Garder le secret était le mieux qu’elle pouvait faire en sa faveur. Cette réserve n’en représentait pas moins, pour Loujine, un enjeu considérable.
L’intégrité professionnelle de madame la directrice Agathe Mikhailovna me paraissait sans faille. Je l’admirais pour cela, mais quant à moi, je n’étais pas tenu de me taire. J’avais fait d’Alexandre Loujine mon adversaire sans que lui-même le sache. En dépit des airs aristocratiques qu’il se donnait, je ne pouvais m’empêcher de le regarder comme le séide d’un pouvoir politique essentiellement vulgaire. Mon père avait abominé les bolcheviques; j’avais grandi, près de lui, dans l’idée que ceux-ci nous avaient contraints à fuir notre pays en même temps qu’ils nous coupaient de notre histoire; mais je ne doutais pas que, s’il avait vécu assez longtemps pour le voir s’installer, il aurait détesté plus encore ce régime d’oligarques violents et corrompus.
J’avais enquêté sur monsieur le Conseiller culturel dans l’espoir de découvrir, le concernant, quelque secret honteux, propre à la discréditer à titre personnel. À travers lui, je visais plus largement une administration moscovite avide de s’accaparer un monument qui était un legs de l’ancien régime, ainsi que le lieu de rencontre d’une petite communauté d’exilés, qui prospéraient paisiblement, fidèles à leur histoire en même temps que respectueux des lois du pays d’accueil. Et voilà que le hasard dévoilait à mes yeux beaucoup plus et bien pire que ce que mes mauvaises intentions m’avaient fait espérer: le secret le plus absolu, le secret des secrets, celui qui touche au tabou le plus primitif et le plus constant, dans toutes les civilisations du monde.
Et il s’en fallait de beaucoup que je me sente glorieux. Au contraire, j’avais honte. Car une voix me disait: Au fond de toi, avoue, n’était-ce pas cela que tu voulais? N’était-ce pas cela que tu espérais? Ne vois-tu pas se réaliser une malédiction que le tréfonds de ton âme malade avait appelée de ses vœux, et qui, hélas, ne pèse pas seulement sur ce Loujine que tu détestes, mais aussi, du même coup, sur sa pauvre enfant, trop jeune et trop tendre pour avoir jamais fait de mal à personne? Eh bien, voilà que ton vœu est exhaussé. Voilà que tu as eu gain de cause.
Le secret que j’avais surpris, dont j’avais cru comprendre la nature en voyant la police emmener la petite Ada, pesait si lourd sur ma propre conscience — comme si c’était moi qui avait enfreint le tabou suprême, comme si c’était moi qui avait commis la faute —, qu’il fallait que je m’en débarrasse au plus tôt.
Un soir, j’écrivis une lettre que j’adressai au consul. Une semaine plus tard, Alexandre Loujine était rappelé à Moscou. Depuis, mon âme est un désert aride. Un remords la tourmente. Et, même les jours de fête, je n’ose plus me montrer à la cathédrale Saint-Nicolas.
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