dimanche 15 décembre 2024

Une céramiste

Il y avait quelque chose de la grotte sous-marine dans cette boutique, à cause des céramiques qui jonchaient tous les meubles, qui y étaient suspendues, accrochées du sol au plafond, et qui ressemblaient à des coquillages sur la nacre desquels auraient été peintes des figures étranges, dont on ne savait pas dire s'il fallait en rire ou s'en effrayer, et parce qu'elle était habitée par une sirène un peu fantomatique, semblable aussi à cette infirmière en blouse blanche que vous avez découverte debout, à votre chevet, à l'instant précis où, dans votre rêve, vous vous êtes réveillé d'un long coma, comme prisonnier d'une clinique tellement calme et silencieuse, au milieu des arbres qui ornaient son parc, derrière votre fenêtre, que vous n'avez pas tardé à deviner que vous y étiez le seul patient.
J'étais passé plus d'une fois devant la vitrine sans la remarquer parce qu'elle était éteinte, mais cette fois un peu de lumière jaune comme de l'huile éclairait le décor, si bien que j'ai posé le pied sur l'unique marche du perron et que j'ai poussé la porte, et comme la sirène (ou l'infirmière) s'avançait à ma rencontre, et comme elle avait l'air étonné de me voir, j'ai dit: “Pardon Madame, je vous dérange peut-être...", à quoi, en serrant ses deux mains devant elle (où étaient les ciseaux, où était la seringue?), elle a répondu d'une petite voix précise que la boutique était d'ordinaire ouverte sur rendez-vous, mais qu'elle n'en était pas moins ravie de me recevoir.
“Peut-être alliez-vous fermer?
— Non, non, pas du tout. J'attends de commencer une cuisson. Il me reste à la préparer. J'en aurai pour une partie de la nuit."
J'ai hésité. Avais-je le droit à une autre question avant de la quitter? J'ai dit: “Parce que vous travaillez ici?
— Mais oui. Mon atelier est tout là-bas au fond. Vous pouvez le voir", et elle me l'a montré d'un geste de la main. "Il y a trop de désordre pour que je vous invite à y entrer, mais une autre fois..."
C'était une caverne dont la profondeur était éclairée par de faibles lueurs. Les innombrables coquillages palpitaient dans la pénombre mystérieuse, ils s'ouvraient et se fermaient comme des yeux. J'ai dit encore: “Ne me répondez pas si je suis indiscret, mais depuis combien de temps êtes-vous installée ici?
— Depuis un peu plus de vingt-cinq ans. J'ai appris la céramique à la Villa Arson.
— Comment ai-je pu, jusqu'à ce soir, ignorer votre présence? Je me promène souvent dans ce quartier! Mais, puisque vous évoquez la Villa Arson, peut-être y avez-vous connu ma vieille amie Yoko Gunji?
— Yoko était mon maître. Et elle-même avait été l'élève de Daniel de Momoullin, pendant le temps où elle avait séjourné à Taizé. Elle en parlait souvent.
— Quel digne héritage!" J'avais cherché une formule qui ne fût pas trop emphatique. Celle-ci l'était à peine. J'ai ajouté: “Mais je ne veux pas vous déranger davantage. Je reviendrai une autre fois, et cette fois je prendrai rendez-vous."
— Oh, oui, bien sûr, il faut revenir. Attendez que je vous donne ma carte avec mon téléphone et mon adresse mail. Ne tardez pas. Nous parlerons de Yoko. Je vous montrerai ma table de travail ainsi que mon four. Je vous le promets.”
Avec, de nouveau, le même geste de la main vers les entrailles de l'immeuble où s'enfonçait la boutique et où elle ne tarderait pas à retourner, comme si les figures peintes, grimaçantes ou rieuses, avaient pu l'y attendre.
Sa carte de visite était écrite à la main, à l'envers d'un morceau de carton savamment découpé dans l'emballage d'un produit ménager. Les lettres y étaient tracées à plume, elles montraient volutes et jambages qui auraient convenu à une fée. Je l'ai épinglée chez moi sur un panneau en liège, au milieu de mes photos. Et j'ai retenu son nom — Clara Finnegan — , dont la consonnance irlandaise m'a surpris. Son visage était pâle mais, dans la demi-obscurité, je n'avais pas pu juger de la couleur de ses cheveux.

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mercredi 11 décembre 2024

Macareux, Godzilla et invention de l'IA

Et puis, je me suis souvenu d’un autre récit que Gaïa m'avait fait, celui d’un week-end où son père l’avait entraînée cette fois en Islande. C’était la même nuit. Sans doute m'étais-je endormi puis réveillé de nouveau, car la scène était toute différente. Il ne s’agissait plus de moi, de rien qui se rapportait à moi, il ne s'agissait pas de mes retours nocturnes dans le quartier du port mais d’une immense falaise où nichaient des oiseaux.
Mon souvenir de ce récit était très incomplet. Depuis, j’ai voulu l’étayer avec des noms de lieux que j’ai recherchés sur la carte, et à présent je peux affirmer sans risque d’erreur qu’il s’agissait de la falaise de Látrabjarg.
Donc, un weekend de printemps, ils se rendent en Islande, au sommet de la falaise de Látrabjarg, et là ils observent des oiseaux. Gaïa découvre que son père s'intéresse aux oiseaux, ce qu’elle n’avait pas imaginé jusqu'alors, et même qu’il est un fin connaisseur de leurs espèces, de leurs habitats et de leurs mœurs.
Ils passent une journée à les observer avec des jumelles, dans le froid et le vent.
Finn (c’est le prénom du père) commente ce qu’ils voient. Il montre du doigt tel oiseau qui sort de la vague où il avait plongé et qui revient vers la falaise, en criant et en battant des ailes dégouttantes d’écume, avec un poisson dans le bec pour nourrir ses petits. Et, oui, en tournant leurs jumelles quelque peu vers la droite, ils peuvent voir les oisillons affamés qui l’attendent, nichés dans une anfractuosité de la roche, et qui crient eux aussi. Le bruit du vent et les capuchons dont ils se couvrent les obligent à lever la voix. Le ciel est chargé de nuages. Ils ont les mains gelées aussitôt qu’ils ôtent leurs gants. Gaïa écoute ses explications sans oser lui demander d'où il tient ce savoir. Ils mangent des sandwichs au saumon et à l'œuf, ils boivent du thé chaud, ils reprennent leurs observations. Finn ouvre même un carnet dans lequel il note quelques mots. Puis, le soir venu, ils se retrouvent dans une auberge où Finn a réservé deux chambres.
Ils dînent dans la salle à manger où flambe un bon feu de cheminée, où les clients sont rares, où l'on entend un peu de musique, puis ils vont s’installer dans des fauteuils, devant la cheminée. Finn commande alors un verre d'alcool, et cette fois il se lance dans un autre discours.
— J’ai craint d’abord, me dit Gaïa, qu’il m’annonce que ma mère et lui allaient se séparer. Depuis le matin, j’avais cette idée en tête, et quand nous nous sommes retrouvés devant la cheminée, qu’il a commencé à siroter son verre d’alcool, je me suis dit: ‘Voilà! C’est maintenant qu’il va m’annoncer la nouvelle.’
Mais elle se trompait. Finn lui annonce plutôt qu’il prend ses distances avec la firme qui l’emploie. Il ne la quitte pas tout à fait, mais il a monté sa propre équipe de recherche, et désormais il appliquera l’intelligence artificielle au service de la cause animale, et en particulier de la préservation de certaines espèces d’oiseaux, comme le Macareux moine (Fratercula arctica), aussi appelé perroquet de mer ou calculot, qu’ils ont pu observer le matin.
Gaïa est très surprise mais elle n’est pas inquiète. Elle sait que son père a gagné assez d’argent, et qu’il l’a assez bien placé pour être libre prendre sa retraite quand il voudra tout en continuant à faire vivre sa famille dans le confort. Et elle ne doute pas non plus qu’il réussira dans son nouveau métier de chef d'entreprise comme il a fait au sein de la firme qui l'employait. Une seule question lui vient aussitôt: “Tu travailleras tout seul?”
Il lui répond que non, qu’il est en train de monter une petite équipe, et lui cite trois ou quatre noms de gens qui habitent aux quatre coins du monde mais qu’elle connait déjà parce qu’il est arrivé qu’ils apparaissent chez eux, et même qu’ils dorment à la maison.
“L'important, lui dit-il, c’est que je pourrai ainsi passer beaucoup plus de temps à Dorgelès. J'étais un peu fatigué des voyages, vois-tu, maintenant je travaillerai chez moi.
— Tu me dis cela maintenant que je m’en vais! lui répond Gaïa. Ce n’est pas juste!”
Car celle-ci, en effet, vient d'être admise à poursuivre ses études à l’université d’Austin, Texas, où elle doit s'exiler à la rentrée d’automne. Mais, bien sûr, elle dit cela pour rire. Elle est en réalité ravie de prendre son envol.
Et ensuite, il n’y a plus rien de vraiment important. Ils parlent des avantages qu’elle trouvera à être admise à Austin plutôt qu’à l’université de Stanford où elle avait candidaté d’abord. Puis, ils parlent de la maison des Aulnes, de la vraie compétence et de la vraie détermination que Magdalena met à gérer l'école de musique, du petit ami de la petite sœur qu’elle est allée chercher parmi ceux de La Cayolle. Cela jusqu'à ce que Finn ajoute: "Et puis ainsi, comme j’aurai plus de temps, je pourrai m’atteler vraiment à mon encyclopédie amoureuse de Godzilla!
— De Godzilla? me suis-je exclamé alors. Votre père veut écrire une encyclopédie amoureuse de Godzilla? Dites-moi que je rêve!
— Mais non, pas du tout, je vous assure. Mon père est un authentique fanatique de Godzilla depuis toujours." 

S’en est suivie une longue explication dont le détail importe peu. Après tout, une fois la surprise passée, il n’y avait rien d'inconcevable à ce que quelqu'un comme Finn Nolan s'intéresse à Godzilla. À la maison, c'était Magdalena qui faisait écouter de la musique classique à leurs filles. C'était elle qui leur avait fait lire les nouvelles de Robert Louis Stevenson en anglais quand elles étaient enfants, et à peine plus tard celles de Jorge Luis Borges en espagnol (elle était argentine). Finn Nolan, quant à lui, ne lisait que des articles scientifiques et, quand il ne travaillait pas à ses projets, il faisait du sport.
Elle m’a dit: “Godzilla, vous comprenez, c’est la rencontre entre les États-Unis et le Japon, c’est le mythe qui les réconcilie après le double traumatisme que constituent, pour les uns l’attaque de Pearl Harbor, pour les autres l’explosion des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Et mon père aime tout particulièrement que ce soit une œuvre collective. Il aime que les meilleurs talents concourent à une œuvre collective, à travers les continents et au fil des années, au point qu’on ne sache plus au juste qui est l’auteur de telle invention, que la plupart des amateurs ne remarqueront pas, et qui sera reprise ou ne sera pas reprise les fois suivantes. Si bien qu’il a recherché les noms de tous ceux qui ont collaboré aux différentes réalisations, non seulement ceux qui sont connus de tous, mais les autres aussi, des techniciens, des artistes, qui ont travaillé dans les studios, qui ont dessiné les maquettes, qui ont pensé l’éclairage, qui ont composé les musiques.
— Oui, oui, je vois très bien, pardonnez-moi, me suis-je hâté de lui répondre. Je crois que ce soir, je suis un peu perdu…”
Le soir en question a été le dernier où nous nous sommes parlé. Où je l’ai vue. Elle venait de m’annoncer que, le lendemain, je pourrais rentrer à Paris. Et quelque chose de tout à fait étrange s’est produit alors. Soudain, je me suis demandé si tout cela était bien réel. Si elle ne me mentait pas. Pour la première fois, je me suis demandé si Gaïa n’inventait pas tout ce qu’elle me racontait, au fur et à mesure. Et, pire encore, je me suis demandé si le visage qui apparaissait sur l'écran de mon téléphone était celui d’une personne en chair et en os, ou plutôt une invention de l’intelligence artificielle.

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dimanche 8 décembre 2024

Billie Jean

Je ne baisse qu’à demi le store de la porte-fenêtre de ma chambre pour laisser filtrer un peu de lumière entre les lattes, pour faire des ombres en noir et blanc sur mon lit et dans cette même pièce où sont mes étagères de livres, et aussi pour surveiller l'avancée de la nuit derrière le balcon, pour voir où en est la lumière, chaque fois que je me réveille. Et cette fois, je me suis réveillé à 02:30, et deux séries de souvenirs se sont superposées devant moi, ou juxtaposées peut-être, comme sur deux écrans qu’on aurait posés dans le noir, au fond d'une galerie d’art contemporain, comme au fond d’une caverne où on entend résonner les vagues de la mer.
La première série concernait des souvenirs de mon adolescence, quand j’avais seize ou dix-sept ans et que je fréquentais les surprises-parties. J’avais bien conscience alors que, quand on a passé deux ou trois heures à danser dans une surprise-partie, le but est d’en repartir avec une fille. En emmenant une fille comme un butin. Que c'était le rôle qui convenait à mon genre et à mon âge. Ce qu’on attendait de moi. Et en effet, les choses se passaient bien ainsi d’ordinaire. Pas de façon désagréable du tout. J’aimais même beaucoup cela. Le bruit des talons de la jeune fille qui claquaient sur le sol, sa main qui s’accrochait à mon bras, et les baisers ensuite, et le reste. Je ne me plaignais jamais que ce ne fût pas assez ou que ce fût trop. Non, j’aimais vraiment cela, les encoignures de portes, les bancs des jardins publics qui restaient ouverts toute la nuit en ce temps-là, avec les grands arbres qui se balançaient au-dessus de nos têtes, les statues toutes blanches dressées au milieu des pelouses. Je me débrouillais plutôt bien. Les jeunes filles en question ne se sont jamais plaintes que je les aie forcées si peu que ce soit. Peut-être, au contraire, m’auraient-elles reproché une certaine nonchalance que je montrais, une certaine distraction. Comme si déjà j'étais prêt à fuir. Que je n’attendais que le moment de le faire. Mais une fois, je ne sais plus dire quel âge j’avais exactement, il est arrivé qu’il fasse nuit et que je reparte seul. Et ce fut, dans le moment de ce retour, dans les rues obscures que je parcourais du côté du port, une révélation. J’ai su que rien, pour moi, ne dépasserait jamais l’intensité de cette expérience. Celle de ce frôlement des ombres, de cette intimité avec les rats. Désormais, je pourrais continuer à ramener des jeunes filles au sortir des surprises-parties, à les raccompagner chez elles et y passer le reste de la nuit parfois, pour autant je saurais qu’il existait pour moi une autre option possible. Une autre issue, plus douce encore et plus personnelle.

Je dors avec ma tablette numérique à côté de moi, et cette nuit-là, quand je me suis souvenu de ces retours solitaires de surprises-parties, tout de suite, je me suis souvenu de Billie Jean, la chanson de Michael Jackson, et tout de suite j’ai voulu vérifier si le clip dont je me souvenais, que j’avais vu quelquefois sans y prêter trop d'attention, était en noir et blanc ou en couleur. Parce que mes souvenirs, eux. étaient en noir et blanc. Avec, bien sûr, quelques flashs de couleurs dans la nuit. Et, en effet, il en était de même dans le clip que je n’ai pas tardé à retrouver et que j’ai visionné alors plusieurs fois. Du noir et blanc avec des effets de couleurs ici et là. Et alors aussi, j’ai été frappé par les paroles de la chanson, auxquelles jusque-là j'avais prêté moins d’attention encore qu’à la musique et aux images. Que fait le personnage figuré par Michael Jackson dans ce qu’on voit? Bien sûr, il revient d’une boîte de nuit ou de ce qu’on appelait en France, à mon époque, une surprise-partie, et il est seul. Et alors, il est assailli par des paroles. C’est exactement cela: assailli par des paroles comme par un essaim d’abeilles. Et il est remarquable que la scène n’illustre rien de ce que disent les paroles. Que, sur les mêmes images, nous aurions pu avoir un texte tout différent. Que les images et les paroles se superposent d'une façon arbitraire, aléatoire, comme elles ont pu le faire dans un film de Chantal Akerman, je pense à News From Home.

Une jeune femme, qu’on imagine forcément très jolie (She was more like a beauty queen from a movie scene) prétend qu’il est le père de son enfant: She said I am the one. À quoi le personnage, qui est une sorte de dandy, répond à l’intérieur de sa tête, et ce sont ces paroles qu’on entend: Billie Jean is not my lover. Il se souvient et répète des paroles que lui ont dit les autres: People always told me, "Be careful of what you do / Don't go around breakin' young girls' hearts" / And mother always told me, "Be careful of who you love / And be careful of what you do / Cause the lie becomes the truth". À quoi, en réponse, il répète en marchant puis en dansant dans les rues désertes, hantées par des fantômes: Billie Jean is not my lover, et aussi que: She's just a girl who claims that I am the one (oh, baby) / But the kid is not my son. Et ces paroles me sont apparues alors comme la légende exacte des retours solitaires de mon adolescence, encore qu’à cette époque je n'étais, bien sûr, le père de personne, et qu’aucune jeune fille n’avait jamais prétendu que je le sois.  

jeudi 5 décembre 2024

La fanfare

Gaïa était élève de maternelle quand l’aventure de l'école de musique a commencé et, à sa suite, celle de la fanfare.
Le quartier des Aulnes où elle habitait comptait une école et un collège publics où étaient scolarisés une majorité d’enfants du quartier, mais d’autres familles donnaient leur préférence à un établissement catholique situé dans le centre historique.
Gaïa était alors élève de la maternelle Henri Wallon située à deux pas de chez elle. Ses parents hésitaient quant au choix qu’ils feraient au moment de son passage au CP. Il était souvent question de ce dilemme, le printemps venu, autour des barbecues du samedi soir, où différents avis s’exprimaient en phrases courtes, prononcées avec calme, dont chacune ne contenait qu’un seul argument, tandis que dans l'air flottait le parfum de la viande grillée mêlé à celui des pittosporums, et que se faisait entendre le doux bruit de la rivière en contrebas. Et comme on ne voulait surtout pas s’enfermer dans un choix partisan, on avait imaginé de combiner les deux options en créant une école de musique, de statut associatif, qui serait largement ouverte aux jeunes habitants des Aulnes.
La mère de Gaïa, Magdalena Nolan, faisait partie des plus ardents défenseurs du projet. Ceux-ci formèrent un petit groupe d'activistes et les démarches administratives furent accomplies en un rien de temps.
L'idée était simple: la ville possédait un conservatoire et, plutôt que d’y conduire les enfants, comme on avait l’habitude de faire, on demanderait à ses professeurs de venir leur apprendre la musique chez eux, dans leur banlieue tranquille où la population formait une communauté étroite, dont les membres étaient animés par les mêmes idéaux libertaires en matière d’éducation.
Dans les écoles privées de la Silicone Valley, dont les tarifs d’inscription étaient parmi les plus élevés de la planète, les élèves apprenaient à balayer leurs classes et à entretenir des carrés de légumes avec lesquels ils confectionnaient des soupes qu’ils rapportaient à leurs parents. Les activités sportives et artistiques y étaient privilégiées et, en sortant de l'école, ils n’avaient pas de devoirs à faire à la maison. Pourquoi fallait-il qu’en France les élèves soient traités selon des principes hérités de Troisième République?
En plus de la commodité pratique qu’on trouverait à ne plus multiplier les trajets en voitures, entre Les Aulnes et le centre historique de Dorgelès (le groupe scolaire Saint Thomas d’Aquin et le conservatoire Maurice Ravel occupaient des bâtiments voisins, derrière la cathédrale), on caressait l'idée de donner aux élèves un autre enseignement de la musique, à savoir que, à la différence de ce qui se faisait au conservatoire: 1) on y enseignerait les musiques populaires aussi bien que la musique classique, 2) les enfants resteraient toujours libres de participer à différents ateliers, de changer d’instruments, de préférer la chorale, 3) les pratiques collectives, de formes orchestrales, à caractère ludique, occuperaient la meilleure place dans les emplois du temps.
Restaient néanmoins deux questions à résoudre, étroitement associées. La première était celle des locaux. Le public attendu concernait un grand nombre d’enfants. Où trouverait-on la place de les accueillir? Une seule réponse était envisageable, celle du collège le plus proche. Le collège Jean Zay.
On demanda à être reçu par le principal. On lui soumit le projet. Celui-ci n’en demandait pas tant. La proposition avait tout pour lui plaire, pour autant, il se montra prudent. Avant d’aller plus loin, on devrait obtenir l’autorisation de l’inspection académique, et celle-ci ne pourrait intervenir qu'après que le conseil d’établissement se soit prononcé. Or, il y avait à craindre que plusieurs professeurs s’y opposent, au nom de l'unité du service public qui voulait qu’on ne fît pas ici ce qui ne se faisait pas ailleurs, et en arguant bien sûr du principe de gratuité.
“Car, enfin, comment pensez-vous financer cela?” interrogea le fonctionnaire. “Il vous faudra payer les professeurs, et j’imagine qu’en outre, vous prêterez les instruments…? Vous devrez ainsi demander aux familles une participation financière que toutes ne pourront pas payer, ce qui aura pour conséquence de laisser beaucoup d’enfants sur le carreau. Or, chez nous, dans nos murs, vous comprenez qu’il ne peut pas en être question.”
Celui-ci savait pour autant à qui il avait affaire. Les associations de parents d’élèves de l'école et du collège organisaient, chaque année, des fêtes, des vide-grenier, des tombolas dont les bénéfices étaient assez considérables pour permettre l’achat de matériels informatiques de dernières générations, ainsi que l’organisation de sorties et de voyages culturels. Ces avantages profitaient à tous, aux élèves comme à leurs professeurs, et tout particulièrement aux enfants des quelques familles désargentées qui habitaient en marge du quartier. Car la plus extrême pauvreté et la violence sévissaient, elles aussi, dans ce meilleur des mondes.
Un immeuble et un seul était réservé aux logements sociaux. On l’appelait La Cayolle. Il était situé non loin de l’autoroute, au bout d’une esplanade écrasée de soleil, où les enfants jouaient et d’où les dealers les chassaient, la nuit, en y lâchant leurs chiens. Dans l'herbe qui y poussait, sur un ancien terrain de basket qui n’avait jamais servi, il était arrivé qu’on trouve une oreille coupée parmi les inévitables seringues. L’enquête qui s’en était suivie n’avait permis de découvrir ni qui l’avait coupée, ni qui l’avait perdue. Et, en effet, les familles qui habitaient cet immeuble haut de cinq étages, blanc comme un os de mouton, se montraient dans l'incapacité de payer fût-ce la cantine où leurs enfants étaient accueillis et nourris néanmoins. Mais Magdalena Nolan et ses amis avaient prévu cette objection. Ils s'engagèrent à fournir à leur interlocuteur des coupons d’invitation à titre gratuit qu’il serait libre de distribuer aux enfants de La Cayolle. Et, au bout d’une petite heure, les deux parties se séparèrent, satisfaites l’une et l’autre du résultat de cette négociation.
Au sein du conseil d’établissement, les opposants furent minoritaires, quant à l’inspection académique, elle reçut des recommandations émanant de différents ministères, dont celui de la défense, auxquelles elle ne put résister. En outre, la presse locale se passionna pour l’affaire et, devant les caméras des journalistes, Magdalena Nolan savait se montrer à la fois revêche et souveraine. Grâce à quoi, le projet vit le jour. Si bien que le collège Jean Zay se mit à résonner, chaque après-midi et jusqu’à la nuit tombée, de toutes sortes de musiques.
C'était, on le devine, une cacophonie que certains jugeaient décourageante, traversée d'éclats de rires qu’on entendait de loin, en venant sur la route, mais il suffit de quelques mois de pratique pour qu’on ose parler d’une fanfare, puis de quelques semaines encore pour que cette fanfare soit invitée à participer à un festival qui avait lieu à Douai, à l’autre bout de la France.
On s'intéressa aux uniformes que les enfants devraient porter. Des parents s’offrirent pour servir d’accompagnateurs. Deux mères qui habitaient La Cayolle et qui portaient le hijab rejoignirent le petit groupe, où elles furent accueillies de la manière la plus cordiale. Et on sut alors qu’une tradition était née, qui devait transporter la joyeuse escouade dans différents pays, au fil des ans. Et, quand on écoutait Gaïa, on comprenait que son expérience de tromboniste au sein de la fanfare des Aulnes constituait la partie de son curriculum vitæ dont elle était la plus fière. Mais alors, comment comprendre aussi qu’à son âge, elle ait pu être recrutée comme agent dans les services secrets de son pays? Car elle n’avait guère plus de vingt ans et, quand je la voyais sur l’écran de mon téléphone, je ne pouvais m’empêcher de songer à la jeune musicienne qui occupe l’estrade au centre de la Parade de foire de Georges Seurat.

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dimanche 1 décembre 2024

Entrée de Proust

Assez tôt, j’ai commencé à ne plus trop répondre au téléphone et à ne plus voyager. J’avais noué à Nice quelques amitiés. Il m’arrivait encore d’accompagner des dames au spectacle, puis de dîner avec elles et parfois même de les raccompagner. J’en tirais du plaisir, j’en éprouvais de la reconnaissance à leur égard, mais ces occasions étaient rares, je ne les recherchais pas. La lecture et les promenades solitaires sont devenues mes principales occupations. Je ne lisais guère de livres nouveaux, je relisais plutôt ceux que, dans ma jeunesse, j’avais aimés, mais avec l’impression de les lire trop vite, de ne pas leur accorder l’attention qu’ils méritaient. Ma question était alors de savoir quels livres il faudrait que je relise un jour, quand je n’aurais plus besoin de gagner ma vie, quand les passions se seraient éteintes. C'était chaque fois comme un premier voyage qu’on fait en Italie, dans une ville dont on gravit les rues en pente sous les balcons étroits qui regardent la mer, en se disant qu’un jour, il faudra qu’on y prenne une location qui ira de la fin d’un été jusqu'au début de l'été suivant, et que là on pourra s’essayer à écrire. Et avec le temps, mon choix s'était restreint à un tout petit nombre d’œuvres romanesques dont je croyais me souvenir qu’en plus de leur qualité exceptionnelle, elles contenaient des sortes d’enclaves d’une autre nature géologique, que des trous s’y rencontraient dans le tissu du texte comme des sources d’eau pure ou des éclats de lune dans la campagne, et que ces accidents, ces accros, ces ruptures de sens en même temps que ces illuminations, il faudrait je les retrouve une à une, que j’en fasse le dénombrement exact, que j’en établisse à la fois la cartographie et le catalogue raisonné.

Je suis enfant et je suis malade. Le médecin qui est venu a dit que c’est la grippe. Je reste alité pendant plusieurs jours avec de la fièvre, et parmi ces jours je me souviens d’un jour où je lis Le Grand Meaulnes. Je me souviens du défilement des heures dans l’appartement où je suis seul avec ma mère. Elle va et elle vient principalement de la cuisine à ma chambre, qui est à l’autre bout de l’appartement, mais aussi dans les autres pièces. J’entends les bruits de la circulation sous nos fenêtres et ceux qui résonnent à l’intérieur de l’appartement. Aux bruits que j’entends, je sais où elle se trouve, dans quelle pièce, et où elle en est ainsi de son ménage, de la préparation du repas de midi, auquel s’invite mon père, que j’aperçois un instant dans l’encadrement de ma porte, qui prend de mes nouvelles puis qui s’en retourne à son travail. Et c’est le long après-midi qui commence, tout entier consacré à la lecture, avec des moments de fièvre, durant lesquels je m’endors, puis de réveils où je la vois assise à mon chevet, occupée à tricoter, des réveils suivis chaque fois de nouvelles avancées dans la lecture du roman, qui devient plus difficile, plus trouble, plus confuse au fur et à mesure que “ta fièvre remonte”, dit maman et qu’au même moment, on quitte l'école pour suivre Augustin dans la nuit de décembre, à travers la campagne.
Je sais que je le lis dans la belle édition de la “Bibliothèque Rouge et or”, avec les illustrations de Claude Delaunay dont le caractère fantasmagorique convient à mon état de fièvre, à mes endormissements soudains, peuplés de rêves, qui en prennent le relais, qui les amplifient et les transforment, qui m’effraient, puis à mes réveils en sueur, où maman dit qu’il faut absolument que je change de pyjama et que je pense à boire comme le docteur a dit qu’il fallait le faire. Avec, à quatre heures et demi, les bruits des enfants qui reviennent de l’école où je ne suis pas allé, où je n’irai pas encore le lendemain ni le jour suivant.
Puis, ma grippe dure un peu trop longtemps. Je continue d’avoir de la fièvre le soir, seulement le soir, précisément à la tombée de la nuit, et le docteur dit que cela pourrait être l’effet d’une complication pulmonaire, de ce qu’il appelle alors une “primo-infection”, que si la fièvre persiste de façon régulière, il sera plus sage de me faire une radio. Et alors je me demande si, à la radio, on pourra voir certaines scènes du Grand Meaulnes qui se sont imprimées en moi, non pas seulement dans mon esprit mais dans les organes de mon corps, certaines visions d’une précision hallucinatoire, extra-lucide, qui ne s’inventent pas mais qui doivent correspondre à des souvenirs que l’auteur avait gardés de sa propre enfance. 

Maintenant, soixante ans plus tard, il faut faire simple. Il ne faut plus manquer l’occasion. Quand c'est un après-midi d'hiver cette fois encore, et qu’un rayon de soleil entre dans mon studio, je laisse la porte vitrée ouverte sur mon balcon et j’avance mon fauteuil de rotin dans le rayon de soleil. Devant la porte-fenêtre. Devant l’ouverture sur le balcon. Et près du fauteuil je pousse un banc sur lequel je pose mes livres et mes carnets. Tout l’après-midi se passera ainsi, jusqu’à ce que la nuit descende. Je sors sur le balcon, j’allume une cigarette, je m'accoude à la rambarde, je regarde la rue, trois étages plus bas, presque toujours déserte, avec ses arbres et le tramway qui passe à intervalles réguliers, sans faire plus de bruit que le chuintement d’une chenille rampant dans les feuillages du jardin, puis ponctué soudain par le tintement de sa cloche qui semble chaque fois nous appeler à la prière, comme si nous autres habitants de la rue appartenions tous à la même congrégation de moines bouddhistes, avant de revenir m’asseoir sur le fauteuil, devant ma sorte d’établi où je poursuis mes recherches. 
Dans La Recherche, je suis en quête des passages dont je crois me souvenir mais que je suis incapable de situer. Des trouées que j’ai rencontrées un jour, il y a dix ou quinze ans peut-être, ou bien davantage encore, quand j’ai fait mon service militaire en Lorraine et que j’avais toujours un volume du roman dans une poche de mon treillis, des lieux semblables à ce trou de verdure où chante une rivière dont parle Arthur Rimbaud, ou à la mare au diable de Georges Sand, ou encore au sable mouvant du Chien des Baskerville, dans lequel on risque de s'engloutir, le soir venu, quand on s'écarte du chemin qui ramène au château, autant d’endroits à la fois dangereux et magiques dont le souvenir m’est maintes fois revenu à l’esprit, et dont je ne me résigne pas à ne pas savoir y retourner.
Dans La Recherche, il y en a de nombreux. Il m’arrive de me demander si tout l'édifice de l’œuvre (que son auteur comparaît pourtant à une cathédrale, ou parfois, de manière plus intime, à une robe Delphos de Fortuny) n’est pas fait pour ménager (susciter) leurs apparitions. Parfois il est facile de retrouver de tels fragments quand ils contiennent un nom de lieu ou de personne, mais quand ce n’est pas le cas, la tâche devient presque impossible, parce que leurs brèves étendues n’ont presque aucun rapport avec le paysage alentour. Ce sont des passages qui semblent ajoutés là, un peu par hasard, ou au contraire retranchés au fil de la narration. 
Aujourd'hui, grâce au travail de tout l’après-midi, j’en ai retrouvé un dont je vais reproduire ici le texte, pour montrer un exemple, pour qu'on voie à quoi ces choses-là ressemblent et surtout pour ne pas risquer de le perdre à nouveau. 
Ce fragment se rencontre dans Du côté de chez Swann, page 170 du premier volume de À la recherche du temps perdu dans la Bibliothèque de la Pléiade, édition de 1954 établie et annotée par Pierre Clarac et André Ferré. Et il se retrouve à l'emplacement 2955 dans l'édition intégrale que j'ai téléchargée en format Kindle. Le voici:

Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien du monde que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon l’expression populaire « s’enterrer » là, goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile.

jeudi 28 novembre 2024

L'intrus

Depuis mon départ d'Amsterdam, le contact avec Gaïa était rompu. Un soir, elle m’avait annoncé qu’une place était réservée à mon nom dans le train de Paris qui partait le lendemain à la première heure. J'avais donc obéi. À midi, le jour suivant, nous n'étions pas plus tôt rentrés en France que mon téléphone s'est remis à fonctionner et que ma connexion internet a été rétablie. Mais je n’y trouvais aucune trace des nombreux échanges que j’avais eus avec elle.
Elle m’avait dit la veille, en souriant: “Vous pouvez être content, votre pénitence se termine.” Et plus d'une fois, cette phrase devait me revenir à l’esprit.
Pourquoi avais-je été retenu dans cette ville? Qu'était devenu le Marie-Madeleine attribuée à Giorgione, dont aucun catalogue n’avait signalé l’existence avant qu’il apparaisse, comme par miracle, dans l’exposition de Melbourne? Et qu'était devenu surtout ce monsieur Leon Chomsky qui prétendait le vendre et que j’aurais dû rencontrer à une adresse dont Gaïa m’avait recommandé de ne pas m’approcher à moins de trois immeubles?
J’ai aussitôt recherché le numéro de téléphone de Chomsky dans mon carnet de contacts, il fallait bien qu’il y ait été inscrit à mon arrivée, quatorze jours auparavant, et en effet il y figurait encore. Mais quand je l’ai appelé, une voix de synthèse m’a répondu que ce numéro n'était pas attribué.
J’ai deviné alors que les traces du Giorgione comme celles de Chomsky avaient été effacées par une équipe de spécialistes chargés de “faire le ménage”, comme on voit dans les films. Et je n'étais pas assez naïf pour prétendre rivaliser avec eux. J’ai choisi de ne plus y penser. Mais je ne pouvais pas me débarrasser aussi facilement de l’idée de Gaïa.
N’était-il pas étonnant qu’en fait de “services de renseignement”, je n’aie jamais eu de contacts qu'avec elle? Et cette menace qui aurait pesé sur moi, dont les services de renseignements étaient censés me protéger, quelle preuve avais-je qu’elle ait réellement existé? Et, à l’inverse, s’il s’agissait d’une invention, quel en était le but?

J’ai parlé du vieillard qu'on avait trouvé assassiné dans un parc, la veille de mon départ, et dont j’ai pu imaginer qu’il s’agissait de Leon Chomsky. Mais je dois mentionner un événement étrange, d’une toute autre dimension, qui s'est produit dans la même période. La presse en avait fait ses titres pendant soixante-douze heures, sans apporter beaucoup d’explications, avant que la menace soit écartée et qu’on l'oublie. Car il s’agissait d’une menace.
Un lourd bâtiment d’une marine étrangère avait pénétré sans autorisation dans les eaux territoriales néerlandaises. Il ne portait aucune bannière qui eût permis de l'identifier. L'équipage était resté sourd aux messages radio qui lui étaient adressés. Aux demandes d’identification. Aux mises en garde de plus en plus impératives. Aveugle aussi bien aux signaux lumineux auxquels on avait recours, en désespoir de cause, dans le vieux langage du morse.
Des vedettes avaient été dépêchées à sa rencontre, toute une flottille s'était formée autour de lui mais sans obtenir aucune réponse du commandant de bord, ni pouvoir l'arrêter avant qu'il ne pénètre dans le port.
Tout se passait comme si l’étonnant "navire fantôme", le “pachyderme aquatique" (selon les noms dont on se plaisait à l'affubler, faute de mieux) eût été vide de tout équipage. La plupart des journaux parlaient d’un destroyer, mais il semblait que le prétendu destroyer, en dépit de sa taille énorme, fût capable soudain d'échapper à la surveillance, de disparaître, si bien qu’on avait évoqué aussi (dans un quotidien de Reykjavik, si mon souvenir est exact) l’hypothèse d’un sous-marin.
Les quais, les docks avaient alors été évacués. Une longue journée s'était passée dans l’attente. On redoutait une attaque venant du bâtiment ennemi. La population des quartiers alentours avait été prévenue qu’elle aurait à descendre s’abriter dans les caves, dans les couloirs du métro, quand la sirène d’alerte retentirait au-dessus des toits. Car l'armée, bien sûr, était sur le qui-vive. Et le deuxième soir enfin, les vedettes furent rappelées. L’intrus restait seul dans les eaux du port. Le silence s'établit. On retenait son souffle. Il paraissaient dormir. Puis, quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, il fut attaqué par une escadrille de chasseurs aériens.
Toute la ville retentit, des heures durant, des fracas de bombes. Le ciel était traversé de soudains éclairs. De gerbes de flammes s’élevaient au-dessus de la mer. Au milieu des sirènes, on entendait aussi comme un immense et lugubre barrissement animal. À quoi toute la ville comprit que le monstre ne faisait pas que subir mais qu'il répondait aussi aux coups qui lui étaient infligés.
La bataille s’acheva par une victoire. Au matin, on apprit que le monstre avait été vaincu. On n’en voyait plus l'ombre. En quelques heures, la vie du port reprit ses droits. Mais cela signifiait-il qu’il avait été coulé, ou qu’il avait été refoulé au-delà des eaux territoriales, ou bien peut-être encore qu’il avait disparu? La réponse n'était pas claire, les autorités s’abritaient derrière le secret-défense. Et on ne sut jamais non plus combien de chasseurs néerlandais avaient été abattus en plein vol.

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mardi 26 novembre 2024

Le Pays sans nom

Après mon retour d'Amsterdam, ma vie a changé. J’ai quitté la compagnie d'assurance pour laquelle je travaillais depuis une dizaine d’années et j’ai repris mon activité d'expert indépendant. J'étais en relation avec Monsieur Yoo Hyun-mee, basé à Séoul, qui avait fait fortune dans la fabrication des semi-conducteurs, et qui était aussi collectionneur. Ses goûts étaient éclectiques, il pouvait se le permettre, mais il souhaitait acquérir certaines œuvres significatives de la Renaissance italienne, et il m’a proposé de devenir son conseiller en la matière, et son négociateur, ce qui m'assurait un revenu suffisant et qui m'offrait maintes occasions de voyager encore.
Au même moment, j’ai choisi de quitter Paris pour m’installer à Nice. Je n’avais aucune attache dans cette ville, aucun passé, mais j’avais le désir de commencer une autre vie, sans trop savoir ce qui me séparait désormais de l’ancienne. Et, sans savoir non plus ce qui m’attirait si fort dans d’autres domaines de l’art, que j’avais peu pratiqués jusqu’alors, j’ai commencé à y tracer mon chemin.
J’ai parlé de mon goût pour Le Grand Meaulnes. J’ai dit la sorte d’illumination qu’avait provoquée chez moi le rapprochement suggéré par mon ami, entre l’univers du Grand Meaulnes et les nouvelles et romans de Kafka. Je me suis lancé, à partir de ce moment, sur les traces du beau jeune homme. Pour autant, je ne comptais pas le faire de manière érudite. Pendant de longues années, je m'étais assez fendu d’érudition à propos des peintres de Venise. Cette fois, l’angle serait différent, il s’agissait d'autre chose. Ce qui m'intéressait, ce n'était pas la genèse de l’œuvre, sujet sur lequel d’innombrables articles avaient été publiés, mais plutôt son devenir. Où s’en allait l’adolescent devenu un homme, père d’une petite fille dont la mère était morte sans qu’Augustin la revoie, puis qu’il devait enlever des bras du narrateur, qui lui avait servi de père en même temps que de mère en l’absence de son ami?

J’avais pénétré dans le monde du roman, si bien que je pouvais m’y transférer en un claquement de doigts. Je pouvais le parcourir, l’explorer, le prolonger, me repérer dans son espace imaginaire: un lieu qui se dédouble, composé du village de Saint-Agathe où se trouvait l'école et, à quelque distance de là, perdu dans la campagne, le Pays sans nom où, une nuit, se donnait la fête au cours de laquelle Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais devaient se rencontrer, comme deux figures de tarot, comme deux créatures célestes lancées à toute vitesse parmi les galaxies, pour enfin se retrouver et se figer en présence l’un de l’autre, en cet instant et en ce lieu précis, comme si l’un et l’autre, depuis toujours, avaient été destinés à celà. Et, de la même manière, il me semblait que je pouvais parcourir le pays que Gaïa avait évoqué pour moi, une nuit, à Amsterdam, dans la lumière glauque de nos échanges téléphoniques: un pays qui avait lui aussi ses extensions, ses galeries vermiculaires dans lesquelles je m'en allais fouir, le museau en avant, toujours plus loin, comme une taupe dans son terrier.

“Quand m’avez-vous dit que votre père vous emmenait marcher dans la montagne?
— Je ne me souviens pas de vous l'avoir dit, mais oui, c’est vrai! Je ne sais pas combien de fois c’est arrivé. Il faudrait que je cherche dans mes photos et que je note les dates.
“Mon père n'était pas souvent à la maison, vous l’aurez compris, et quand il y était, il ne parlait pas beaucoup. Il lui arrivait même de travailler encore sur son ordinateur. Ma mère ne protestait pas. Je ne l’ai jamais entendu protester contre lui. Le reste du temps, nous n’avions affaire qu’à elle, ma sœur et moi. Lui ne s’occupait de rien, ni de nos devoirs, ni de notre nourriture, ni de l'école, ni de nos vêtements, ni de nos petits amis. Et puis, un jour, il me disait: ‘Gaïa, pas le weekend prochain mais le suivant, je t’emmène marcher.’ Et il ne me disait pas où nous irions avant que nous soyons partis. Ma sœur était plus jeune que moi de sept ans. J'étais seule alors à partir avec lui. Maintenant, je sais que c’est son tour, elle me le dit dans ses courriers, et elle paraît en être aussi heureuse que je l'étais. Dans la voiture seulement, il me disait où nous allions. Et j'étais censée alors repérer le lieu sur la carte, et lui indiquer notre itinéraire, carrefour après carrefour, comme si j’avais été son copilote sur le rallye de Monte-Carlo.
“C'étaient chaque fois des courses longues et périlleuses. Des cols que nous devions franchir, des nuitées que nous passions dans des refuges, quelquefois dans des bergeries abandonnées. Et je marchais derrière lui. Il était grand et maigre, je gardais encore les rondeurs de l’enfance. Et, en nous voyant partir, ma mère disait: ‘Vous faites une belle équipe! On croirait Don Quichotte et Sancho Pança!’ Il m’apprenait le pas. Lent, régulier. Il m’apprenait le souffle. À m'accroupir derrière un buisson quand j’en avais besoin. Et qu'il fallait se taire. Presque sans rien dire, il m'apprenait à regarder le ciel, les nuages qui couraient, puis qu’on voyait s’accumuler derrière les crêtes où ils dessinaient des silhouettes changeantes de monstres démesurés, à prévoir l’orage qui risquait d’éclater au milieu de l’après-midi, et comment alors nous devrions nous protéger de la foudre. Il m’apprenait les noms des plantes qui fleurissaient sur le bord des ruisseaux, ceux des insectes, ceux, la nuit, des étoiles au-dessus de nos têtes. Il nous est arrivé d'être trempés par la pluie et de passer la nuit à l’abri d’un rocher, en grelottant de froid. Il n’était pas question alors de mon avenir, de mes résultats scolaires, des remarques désobligeantes que faisaient sur moi certains de mes professeurs, parce que mes cheveux étaient trop courts, que mes sweaters étaient trop larges, que je m’amusais de préférence avec les garçons, que je jouais aux billes avec eux, en m’asseyant par terre, les jambes écartées. Il voulait juste que nous soyons ensemble. Que nous ressentions ensemble la même fatigue, le même soleil qui nous brûlait la nuque. Il voulait que j’apprenne à me servir d’une boussole. Nous partions avec du pain, du saucisson, des noisettes et des mandarines. Il arrivait qu'on voie des loups s'approcher des feux que nous avions allumés et sur lesquels nous faisions griller des châtaignes comme, le dimanche matin, à la porte d’une église.”

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Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...