaton, il ne souriait jamais.
C'était ainsi, dans ce rôle, qu’ils voulaient se souvenir de lui. Le reste était effacé de leurs dires mais bien sûr pas de leurs mémoires, mon oncle Fernand étant le seul autorisé, s'étant lui-même autorisé à en parler avec moi.

À suivre...


Version complète dans Les années d'après (7.7)


mercredi 30 octobre 2024

Quid des histoires?

Une histoire, c’est ce qui vaut d'être raconté.

Un auteur raconte une histoire parce que, selon lui, elle mérite d'être racontée. Et, quand il la propose au lecteur, c’est sous la forme d’une question. Il attend de savoir si celui-ci voit bien ce en quoi elle mérite d'être racontée.

Ce en quoi l’histoire vaut d'être racontée, ni l’auteur ni le lecteur ne peuvent le dire, sans quoi l’histoire ne mériterait pas d'être racontée. Car alors, il suffirait de le dire, tandis que l’histoire dit ce qu’elle dit comme elle le fait, dans son ordre et son intégralité, et pas autrement. Pour autant, auteur et lecteur peuvent se parler et faire signe, l’un comme l’autre, vers ce qu’ils comprennent de l’histoire, et s’entendre à peu près là-dessus. Les critiques s’y emploient.

Selon la définition que je propose, une histoire a donc une valeur. Et cette valeur n’est pas relative, ce n’est pas un prix. Elle est incommensurable, c’est-à-dire absolue. C’est une histoire, et elle a une valeur qui ne se calcule pas, ou ce n’est pas une histoire, et elle n’en a pas.

En ce sens, on peut dire que la question des histoires est éminemment politique. Le discours du pouvoir ne cesse de nous dire quelles sont les histoires importantes, celles qui seraient vraiment significatives, et il refuse ou invisibilise celles qui ne le seraient pas. En face de quoi, l’art de la fiction ne cesse d’en proposer d’autres, d’en faire entendre toujours de nouvelles, qui concernent, par exemple, les évènements qui se produisent dans le milieu naturel, comme fait depuis toujours la poésie, comme font remarquablement, par exemple, les haïkus, ou des évènements qui se produisent dans la vie domestique, comme a fait remarquablement aussi Chantal Ackermann dans son Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles.

Pour autant, une histoire ne perd rien à être inventée. Car sa fonction première, sa condition primordiale, n’est pas de dire la réalité des choses mais de produire du sens. Elle dit chaque fois: “Cela aussi a un sens. Lisez, voyez, écoutez!”

Ce qui se passe dans le milieu naturel ou dans la vie domestique a besoin d’une histoire pour acquérir du sens et ainsi une valeur incommensurable. À l’inverse, on peut raconter ce qui se passe seulement dans l’imagination, car cela fait partie aussi de l’expérience humaine. N’en est pas moins révélateur de ce qui fait notre vie.

Il n’est pas d’histoire qui n’enrichisse notre perception du monde et de notre propre vie. D'être inventée, l’histoire d’Ulysse n’a pas moins de sens et de valeur pour nous, elle n’en est pas moins exemplaire que la biographie de Steve Jobs.

Une histoire est toujours une. Un haïku raconte bien évidemment une histoire et une seule, tandis qu’il y a toujours dans un roman plusieurs histoires. Mais pour qu’il s'agisse d’un roman, il faut que cette pluralité d’histoires se rassemble quelque part en une seule.

Une histoire est toujours une énigme, en tant qu’on ne peut pas dire au juste quel sens elle revêt. On peut seulement la raconter. Il y a un sens de notre condition humaine qui est contenu dans Le Château de Kafka. Et on ne peut pas dire (interpréter) ce qu’il dit autrement qu’il ne fait. En quoi il est irremplaçable.

Les histoires contestent l’insignifiance de nos vies en même temps qu’elles la soulignent en montrant notamment les effets du hasard.

mardi 29 octobre 2024

Le Quatuor de Saint-Ouen

Une professeure de français veut écrire un roman. Elle appelle un ancien compagnon pour le lui raconter au téléphone, au fur et à mesure qu’elle l’invente. Il y est question d’une professeur de français qui s’attache à un quatuor de très jeunes gens qui se retrouvent à Saint-Ouen sans qu’on sache très bien ce qui les rassemble. Il y est question de Brigitte Fontaine et de Carson McCullers. On reconnaît un thème illustré par Mikhaël Hers dans Primrose Hill (2007).

3380 mots. Environ 14 minutes de lecture.


Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...