Le concert devait être donné dans l’abbaye. Quand nous sommes arrivés, Lucy et moi, un peu en retard, le piano était déjà ouvert, le public installé. Je l’ai entraînée vers la sacristie où je pensais trouver le virtuose à qui je souhaitais la présenter, et en effet il était bien là, assis devant un miroir, en compagnie de Vladimir qui se tenait debout, passablement rigide et pour tout dire funèbre.
Domenico était occupé à se maquiller, ce qui n’était pas inconcevable: il vieillissait. Mais, au regard qu’il m’a jeté dans le miroir, et à celui que nous a adressé Vladimir, j’ai compris qu’un avis de tempête pesait sur nous.
J’ai d’abord pensé (ou voulu penser) qu’il était mort de trac. Nous avions parlé maintes fois de ce mal. N’était-ce pas à cause de lui que le célèbre Domenico Gripari avait renoncé aux tournées de concerts? Mais n’y avait-il que cela? Il bafouilla:
— Oh, Edmond, vous êtes venu! Et cette jeune fille! Non, non, inutile de vous inquiéter, n’écoutez pas Vladimir, il ne dit que des bêtises!
Une tasse de café fumant était posée près de lui, avec un verre d’eau et un tube de Doliprane effervescent à moitié vide.
Il trempait les lèvres dans le café, il soufflait dessus pour le refroidir. Sa main tremblait. Visiblement il était ivre. Sans réfléchir, j’ai dit:
— Vous êtes malade, Domenico. Vous souffrez d’un brusque accès de fièvre. Voulez-vous que j’annule? Cela me paraîtrait plus raisonnable. Permettez que je m'en charge!
Il a posé sa main sur mon bras, ce que d'ordinaire il ne faisait jamais:
— Deux minutes, s’il te plaît, mon petit, accorde-moi deux minutes, et tu m’accompagnes jusqu’au piano. Ils peuvent attendre.
Sa main est restée appuyée sur mon bras, mais il a tourné la tête. Et j’ai entendu qu’il chantonnait, très vite, tout bas. Il révisait de mémoire un passage difficile d’une œuvre que je n’ai pas identifiée. J’ai vu les longs doigts de sa main restée libre qui pianotaient dans le vide. Puis soudain il m’a attiré vers lui. Il s'est levé. Il a dit:
— Emmène-moi aux toilettes! Vite! Elles sont là-bas!
Il m’a entraîné. Vladimir a voulu s'interposer mais il l'a repoussé. Il se tenait d'une main agrippée à mon pull. Je l'ai pris par la taille en m'accrochant à sa ceinture. Le couloir m'a paru interminable. Je pensais que nous n'y arriverions jamais. Un instant, j'ai pensé à la musique d'Angelo Badalamenti. Je me suis dit que nous évolutions dans le décor d'un film de David Lynch et qu'il ne nous manquait que la musique d'Angelo Badalamenti.
Il a vomi dans la cuvette du cabinet. J’ai tenu son front. Il hoquetait. Il était trempé de sueur. J’ai craint qu’il perde connaissance. Plusieurs fois j’ai déchiré du papier qui pendait au rouleau pour lui en essuyer la bouche et le menton. Maintenant, nous étions dressés, face à face, collés l'un contre l'autre. J’étais aussi grand que lui. Les yeux dans les yeux, j’ai claqué ses joues. Il n'a pas protesté.
— Encore! a-t-il dit en jetant la tête en arrière.
Maintenant nous étions devant le lavabo. De nouveau un miroir. Il se regarde, livide. Il écarquille les yeux.
— Ça va mieux, dit-il. Je respire.
J’ai ouvert le robinet. Il a éclaboussé son visage en mouillant ses manches et le plastron de sa queue-de-pie. Était-il imaginable qu’il donne un concert dans l’abbaye de Constance avec une queue-de-pie dans cette état? Pas le temps de réfléchir.
— Maintenant tu m’emmènes là-bas, m’a-t-il dit encore. Tu m’aides à régler le tabouret, tu m’aides à m’asseoir, puis tu t’en vas!
À voir l’équipage que nous formions lorsque nous sommes apparus sur scène, personne parmi le public n’a pu ignorer qu'il était en perdition.
Je l’ai aidé à s’installer dans un silence de mort. Puis je l’ai abandonné. Je lui ai tourné le dos. Je me suis arraché à lui. L’abandonner ainsi me déchirait le cœur. J'aurais préféré l'enlever comme un pantin sous mon bras. Mais je n’avais pas effectué trois pas vers ce qui tenait lieu de coulisse que déjà, dans mon dos, j’entendais les premières notes qu’il frappait. Claires, distinctes, somptueuses. Et pendant plus d’une heure, une fois encore, le maître de piano, ce fut lui.
> Chap. 6
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