mardi 16 avril 2024

Le Sud

Les dimanches de printemps reviennent chaque année. Cela ne manque pas. Ils le font depuis si longtemps. Toujours avec la même ostentation. Le même toupet. Comme s’ils ne savaient pas, qu’ils ne voulaient pas savoir. Des dimanches où soudain, dès le matin, les rues se vident. Non pas que les habitants se cachent mais parce qu’ils sont partis, pas bien loin, d’où ils reviendront le soir, le nez rougi par le soleil, et je crois savoir où ils sont allés. Parce que je me souviens y avoir été, il y a bien longtemps, ou peut-être que j’invente. Souvent je ne sais plus si je me souviens ou si j’invente, ou si peut-être j'ai rêvé. Ce n’est pas que cela fasse une grande différence, c’est la violence des images plutôt qui m’émeut. Leur précision et leurs couleurs si vives. Se peut-il qu’attachées à ces images, j'aie des histoires à raconter. Et ce n’est pas non plus que je tienne à raconter des histoires mais les images ne se racontent pas. Elles apparaissent derrière vos yeux, comme projetées sur un miroir, dans une chambre où maintenant il fait soleil. Le Sud. Je me souviens, ou peut-être j’ai rêvé. Je vois les terrasses plantées d’oliviers, les cerisiers du printemps, la pergola. Comme je vois aussi l'éclat de la mer. Le môle. Les blocs de béton basculés près des rochers, la nudité des corps et le sel de la mer. Vous dire d’où cela me vient, je n’ose. Une telle distance m’en sépare. Comme d’une autre planète. Mais il y a un hanneton qui entre dans la chambre. La nuit, un rossignol invisible chante dans le jardin. La campagne se tait pour l’écouter qui chante, seul sur son arbre, tandis que, dans l’éclat du jour qui vous réveille, le hanneton passe la fenêtre dans l’encadrement de laquelle il reste en suspens, sévère, attentif, comme un engin télécommandé de surveillance.

samedi 13 avril 2024

Des Impressions Imaginaires Génératives

Raymond Roussel a écrit un livre intitulé Comment j’ai écrit certains de mes livres. À sa manière, j’ai voulu comprendre et dire comment j'écris mes petites histoires. Un concept me manquait. J’ai un temps flirté avec celui d’épiphanie, emprunté à James Joyce mais dont je n'étais pas certain de bien le comprendre ni qu’il correspondît à ma propre expérience en ce que, la concernant, je ne voyais rien y entrer de mystique. J’en ai donc inventé un que j'intitule “Impression Imaginaire Générative” (IIG) à propos duquel il m'a été facile ensuite d’aligner quelques propositions. Pour des raisons de clarté, j’ai donné à ma théorie un caractère impersonnel, encore qu’elle n’est fondée a priori que sur mon propre travail. Un cadre théorique plus large et plus robuste m’est fourni par le Tripode lacanien: Symbolique vs Réel vs Imaginaire. Je vois bien que le Réel ne trouve pas place dans mon schéma, ce qui n’a rien d’étonnant, mais l’opposition Symbolique vs Imaginaire me semble y apparaître distinctement.

Je ne donne pas d’exemple de fiction dont rendrait compte ma théorie. C’est qu’à peu près tous les textes que j’ai écrits me semblent l’illustrer. À titre indicatif, j’en signale deux parmi les plus récents: Une vie et L’ophtalmologue.

Mon souhait serait à présent qu’on me réponde, peut-être même (autant rêver!) qu’une vraie discussion se noue, encore que je devine l’agacement et les reproches de pédantisme que cette note a toutes les chances de susciter plutôt.

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  1. Les Impressions Imaginaires Génératives (IIG) sont de l’ordre de ce qu’Isidore Ducasse définissait comme “la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie”.
  2. Les IIG sont de l’ordre du fantasme.
  3. Les IIG commandent la production de fictions narratives. Elles en sont la matrice.
  4. Les IIG résultent de la rencontre d'images qui se surimpriment l'une sur l'autre, les images en question pouvant être visuelles, sonores ou conceptuelles (verbales).
  5. Une image peut être présente dans la mémoire du sujet longtemps avant qu'une autre vienne s'y superposer et donner lieu ainsi à une IIG.
  6. La rencontre dont résulte une IIG apparaît au premier abord comme fortuite, ce qui signifie que les images dont elle se compose contrastent entre elles, sans rapport métaphorique ou métonymique apparent.
  7. Les IIG n’ont pas de sens. Le sujet dans la mémoire duquel elles s’impriment peut, au mieux, nommer les images dont elles se composent, comme il peut dire, de manière plus ou moins précise, le lieu et le moment où la rencontre s’est produite, mais ce n’est pas toujours le cas, et en aucun cas il n’est capable de donner un nom (un titre) à la rencontre (ou à l’IIG) qui en résulte. Il ne sait pas ce qu’elle dit.
  8. L’impossibilité dans laquelle le sujet se trouve de nommer une IIG (de lui donner un titre, de lui attribuer une étiquette) lui rend impossible de la ranger dans sa mémoire, et donc d’établir une liste de toutes celles qui l’ont marqué.
  9. Les IIG sont soudaines. Elles marquent un instant de la conscience du sujet.
  10. Les IIG surviennent à l’improviste, et c’est à l’improviste aussi que le sujet s’en souviendra à divers moments de sa vie.
  11. Une IIG peut être douloureuse ou, au contraire, très agréable. Produire une extase. Dans le premier cas, le sujet fera tout ce qu’il peut pour la chasser de son esprit. Dans l’autre cas, il cherchera au contraire à la retenir. Et comme il ne peut pas lui donner un titre (la symboliser, la faire entrer dans un rapport Signifiant / signifié), il tentera de raconter une histoire.
  12. L’histoire générée par une IIG consiste à relier les images dont elle se compose, c’est-à-dire à donner à la rencontre un caractère non plus fortuit mais nécessaire.
  13. L’histoire peut être conçue très vite après l’événement de l’IIG. Mais elle peut l’être aussi bien des années plus tard.
  14. L’histoire conçue sera perçue par le sujet comme la résolution d’un problème ou celle d’une énigme. 
  15. Dans certaines histoires, les images dont se compose l’IIG apparaîtront distinctement. L’histoire gardera alors un peu de la puissance que montrait l’IIG au moment où la rencontre (ou la collision) entre les différentes images qui la composent était encore dépourvue de sens. Dans d'autres histoires, l’IGG se sera dissoute dans le sens. Il n’en restera rien.

Monologue de Véra

Il avait trente ans de plus que moi. Il avait été mon professeur de mathématiques à Paris. J’avais vingt-trois ans quand nous nous sommes mariés. Il avait déjà été marié, il avait un fils plus vieux que moi. Quand il a pris sa retraite, il a voulu revenir en Bourgogne pour habiter la maison qu’il tenait de ses parents, et je l’ai suivi. J’avais trente-cinq ans alors. Les premières années, il a continué à animer des séminaires, à participer à des colloques, il en était heureux, puis il est tombé malade, d’une maladie invalidante, et très vite il a dit que ce n’était pas le rôle d’une femme de s’occuper d’un mari malade. Il avait sa gouvernante, Madeleine, qui faisait la cuisine. Elle arrivait tôt le matin et ne repartait qu’après qu’il avait pris ses médicaments et qu’il avait dîné. J’ai mené ma vie. Je participais à une chorale, je prenais des cours de dessin, de danse, d’art floral, je sortais beaucoup. Le bourg voisin se trouve à six kilomètres. J’y avais des amis de tous âges. Certains étaient professeurs au lycée de Dijon et ils avaient entendu parler des travaux de mon mari. Je m’y rendais et j’en revenais à bicyclette. Souvent, le soir, quand j’arrivais, il dormait déjà, la lumière allumée, un livre d’Ovide ou de Properce tombé près de lui sur le revers du drap. C’est une histoire curieuse. Aussitôt que sa maladie a été déclarée, il a abandonné les mathématiques. Du jour au lendemain, il n’a plus voulu en entendre parler, et il s’est remis au latin qu’il avait étudié dans son enfance. Et le latin est devenu sa seule occupation. Il disait qu’au moment où il est tombé malade, il avait en latin le niveau d’un élève de sixième, mais que, depuis, il avait beaucoup progressé. Et, de nouveau, à un âge avancé, il a recommencé à recevoir des courriers d’enseignants et de chercheurs de différentes universités, mais cette fois il ne s’agissait plus de mathématiques, c’était à propos de grammaire latine. Il s’intéressait à tout ce qui concernait l'interprétation des textes, surtout ceux d’Ovide, mais je crois que c’était en grammaire qu’il était le plus fort. Je l’ai beaucoup aimé. Quand il est mort, je me suis imaginé que je ne tarderais pas à aller le rejoindre. Ou, à d’autres moments, j’ai pensé que je reprendrais ma vie d’avant. Ou que j’aurais une autre vie. Il avait laissé un testament qui indiquait ce qu’il voulait qu’on fasse de ses livres, il léguait une coquette somme d’argent à sa gouvernante, pour le reste, tout me revenait et je continue aujourd’hui d’habiter dans la même maison. Aujourd'hui, la chorale, le dessin, la danse, l’art floral, je les ai abandonnés. Je n’en ai plus le désir. La maison est située au bord d’une rivière. Dans mon souvenir, les rayonnages de bois chargés de livres couvrent encore les murs de sa chambre. Il attend Madeleine pour lui demander de lui trouver un livre. Il tend la main pour lui indiquer l'étagère où elle doit chercher. Elle finit par le trouver, il s’en empare et il se dépêche d’en rechercher une page dont il se souvient, qu’il n’avait pas marquée. Il lit vite, en bougeant les lèvres. Il écrit au crayon dans son carnet. Il oublie de remercier Madeleine. Il passe la plus grande partie de ses journées dans son lit ou dans un fauteuil où il lui arrive de s’endormir. Je lui apporte des fleurs. Parfois, le parfum des fleurs l’incommode et je dois les remporter. À midi, Madeleine insiste pour qu’il se lève. Il préfère déjeuner sur un coin de table, dans la cuisine. Il mange peu et boit deux verres de vin rouge. C’est beaucoup. Puis il fume une longue cigarette anglaise. Puis il retourne se reposer. Il fait chaud. Dans le sommeil de sa sieste, il entend le bruit de la rivière auquel s’ajoute celui des feuillages des grands arbres qui la bordent. Des trembles. Des peupliers. Des nuages rapides sont charriés par le vent et basculent, comme des marbres sans poids, haut dans le ciel. Et c’est seulement vers trois heures de l’après-midi qu’il lui arrive d'aller respirer l'air du jardin et l’odeur de l’eau de la rivière. S’il fait soleil, il marche jusqu’à la grille pour relever le courrier. Puis, il s’attarde dans le jardin qui est devant la maison. Celui-ci comprend des rosiers et quelques carrés de légumes. Je soigne les rosiers tandis que Madeleine cultive les légumes qu’elle utilise pour la cuisine. Il ne dit rien des rosiers, mais il se donne pour mission de commenter avec une minutie exaspérante le travail que Madeleine accomplit, jour après jour, ce qui revient à lui adresser presque toujours quelque reproche. Par bonheur, Madeleine sait aussi bien que moi qu’il parle sans y penser. Qu’il oublie aussitôt ce qu’il a dit. Qu’il peut dire l’inverse l’instant d’après. Enfin, s’il fait soleil, il passe derrière la maison où coule la rivière et sur la berge de laquelle poussent quatre ou cinq arbres fruitiers. Il regarde où en sont les prunes, il les tâte, il en goutte une et crache le noyau. La saveur âpre sur sa langue est celle de son enfance. Cette façon de cracher le noyau l’est aussi. Sur la rive opposée, un grand pré où paissent des vaches. Il arrive que celles-ci descendent sous les hauts feuillages qui bruissent et se balancent pour boire dans le courant, et c’est alors un joli spectacle que de les voir se débrouiller avec la pente de terre grasse, presque rouge, qui s’effondre sous leurs sabots, qui les fait trébucher lourdement, comme les nuages dans le ciel, avant de pouvoir enfin plonger leurs longs museaux dans l’éblouissement de l’eau verte où les arbres s’inversent. Il n’y a pas que la vie, voyez-vous, il y a aussi la mort. Mon mari a vécu dix ans avec la mort assise à ses côtés, comme une autre compagne. Elle lui donnait le goût des signes écrits, des fruits, elle exaltait pour lui le parfum de l’eau. Et il était heureux.

(Pierre Bonnard, 1923)