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Torquedo, 5

Tout de suite, quand il se réveille, le matin, Eugène ressent le besoin de sortir. Il aime avoir un peu froid dans les rues où le jour se lève et qui sont encore vides. Il aime à être le premier à passer la porte d’un bistrot, à commander un café-crème et un croissant, et que la patronne derrière son comptoir lui réponde que les croissants n’ont pas encore été livrés, mais que “le jeune homme” va courir en chercher à la boulangerie la plus proche, promesse qui fait apparaître alors, tandis que la machine à café siffle et crache, une personne sortie on ne sait d'où, pas forcément jeune, pas forcément un garçon, le cou et les poignets couverts de tatouages, qui pioche en passant un billet dans la caisse et s’en va sans un regard pour vous.
Après quelques jours passés à explorer le quartier qu’il habite, il en a élu un à l’enseigne de Nord-Nord. Celui-ci se trouve à un carrefour, en face d’un autre, plus petit, décoré dans un style semblable, vintage, façon Front Populaire, mêlé d'une pointe d'exotisme, d’où on verrait sortir Louis Jouvet ou Jean Gabin dans son jeune âge, et où on devinerait que ce dernier revient des colonies, voire qu’il est un déserteur de la Légion étrangère, et qu’il a trouvé à se cacher ici, chez une ancienne maîtresse. Un bistrot donc qui semble une annexe du premier et qui porte le panneau Sud-Sud. 
À quelques pas de là se trouve une école et beaucoup de parents, après y avoir laissé leurs enfants, s’attardent à bavarder à la terrasse de Sud-Sud tandis qu’Eugène les observe depuis celle de Nord-Nord.
Il s’étonne de leur jeunesse. Certains s’asseyent aux tables métalliques, d’autres restent debout, et il les voit parler et rire. Dans la plupart des cas, ils ne viennent pas en couple. Quand Hyacinthe accompagne leur enfant à l’école, Aglaé peut rester un peu plus longtemps sous la douche, faire du ménage, porter du linge à la teinturerie, ramer et pédaler une heure à la salle de sport, avant de commencer sa journée de travail. Elle profite d’être seule. Hyacinthe, pendant ce temps, retrouve au coin de la rue la joyeuse troupe de leurs semblables, et il savoure avec eux un dernier moment où le pouvoir de séduction des gens de leur âge est le plus fort.
Ensemble, ils jouissent et s'amusent de l’admiration qu’ils suscitent chez les autres. 
À préciser néanmoins que leurs conversations ne sont pas futiles le moins du monde. Elles portent sur les enfants, les conjoints, leurs métiers, mais aussi sur la vie du quartier. Car ces jeunes beautés sont aussi des citoyens hautement responsables, qui s'entraident pour la garde des petits, qui ont à cœur de coopérer à l’entretien du jardin partagé, enclavé dans un square, à l’organisation de goûters offerts aux familles migrantes, nouvellement arrivées sur place. Ils sont attentifs à ce que leurs rues restent propres. Qu'on y voie traîner le moins possible de seringues et de préservatifs usagers. Ils parlent de se rendre en délégation à la mairie pour demander le remplacement d’une bibliothécaire absente, le renforcement du personnel de service à la cantine de l’école (ils disent: “Nous comprenons que ces dames soient fatiguées, mais elles crient et les enfants ont peur”), pour réclamer surtout la reprise des cours d’alphabétisation interrompus avant l’été.
Eugène tombe amoureux de ces gens. Il les admire, sans doute parce qu’il les considère d’un peu loin, qu’il n’appartient pas à leur groupe, que ce groupe est d’un nombre changeant, impossible à chiffrer; qu’il ne connaît ni ne reconnaît d’abord, un jour après l’autre, aucun de ses membres; qu’il se tient éloigné d’eux, et eux de lui, comme s’ils appartenaient à des mondes différents; comme si ceux-ci formaient une troupe (une petite bande) de divinités dotées de plus de grâces que lui-même n’en a jamais eues, dont rien ni personne n'a jamais réussi à lui faire imaginer qu'il pourrait en posséder un brin. Et, dans cette troupe, il cherche d’abord à identifier un chef, mais ce sera une cheffe — une qui est plus grande que les autres, forte et souple comme un jeune arbre, tour à tour attentive et distraite, visiblement plus libre, à laquelle personne ne s’adresse sans un peu d'émotion, qui arrive à bicyclette et qui repart de même, avec sur le dos un sac de toile brodée de motifs aztèques, ou, d'autres fois, un tapis de yoga roulé et attaché par de fines lanières; si bien qu’un jour, toujours dans son esprit, pour mieux la distinguer de ses semblables, des nymphes qui l’entourent, et pour mieux pouvoir la suivre, comme un savant suit, de loin, une baleine à travers les océans grâce au sonar à ultrasons qu’il a implanté sous sa peau, il décide de lui donner le titre d'“objet A”.


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