samedi 26 avril 2025

D'un siècle à l'autre

Nous avions des discussions sérieuses en ce temps-là. Le printemps était précoce. Il inondait de soleil et de fleurs la colline du Parc Impérial où nous passions nos journées alentour du lycée, à circuler dans les petites rues qui se faufilaient entre les villas, la piscine à ciel ouvert et les courts de tennis, sans cesser de parler de choses que nous ne connaissions pas, mais dont le prestige nous attirait, ou qui nous effrayaient sans que nous osions le dire.
Il était question de la guerre froide, de la bombe atomique, du Spoutnik, de Youri Gagarine qui effectue le premier vol habité autour de la Terre à bord de Vostok 1, de Cassius Clay qui remporte le championnat du monde des poids lourds face à Sonny Liston en 1964, de la relativité d’Einstein, de Brigitte Bardot, de Maurice Béjart et de Pierre Boulez. Aux murs de ma chambre il y avait un poster qui montrait Charlie Chaplin assis sur la marche d’un perron en compagnie d’un petit garçon visiblement aussi pauvre et malheureux que lui, et un autre de Clint Eastwood, qui mâchouillait un cigare, le regard mauvais, avec sur l’épaule une cape mexicaine. Nous découvrions Bob Dylan en même temps que les Beatles. Et je ne tarderais pas à aller voir au cinéma Blow Up de Michelangelo Antonioni.
Nos principales sources d’information étaient les livres, bien sûr, mais aussi la radio. La télévision avait trouvé sa place dans les familles, mais elle trônait alors dans les salons et les adultes en surveillaient l’accès, tandis que les postes de radio s'étaient immiscées dans nos chambres, comme des passagers clandestins, entre la table étroite où nous faisions nos devoirs et notre lit.
C’est à la radio que nous avons appris à aimer la musique de notre temps, on l’a souvent dit, mais c’est elle surtout qui nous a fait découvrir l’espace d’un monde nouveau, sans frontières, où un homme seul pouvait s’adresser à la multitude des autres et les terroriser ou les charmer en temps réel.
Quand nous avons eu connaissance de l’événement, il était déjà ancien d’un quart de siècle. Un certain Orson Welles, dont nous découvririons plus tard le visage poupin, avait alarmé des foules d’auditeurs américains en leur annonçant, un soir, à la radio, que les Martiens nous avaient envahis. Son pseudo reportage rendait compte de la rapidité de leur attaque. Les services de police ont reçu les appels de ceux qui croyaient les voir au bout de la rue. On se rassemblait aux pieds des immeubles. On prenait la route avec toute sa famille. L’audace du canular nous a confondus, et c’est seulement après l’avoir appris que nous avons eu la curiosité d'aller voir Citizen Kane.
Il y avait, d’un côté, la logique de nos parents qui voulaient que les garçons aient la nuque rasée, avant peut-être d’aller se faire trouer la peau en Algérie ou au Vietnam, et il y avait par ailleurs le bonheur d’aimer la voix de Louis Armstrong sans rien savoir de lui.
Nous entendions des voix. Nous étions appelés par des voix comme l’avait été Jeanne d'Arc à Domrémy.
Longtemps, ces voix, je les ai oubliées. Je ne voulais plus les entendre. Puis elles ont recommencé à me parler quand j'étais vieux.
J’ai eu affaire à elles, de nouveau, au moment de la crise du COVID. Les livres que j’avais publiés au fil des décennies m’assuraient un confort modeste qui suffisait à mes besoins, et j’avais épuisé les ressources de mon imagination. Je ne me sentais plus capable d’inventer des intrigues sombres et compliquées, et d’y travailler comme un forçat pendant des mois sans savoir si j’en viendrais à bout. Je préférais me promener.
Les autorités sanitaires avaient drastiquement réduit les droits de se déplacer. Il y avait ceux qui étaient confinés chez eux avec des enfants qu’il fallait occuper, et ceux qui ne voyaient plus personne qu’aux fenêtres où les plus inventifs proposaient des spectacles de chant ou de rire que d’autres applaudissaient. Les villes du monde entier étaient entrées en léthargie. On voyait à la télévision les rues de Manhattan désertes. Les images qui nous venaient de Chine confirmaient les présages les plus funestes de la science-fiction. À Nice, sur les artères principales, la vigilance policière s'exerçait comme ailleurs, mais là où j’habite, dans les quartiers nord, on semblait nous oublier, et comme la plupart des magasins étaient fermés, j’avais l’impression d’errer dans une ville fantôme.
Puis, le soir, en rentrant de ces promenades, j’allumais la radio. Et c’est alors que j’ai recommencé à écouter de la musique, et aussi à m'intéresser à ceux qui avaient établi le programme de chaque rendez-vous. Je les imaginais enfermés derrière la vitre de leurs studios, et la manière familière et savante qu’ils avaient de commenter leurs choix me remplissait d’admiration. Je me disais que ces personnages invisibles, qui avaient consacré leurs vies à découvrir et à défendre le travail des autres, étaient comme des anges. Et j’ai eu le désir de mieux les connaître.

jeudi 24 avril 2025

Entre deux eaux

Karim et Daniel retournent ensemble à La Barque rouge. C’est en septembre. L’établissement est resté fermé pendant plusieurs semaines. On dit que les propriétaires étaient partis en voyage, comme chaque année au moment où, à Nice, les touristes affluent. Et, ce soir-là, quelques dizaines de personnes s’y retrouvent en habitués. Il y a là des étudiants, des journalistes, un ou deux professeurs de philosophie, peut-être aussi un romancier.

Il fait chaud et le ciel est chargé de nuages. La météo annonce qu’il pleuvra au milieu de la nuit.

Dans le programme de la soirée, il n’est plus question du petit jeune homme qui montrait des tours de prestidigitation. Que sera-t-il devenu? La chanteuse que tout le monde attend s’annonce à une heure avancée. Quand elle paraît sur scène, toujours sous un unique projecteur, on se demande ce qu’elle a pu faire de tout l'été, tant elle est pâle. Sa robe rouge flotte sur elle. Elle s’accroche des deux mains au micro. Ses jambes ne semblent pas la porter. On craint qu’elle s'écroule, qu’elle fonde et se répande sur le tapis de scène comme une boule de glace.

L'année précédente, elle se produisait avec une formation classique (piano, saxophone, contrebasse, batterie), cette fois elle est accompagnée par un seul guitariste venu de Copenhague, que personne ne connaît, et qui utilise en outre un synthétiseur, ce qui donne à la musique qu'on entend un caractère éloigné du blues, plus éthéré.

Par moments, on reconnaît sa voix sans que ses lèvres bougent dans le visage maquillé. Elle s’absente, elle coule si profond qu’on craint de ne plus la voir revenir à la surface, de ne jamais la repêcher, en même temps que le synthétiseur reproduit ce qu’elle chantait, venu du fond du corps, qui la traverse, soutenu par la guitare dont les notes s'étirent. Qui vibrent et qui s'étirent, comme si elles étaient jouées ailleurs, très loin de là, dans l’espace où les astres gravitent. Où les astronefs s’égarent dans la traversée d’autres galaxies. Ou, au contraire, dans l’eau du port qui nous borde et où on craint de basculer.

Le spectacle se termine après six chansons à peine. Dehors, il pleut à présent, ce qui dissuade la plupart des clients de sortir. Ils se retrouvent après la période de vacances, un verre de bière à la main, ils rient de se revoir, ils ont des choses à se raconter. Daniel et Karim ne voient nulle part l’homme qu’ils cherchent jusqu’à ce qu’ils sortent à leur tour.

Dehors, il y a ceux qui se tiennent sur le seuil, debout comme des cariatides, et ceux qui vont se réfugier sous l'abribus, où ils peuvent s’asseoir et se rouler des joints. C'est l’inconnu du môle qui les voit le premier et qui les aborde. Un dialogue d'ombres. On ne sait pas trop ce qu’ils se disent. Ils parlent de musique. De ce qu’ils ont entendu. L’homme fait preuve d’une grande érudition, il cite des groupes allemands, il s’est toujours intéressé à la pop électronique autant qu’au jazz. Il dit aussi qu’il est un peu collectionneur. 

— Si cela vous intéresse… J’habite à cinquante mètres d’ici, sur le quai.

S’ils veulent le suivre, dit-il. Et ils le suivent. Il entre dans leur plan de le suivre jusque chez lui. Le corps astral de la musique flotte dans l'air, mais aussi bien il pourrait flotter dans l’eau. Entre deux eaux.

Un immeuble imposant qui fait face, par-delà le bassin, à la colline du Château. Ils empruntent l’ascenseur qui les transporte au dernier étage. Et là, le nom de l’inconnu n’est pas indiqué sur la porte palière de son appartement. C’est pour ce nom qu’ils sont venus, et s’ils l’avaient lu ici, ils ne seraient pas entrés, ils se seraient enfuis en courant. Comme des voleurs de pommes sur des chemins de campagne.

Le décor du salon. Meubles de bois sombre, lumière tamisée. Sur un mur, une grande photo en noir et blanc de Miles Davis, en tricot de corps, les yeux hagards qui regardent l’objectif, le visage émacié. Il serre sur sa poitrine sa trompette dont on se demande comment il pouvait en jouer encore, dans l'état où il était. Mais en jouait-il à cette époque? Il faudrait voir l'année. Sur un autre, un masque dogon. Celui-ci a-t-il dansé?

Il leur propose à boire. Ils optent pour des bières qu’il va chercher dans la cuisine qu'il éclaire, attenante au salon. Puis, pour lui, quand il revient dans le salon, un whisky sans glace, dont il agite l’ambre dans un verre en cristal.

Il leur passe de la musique, un groupe berlinois du début des années 70, à mi-chemin entre Karlheinz Stockhausen et les Beatles.  

À un moment, je ne sais pas comment il introduit la chose, comment il en trouve le courage, mais Karim évoque la mort de son grand-père. Trouvé noyé dans l’eau du port après avoir reçu un coup de crosse à l’arrière du crâne. L’inconnu dit qu'il est navré de l’apprendre mais son visage reste impassible, et, pendant un instant, les garçons se disent que non, ils se trompent, ce ne peut pas être lui. Il faut chercher ailleurs. 

Ils finissent leurs bières. Derrière les fauteuils où ils sont assis, la chambre est éclairée. Elle l’était déjà quand ils sont entrés dans l’appartement. Ils sont debout tous les trois sur le seuil. Le lit est dressé au carré d’une simple couverture de laine marron, comme à l'armée. Suspendu au-dessus du lit, un sabre de samouraï. Daniel dit qu’il est tard, qu’ils doivent s’en aller. Le type sourit. Il répond qu’il ne les retient pas, que rien ne les oblige. Il les raccompagne à la porte.

Dans l'entrée, un guéridon. Sur le guéridon, une coupe en cristal dans laquelle, en arrivant, le type a jeté ses clés. Mais aussi une enveloppe. Elle est libellée à l’adresse de Lucien Freydier, immeuble Le Neptune, 8 quai des Docks.

Dans le dos de l’homme qui ouvre la porte, Daniel prend l’enveloppe et la glisse dans la poche de son blouson. Sur le palier, un bouton rouge annonce que l’ascenseur est occupé. Ils font mine d’attendre mais, aussitôt que la porte se referme derrière eux, ils s'élancent dans l’escalier.

Ils ne sont pas descendus d’un étage que l’autre les appelle en se penchant sur la rampe, puis s'élance derrière eux.

Ils courent. Ils sautent. Un étage après l’autre. L’inconnu du môle court et saute derrière eux. Enfin, en déboulant sur le seuil de l’immeuble, ils trouvent le commissaire Langlois planté sous la pluie qui dégouline de son chapeau, les mains enfoncées dans les poches de son imperméable, qui semble les attendre. Il crie:

— Écartez-vous!” Et quand leur poursuivant sort à son tour, Langlois braque sur lui un pistolet.

Daniel est à côté de lui. Il sort l’enveloppe de sa poche et la glisse dans la main du commissaire en disant:

— Freydier, il s’appelle Lucien Freydier! 

Langlois empoche l’enveloppe sans prendre le temps de la regarder (il ne faut pas qu’elle se mouille). Il répète après Daniel:

— Lucien Freydier! Ce nom me dit quelque chose, en effet.

La pluie les inonde tous les quatre. On se croirait dans The Big Sleep. Freydier montre devant lui ses deux mains ouvertes. Il crie:

— Vous n’allez pas m'arrêter? Je ne leur ai fait aucun mal. Je ne les ai pas touchés.

Langlois lui répond:

— Dans ce cas, pourquoi voudriez-vous que je vous arrête?

Il rentre son arme. Il marche vers lui et lui rend son courrier. Il dit: 

— Je vous prierais néanmoins de vous présenter demain au commissariat central. Nous prendrons le temps de bavarder un peu, si vous le voulez bien. Je compte sur vous, n’est-ce pas? D’ici là, vous êtes libre.

Il lui donne sa carte de visite. L’autre y jette un coup d’œil, fait demi-tour et disparaît dans l'entrée de l’immeuble.

Le lendemain, Freydier ne se montre pas, ni le jour suivant. Il ne répond pas au téléphone ni à la porte de son appartement où des enquêteurs viennent sonner. Une semaine plus tard, son cadavre est repêché au large de La Réserve. Selon le médecin légiste, le corps ne porte la trace d’aucune blessure. L’hypothèse la plus probable est celle du suicide.

La dernière image du film montre le cadavre qui flotte entre deux eaux. En arrière-plan, d'autres planètes, peut-être des méduses. La voix de la chanteuse l’accompagne de loin. Rien ne prouve qu’il était l'assassin.

mercredi 23 avril 2025

Un regard de reptile

Nous voyons bien davantage de choses que nous saurions le dire, bien plus que nous acceptons de voir. Le commissaire Langlois me parlait de l’inconnu du tramway, en même temps que nous pensions, l’un comme l’autre, à l’inconnu du môle dans lequel Karim croyait reconnaître l’assassin de son grand-père. Et, au détour d’une phrase, il m’a lancé:
— Vous avez lu André Breton?
Cette question m’a réveillé, comme un reproche. N’aurait-il pas été plus naturel que ce soit moi qui cite André Breton? Une phrase m’est revenue en écho, que le commissaire avait prononcée quelques instants auparavant. Il avait dit: “Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions?”
J’ai passé une bonne partie de ma vie à m’aveugler sur les choses réelles, celles dont on dit qu’elles vous “crèvent les yeux”. Et, dans les histoires que j’avais inventées, j’avais laissé trop peu de place aux “hasard objectif”, aux “illuminations”. Il aura fallu que le piéton de l’aube et que mes petits personnages venus d’ailleurs, ces doux adolescents, “me dessillent les yeux”.

Karim a dit à Daniel:
— Et où étais-tu quand tu as cru le reconnaître? Sur la terrasse de la Shounga? (Le ton était moqueur.)
— Non, c'était la nuit, j'étais à la Barque rouge, a répondu Daniel.
— Tu étais avec Georges?
— Non, j'étais seul.
— Et cela t’arrive souvent d’aller à la Barque rouge, quand tu es seul?
— Non, c'était la première fois.
— Tu profites que ta fiancée s’absente. Tu aurais pu me le dire, je serais venu avec toi.
— C’était un soir, je ne l’avais pas prévu.
— Et donc, tu l’as vu?
— Tout le monde était sorti en attendant le tour de la chanteuse. Avant, il y avait eu un petit jeune homme qui faisait le magicien. Nous fumions des cigarettes, nos bières à la main. Je ne connaissais personne. Et au milieu des autres, son regard a rencontré le mien.
— Et tu as eu peur?
— Son regard m’a glacé. Celui d’un reptile. En un instant, je l’ai vu écarter ceux qui l’entouraient pour s’approcher de moi. Il a renversé le verre de bière que tenait un buveur, et celui-ci a protesté, il a fait mine de l'arrêter mais l’homme l’a repoussé, sans même se retourner, et il a continué de se frayer un chemin dans ma direction. Ou peut-être que non, il n’avait pas bougé de place. Au contraire, il s'était laissé engloutir par les épaules et les visages qui se multipliaient. Par les rires et les paroles échangées autour de lui. Il avait disparu. Mais je n’ai pas supporté l'idée qu’il puisse de nouveau m’apparaître, quand j’en serais à regarder la chanteuse en me tenant au plus près de la scène, comme je l’avais vue quand Georges m’avait emmené ici pour la première fois. Je me souvenais de sa chanson. De sa robe rouge. De la lumière du projecteur. À chaque note, nous avions peur qu’elle s'écroule, qu’elle se laisse glisser sur le sol, tant elle semblait fragile. Sa robe aurait fait une tâche de sang sur le tapis de scène. Ma chemise était trempée de sueur. J’aurais pu me mettre à courir, j’ai réussi à ne pas le faire, mais je me suis éloigné du groupe. J’ai allongé le pas sans m’arrêter jusqu’à la place Garibaldi. 
— Alors, tu as raison. Tu l'as vu comme moi!

Dans Ceux d'ailleurs (travail en cours)

mardi 22 avril 2025

Les heures d'après

La version la plus ancienne de l’histoire daterait du début des années 50 aux États-Unis. Sylver Holmquist déclare l’avoir lue en 1964 ou 1965 à Austin, quand il était tout jeune professeur de littérature, dans une revue universitaire, mais il est incapable de dire de quand datait sa publication ni de quelle université il pouvait bien s’agir.
Il ne se souvient pas du titre, seulement que c'était une courte nouvelle, de sept cents cinquante mots peut-être, dont le style pouvait être imité de J. D. Salinger et qui était signée des initiales CJ. Et dans son souvenir, elle racontait ceci: un garçon et une fille sont amoureux. Ils vivent leur relation au milieu de leurs camarades de lycée. On les accompagne dans deux ou trois activités ordinaires — dans les couloirs du lycée, une salle de cours, le parvis où on s'arrête et où on s'assoit sur les marches pour profiter du soleil, la piscine en plein air, le terrain de basket —, jusqu'à l’heure de la nuit où la jeune fille regagne la maison de ses parents, tandis que le garçon s'en va trainer dans les rues. 
L’argument est très simple, il se réduit à cela. Mais c’est pour les heures d'après que les choses se compliquent. Les dernières lignes de la version initiale laissent entendre que le garçon, après avoir reconduit sa copine jusqu’à la porte de chez elle, se rend dans un mauvais lieu où il rencontre de mauvaises personnes. Et là, tout devient ambigu, difficile à comprendre. On ne sait plus si les scènes qu’on décrit — toutes plus noires et embrouillées les unes que les autres — sont réellement vécues par le garçon ou si c’est la jeune fille qui se les imagine.
Sylver Holmquist, qui a poursuivi ses recherches, n’inventorie pas moins de quarante-six versions ultérieures de cette histoire dans le domaine littéraire aussi bien que dans celui du cinéma. Les plus célèbres sont bien sûr celles données par David Lynch dans plusieurs de ses films. Le pattern se reconnaît plus particulièrement dans Blue Velvet et dans Twin Peaks, mais il irradie, selon Holmquist (c’est sa thèse, sur laquelle il a bâti sa carrière universitaire, qui lui vaut sa réputation), dans l’ensemble de l’œuvre. Elle en serait la matrice, fondée sur l’opposition entre le rose acidulé de la chambre de la jeune fille, qui se situe à l'étage de la maison, où elle va se coucher et où, avant de s’endormir, elle prend le temps d'écrire dans son journal, et l’obscurité des scènes de débauche où s'aventure son ami. Et d’où il finira par ne plus revenir, ou dont il reviendra peut-être transformé en crapaud.
La jeune fille vit au sein d’une famille américaine typique de ces années-là. Une famille de blonds où on est propriétaire de sa maison et d'au moins une belle voiture, rentrée dans le garage, une famille de croyants où on commence par dire une prière quand on se met à table, tandis que le garçon vit seul avec sa mère dans un petit appartement où cette dernière ne cesse pas d’inventer de nouveaux endroits pour cacher sa bouteille de gin. Et le père de la fille n’est pas du tout odieux avec le garçon quand celui-ci se montre à la porte de sa maison — “Bonjour, Jeffrey! dit-il en lui tendant la main. J’imagine que vous venez pour Sandy, pas pour moi? Elle m’a dit que vous l’emmenez au cinéma. Attendez que je l’appelle!” et Sandy de descendre l’escalier, toute jolie qu’elle s’est faite, pour rejoindre son ami. Mais il est bien évident aussi qu’il ne souhaite pas qu’un jour elle le prenne pour mari.
La jeune fille sait bien qu’un jour ou l’autre elle devra renoncer à lui. Et on voudrait se dire que c’est son père qui empêchera le mariage. Mais peut-être n’est-ce pas lui.
Sandy fait avec Jeffrey ses premières armes, elle s’exerce, elle apprend les principales astuces pour se servir au mieux de son propre corps et de celui du garçon, et bien sûr qu’elle aime sa gentillesse, et bien sûr que sa tristesse l'émeut, qu’elle craque immanquablement devant les battements de ses longs cils noirs comme du charbon. Mais elle sait aussi qu’un jour ou l’autre, elle devra trouver un prétexte pour se séparer de lui et en choisir un autre, qui lui fera des enfants, qui aura une profession qui supposera qu'il s'en aille, le matin, avec sa mallette, pour rejoindre son bureau situé au trente-cinquième étage d'un immeuble tout neuf, et qui mettra une belle voiture au fond de son garage. Ou plutôt, elle ne le sait pas vraiment, elle ne veut pas le savoir tellement elle est amoureuse. Mais une autre qui l’habite le sait bien à sa place.
Alors, elle s’imagine que Jeffrey serait un voyou. Que lorsqu’il la quitte, c’est pour fréquenter de mauvais lieux où il rencontre de mauvaises personnes. Qu’il couche avec des femmes, une autre femme au moins, au nom italien, qui chante, la nuit, sur la scène de cet endroit horrible, dans la clarté blafarde d’un unique projecteur, déjà à moitié ivre.
 

Daniel à son tour

Il y a quelques années encore, il m’arrivait de sortir le soir. Je travaillais beaucoup. Parfois, pour écrire une histoire de dix pages (deux-mille cinq cents mots), il me fallait trois heures d’une seule après-midi. J’en avais eu l'idée le matin, en me promenant dans les rues. J’avais commencé dans ma tête à composer des phrases. Je tenais la première, qui est la plus importante. Puis, j'étais rentré chez moi, je m’étais mis au travail et, trois heures plus tard, j'écrivais le dernier mot. C'était bouclé. Bien sûr, cette histoire, je la gardais encore quelques jours sous la main, question de pouvoir y apporter de minimes corrections, un mot à changer, une virgule à déplacer, mais je vivais tranquille, sachant que j’aurais pu l'envoyer aussitôt au responsable des pages littéraires de L'autre journal ou du New Yorker, qui l'aurait acceptée et qui m’aurait payé. D’autres fois, il me fallait des semaines. Bon, et il faut comprendre que, tout au long de ces semaines où je me torturais les méninges, où je m’arrachais les yeux, je n'étais pas certain que cette histoire fût possible. Tant qu’on n’a pas fini d'écrire une histoire, on ne peut pas savoir si on a une chance d’en venir à bout, ou si au contraire il faudra y renoncer, remiser le texte dans un tiroir, l’oublier pour passer à autre chose. Tenter sa chance ailleurs, en reprenant parfois un très ancien projet. Et dans tous les cas, après des journées de ce genre, on a besoin de sortir. Il faut la nuit et un minimum d’alcool pour se changer les idées.
La passion de la nuit me vient de ma jeunesse. Sans doute est-elle associée à une idée de musique et de fête. Mais bizarrement, les moments les plus intenses que je me souviens avoir vécus sont ceux où je quittais la fête, et où je m’en allais tout seul dans les rues.
Je garde un souvenir charmant des jeunes filles avec qui j’ai dansé quand j’avais dix-sept ou dix-huit ans, qui est l'âge aujourd'hui de Daniel et Karim, mais un souvenir plus troublant encore des moments où, au milieu de la fête, je les ai quittées pour respirer sans elles un parfum d’aventure.

Il arrive un jour où Daniel dit à Karim: 
— Je crois que je l’ai vu.
— De qui parles-tu?
— Je parle de ton type, de celui que tu as vu. L’inconnu du môle.
— Où étais-tu? Et comment sais-tu que c’était lui?
La description que Karim a donnée à Daniel de l’inconnu du môle est imprécise. Il a conscience de ne l’avoir pas vu mais plutôt d'avoir été foudroyé par son image, comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il sait que l’homme était de taille moyenne, âgé d’une cinquantaine d’années et que son visage était glabre, mais il serait incapable d’en dire davantage. Les yeux clairs et le visage glabre. Et un sourire mince, étiré, presque sans lèvres. Les mains dans les poches de son blouson et le regard fixe. Et comment, à partir de ces bribes, Daniel a-t-il pu le reconnaître? Et pourtant il en est sûr, il n’en démord pas. Il sait que c'était lui.
On rencontre de tels personnages, la nuit, dans les rues de la ville, ils marchent seuls et quand on est jeune, on apprend à s’en méfier. Quand tu les vois arriver à ta rencontre, tu préfères traverser la rue, t’éloigner aussi vite que possible, sans te mettre pour autant à courir. Mais parfois, les rues sont si étroites!
Le plus souvent, ils ne vont pas t'agresser, ils ne vont pas te sauter dessus et te piétiner. Ils vont garder les mains enfoncées dans les poches de leur blouson, ou alors il s’agit d’une de ces vestes américaines à gros carreaux comme celle que porte le personnage du “cow-boy” dans Mulholland Drive. Ils se contenteront de sourire et de fixer sur toi leurs petits yeux pointus. Mais quand tu passes près d’eux, que tu les frôles, leur seule présence te tétanise. Tu sens glisser sur toi le linceul froid de la mort. Tu sais que tu as vu la figure du diable, et qu'elle ne sortira plus de ta tête, qu'elle continuera de t'apparaitre à l'improviste, la nuit, dans tes cauchemars, et même dans la lumière des salons, au milieu des autres qui dansent sur la musique.


lundi 21 avril 2025

L'inconnu du tramway

Les étudiants se dirigeaient vers la sortie. La proviseure se tenait sur le seuil. Ils la saluaient au passage et, en retour, elle leur souhaitait d’agréables vacances.
— Travaillez bien, révisez vos cours, mais aussi, respirez, bougez, profitez de la plage!
J’ai compris alors que nous étions à la veille des vacances de Pâques, raison pour laquelle il ne restait que nous dans le bâtiment vaste et clos comme une forteresse.
Avant d’arriver à la porte, certains de ces jeunes gens marquaient une pause devant le bureau où le commissaire les voyait défiler, et ils échangeaient quelques mots avec lui, de très près, en lui parlant presque à l’oreille. Le commissaire les écoutait. Il souriait, hochait la tête, et je l’ai vu, au moins une fois, glisser la main dans la poche intérieure de sa veste pour en extraire ce qui devait être une carte de visite. 
Je m'étais levé de ma place, au dernier rang de la salle et, quand tous les étudiants sont partis, le commissaire a dit:
— Monsieur Auroux, pardon de vous avoir fait attendre!
La principale nous a laissés. Je me suis approché de lui pour lui serrer la main, et c’est alors qu'a commencé un dialogue que je ne suis pas prêt d’oublier.
— Que je vous dise d’abord, a déclaré le commissaire, qu’il m’est arrivé plus d’une fois de vous lire. Je me souviens des articles que vous avez signés dans L’Autre journal. J’étais enthousiaste de cette écriture, à mi-chemin de la fiction littéraire et de ce que nous appelions le “nouveau journalisme”. Elle nous manque aujourd'hui. Cela remonte à loin. Mais j’ai appris que vous publiez à présent des romans policiers sous divers pseudonymes…
— Oh, un seul pseudonyme, lui ai-je répondu. Et je lui ai dit lequel. Puis, nous en sommes venus au sujet principal.
Je lui ai parlé de Karim et de l’inconnu du môle, à propos duquel Karim avait pu s’imaginer qu’il s’agissait de l’assassin de son grand-père. Le commissaire a souri. Il a dit:
— J'avoue que je m’attendais un peu à ce que vous me parliez de lui. Karim a fait mention de ce personnage lors de notre dernier entretien.
Puisqu’il savait déjà, notre rendez-vous devenait inutile. Je n’avais plus aucune raison de le retenir. J’ai ajouté néanmoins:
— Karim se trompe sans doute. Mais j’ai craint qu’avec son ami Daniel, ils jouent les détectives. Qu’ils poursuivent le bonhomme et qu’ils se mettent en danger.
— Vous voyez, m’a-t-il répondu, vous craignez qu’en lui courant après, ils ne prennent des risques. Ce qui suppose que le bonhomme en question puisse être le coupable. Eh bien, figurez-vous que je n’exclus pas cette hypothèse, moi non plus. On nous apprend très tôt à ne pas nous fier aux apparences. Et pourtant que ferions-nous sans elles? Les détectives de vos romans recueillent des indices. Ils interrogent les traces de pas, ils ouvrent les poubelles, ils secouent les tapis, ils prélèvent des fragments de peau sous les ongles des cadavres, les poussières amassées sous les meubles. Et nous faisons pareil. Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions? Ce jeune homme a eu une intuition très forte, très profonde et qui l’a secoué, dont il ne parvient pas à se défaire…
Je commençais à comprendre. Je n’avait rien à lui apprendre, mais le célèbre commissaire Langlois, cet as de la police, m’avait fait venir pour me raconter une histoire. Pourquoi pas, après tout? J'étais curieux de la connaître. Il a dit:
— Vous allez voir, elle est amusante, et peut-être songerez-vous à en utiliser la trame dans l’un de vos prochains romans!
L’histoire remontait à quelques années déjà.
— Nous avions à traiter des trafics de drogue dans le quartier des Moulins. Nos équipes se tuaient au travail, mais à peine avions-nous réussi à démanteler un point de deal, qu’un autre apparaissait ailleurs. Et surtout, les violences entre bandes rivales faisaient des victimes jusque chez les habitants les moins impliqués dans l’affaire. Des balles perdues qui traversaient les murs. Des immeubles en flammes. Les enfants entendaient des cris et des coups de feu au milieu de leur sommeil. Le peu d’efficacité de nos interventions attirait les critiques. Le maire et le préfet se renvoyaient la balle. Les équipes de télévision venaient filmer sur place. Les journaux de tout le pays et même ceux de l'étranger nous consacraient des pages. Il fallait agir vite, creuser plus profond, mais le but dépassait nos moyens. Une question restait pour nous mystérieuse. Elle concernait les armes utilisées par ces gangsters de dix-huit ans. Des armes lourdes, de fabrication étrangère. Comment arrivaient-elles ici? Elles se retrouvaient entre les mains de ces voyous sans qu’eux même sachent au juste où se situaient, sur la carte du monde, les pays d'origine. Il fallait que quelqu’un parmi eux ait un cerveau mieux organisé, et qu’il soit en relation avec les réseaux qui sévissent à l'échelle planétaire. Mais qui?
Nous touchions à la pointe de l'histoire. Souvent, au soir d’une longue journée de travail, quand il se sentait enfin libre de quitter son service, il arrivait que le commissaire Langlois retourne sur les lieux. Il voulait s’y retrouver tout seul, y flâner, observer, écouter, avec un but derrière la tête,  bien sûr, mais en se fiant au hasard. Comme à présent il retournait à l’appartement du boulevard Stalingrad pour bavarder avec Karim et sa grand-mère, à cette époque, le soir, sans le dire à personne, il retournait aux Moulins.
— Je montais dans un tramway et je me laissais transporter jusque là-bas. Je me promenais au pied des tours. Je ne me cachais pas. Je poussais la porte de la médiathèque et je passais un moment à faire semblant de lire, assis dans un fauteuil. Je me faisais ouvrir la grille de l'école, quand une fenêtre restait allumée derrière laquelle une institutrice s’attardait à préparer ses cahiers du lendemain. J’entrais dans ces cafés où on ne voit que des hommes et où personne ne boit rien que du café, à toutes les heures du jour et de la nuit, ou parfois du Fanta. Je m’approchais des chibani. Vous savez qui sont les chibani? Ce sont les vieux. Ceux qui ont travaillé sur nos chantiers toute leur vie et qui ne sont pas retournés au pays au moment de la retraite. Ils marchent avec des cannes. Ils ont l’avantage remarquable de n’avoir peur de personne. Pour eux au moins. Dans la culture de leur communauté, on les respecte. Même le pire trafiquant de drogue, même le plus infâme criminel ne touchera pas à un cheveu d’un chibani sans perdre son honneur. Aussi leur arrive-t-il de parler. Oh, ils ne sont pas bavards, mais quand ils prennent conscience que leurs propres enfants sont en danger, quand ils entendent leurs femmes et leurs filles se plaindre tous les soirs de ces petits morveux qui campent à l'entrée des immeubles et qui les terrorisent, il leur arrive de lâcher un nom, l’adresse d’une cave. Et pourtant, même avec eux, je n'arrivais à rien. Je ne touchais pas la cible.
La suite ressemblait à un rêve, en effet, comme dans le récit de Karim.
Langlois revenait des Moulins. Dans le tramway, il se trouve assis en face d’un homme, jeune encore, le nez penché sur un livre. Il est grand et maigre, habillé comme un marginal, dit Langlois, ou un ancien gauchiste. Les cheveux longs, le visage émacié, les yeux sombres, de longs cils, le teint d’un fumeur de cannabis. Ses longues jambes croisées. Le dos courbé, les coudes serrés, comme pour abriter son livre des regards extérieurs, et qui lit avec une attention dont rien ni personne ne semble pouvoir le distraire.
Langlois remarque que son livre est une édition de poche, et que l'exemplaire n’est pas neuf. Comme s’il l’avait acheté le jour même chez un bouquiniste, ou comme s'il était en sa possession depuis fort longtemps déjà et qu’il ne faisait que le relire, peut-être pour la douzième fois. Langlois opte pour la seconde hypothèse. Cet homme ne fait que relire un roman qui le passionne. Et à un moment, le hasard veut que Langlois en aperçoive le titre. Il s’agit du Maître du Haut Château.
Voilà, ce soir-là, dans le tramway, il n’y a rien d’autre qu’un inconnu qui lit Le Maître du Haut Château dans un livre de poche de la collection J'ai lu. Mais il se trouve que, quelques jours plus tard, un soir encore, il le revoie. Et l’inconnu est occupé à lire (ou à relire) un autre livre du même auteur. C’est, cette fois, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques? Et ce n'était pas fini.
— Il a fallu que je le revoie une troisième fois, m’a dit Langlois. Que le hasard soit de mon côté une troisième fois. Et en plus de le revoir, il a fallu que l’inconnu soit occupé à lire (ou à relire) Ubik du même Philip K. Dick. Cela faisait beaucoup. J’ai pris la décision tout à fait irréfléchie de descendre du tramway avant lui. Sur le quai, je me suis retourné. J'ai vu son profil qui transparaissait derrière la vitre. Lui aussi m’a vu. Son visage était grave, comme s’il voyait son destin écrit sur ma propre figure. Et, avec mon téléphone, avant que le tramway redémarre, j’ai fait une photo.
Il était tard. La voix de Langlois résonnait dans cette salle trop grande pour nous deux. La proviseure nous a rejoints. Elle a dit:
— Prenez votre temps, messieurs. Je partirai avec vous.
— Merci Édith, a répondu Langlois. Et tout de suite, il a failli se reprendre, il a hésité. Venait-il de commettre une erreur, comme avait fait l'inconnu du tramway? Si c'était le cas, elle n'était pas bien grave.
La proviseure se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle lui souriait, elle se retenait de rire. Ils étaient comme Humphrey Bogart et Lauren Bacall dans Port de l'angoisse. Puis, s’adressant à moi, il a enchaîné:
— La suite, cher monsieur, vous la devinez. Nos services ont réussi à l’identifier, et d’abord le résultat des recherches nous a déçus. Le type avait milité dans les rangs des trotskistes. Il avait été instituteur en Seine-Saint-Denis. Il s'était mis en congé de longue durée pour cause de dépression nerveuse. Il avait disparu à l'étranger deux ou trois ans, puis on le retrouvait à Nice, quartier des Moulins, où il vivait en couple avec une mère célibataire qui travaillait comme infirmière à l’hôpital Pasteur. Il s'occupait de l’enfant. Il le conduisait à l'école, le matin, et il retournait le chercher à sa sortie. Il l’emmenait alors à la médiathèque où il lisait des albums avec lui. Il lui préparait ses repas et ceux de sa mère. Aux dires des institutrices, on ne connaissait pas de père qui fût plus doux et plus attentif à l'éducation de son enfant. Plus respectueux des règles. Mais il y avait un détail pourtant qui nous chiffonnait. Que faisait-il de ses journées? Et pourquoi quittait-il le quartier des Moulins à la nuit tombée? Où allait-il alors? Nous devions en avoir le cœur net.
Langlois a repris souffle. Il parlait depuis longtemps. Derrière les fenêtres, il faisait nuit. En se tournant vers la proviseure, il a dit:
— Je termine, chère amie, et il a poursuivi. Nous l’avons filé, sans relâche, et nous avons ainsi découvert qu’il passait des heures entières dans des boutiques d'accès internet situées dans des quartiers toujours différents, aux quatre coins de la ville. Nos meilleurs spécialistes du deep web se sont mis à l’ouvrage. Je ne saurais pas vous dire comment ils s’y sont pris, mais ils ont établi que c'était lui que nous cherchions.


samedi 19 avril 2025

Caucade (à Pâques)

J’ai appelé le commissariat central. J’ai dit que c’était à propos de la disparition de Monsieur Bilal Cherifi. Que j’avais entendu un témoignage troublant dont je voulais faire part aux enquêteurs. On a noté mon nom et mon numéro de téléphone, et on m’a dit que quelqu'un ne tarderait pas à me rappeler. J’ai attendu deux jours puis mon téléphone a sonné. La même voix m’a dit que le commissaire Langlois souhaitait me rencontrer. Il serait, le lendemain, en fin d'après-midi, au lycée des Eucalyptus où il donnerait une conférence. Il m’invitait à le rejoindre là-bas.
C'était un jour de grand soleil. L’air était frais. On y respirait le parfum de la neige signalée dans la montagne voisine. Nice est une ville de montagne bâtie au bord de la mer. Un parfum blanc, qui vous faisait tourner la tête, comme celui de l'éther, tandis que le ciel était pervenche.
Je n’ai plus l'habitude des rendez-vous. Je passe des semaines entières sans aucun rendez-vous. Je suis parti de chez moi beaucoup trop tôt. J’ai marché en direction de l’ouest, sur la Promenade des Anglais.
Un bulldozer avait été abandonné sur les galets. Il était posé là, un peu de guingois, comme un pachyderme métallique, dans l'attente de travaux de terrassement qu’il faudrait effectuer avant l’été. Plus loin, quatre jeunes femmes s'exerçaient au yoga, guidées par un coach qui leur montrait les figures. Leurs corps étaient longs et déliés, taillés en fuseaux. Ils dessinaient des courbes improbables qui s’étiraient, avec l’écume de la mer en arrière-plan, comme des mobiles de Calder dans les jardins de la fondation Maeght. Les promeneurs s'arrêtaient à leur hauteur et ils souriaient en hésitant à faire des photos.
Arrivé dans le quartier de Caucade, je suis allé faire un tour au cimetière. Les grands cyprès, les plaques de marbre avec, inscrits en lettres d'or, de courts messages adressés à l’au-delà. Des bouquets de fleurs en céramique. À l'entrée des allées, des arrosoirs près des arrivées d’eau, prévus pour l’arrosage des plantes et le nettoyage des tombes. Les visiteurs étaient rares. On les apercevait de loin. On voyait que certains étaient là comme chez eux. Quand ils en avaient fini avec la tombe des leurs, ils se penchaient sur celles des autres. Ils en balayaient les feuilles apportées par les derniers orages. Le silence et la transparence de l’air faisaient envie. Se peut-il qu'il existe un lieu où il ne soit plus nécessaire de se cacher, où on ne soit plus coupable de rien? Je suis resté un long moment assis sur le bord de sa tombe. Ma main caressait la pierre où est gravé son nom qui est aussi le mien, puis, quand l’heure est venue, je suis redescendu vers le lycée.
Le quartier de Caucade est situé à la limite de la ville, où ont été construits les studios de la Victorine à propos desquels on a pu croire, à leurs débuts, que Nice deviendrait “le nouvel Hollywood”. Le bâtiment scolaire se dresse à un carrefour en pente où s'entrecroisent des avenues qui dessinent de larges courbes. Elles sont dominées par d’anciennes villas et des immeubles bas, aux toits plats, dont les allées qui conduisent aux garages s’abritent derrière des bouquets de lauriers.
Le carrefour était désert. On entendait de loin le bourdonnement d’un cyclomoteur qui gravissait la pente. J’ai eu envie de faire une courte vidéo en format vertical. Il y a une poésie du format vertical qu’il n’y a pas dans l’autre.
J’ai sonné au parlophone. Quand j’ai dit mon nom, une voix m’a répondu que quelqu'un venait m’ouvrir. Le concierge corpulent et triste, qui a déverrouillé la porte, était accompagné par la proviseure, une femme grande qui portait une robe longue qui flottait sur elle. Chaussée de talons hauts, des bracelets aux poignets, le visage maquillé, éclairé par un grand sourire, elle m’a dit:
— Monsieur Auroux, heureuse de vous rencontrer! Le commissaire Langlois nous avait annoncé votre visite.
Elle m’a expliqué que celui-ci était arrivé plus tard que prévu. Son emploi du temps était toujours bousculé par les affaires urgentes. Il fallait qu’il s’adapte, on le comprenait bien.
— Il m’a demandé de vous conduire à la salle où il intervient, et de bien vouloir attendre qu’il termine. Il n’en a plus pour très longtemps.
Devant un public d’une cinquantaine d'étudiants, il décrivait les mécanismes du narcotrafic tel qu’il sévit chez nous, dans nos cités. Ainsi, j’ai eu le temps de l’observer. On m’avait parlé de sa patience, de sa rigueur, de ses exploits. Je me souviens de l’impression que m’ont faite ses yeux clairs derrière des lunettes sans montures. Une impression d’intelligence et peut-être d’extralucidité. Les étudiants le regardaient autant qu’ils l'écoutaient, ce qui les empêchait de prendre des notes. Tandis que nous parcourions les couloirs déserts, la proviseure m’avait dit:
— Vous savez, ce ne sont pas des lycéens, ce sont de jeunes étudiants qui sont passés par la filière technique et que nous préparons à présenter les concours d’entrée dans les écoles d’ingénieurs. Venus de milieux modestes. Volontaires, appliqués. La crème de la crème. L’avenir de la nation.
Elle était fière de son établissement. Et elle avait raison de l'être. Des escaliers et des couloirs d’une propreté parfaite. Pas un tag sur les murs, pas l'écho d’une quelconque altercation derrière les portes. Elle m’avait dit aussi:
— Le commissaire est un ami. Il nous fait le plaisir de venir, une fois par an, parler à nos étudiants. Je sais que certains restent en contact avec lui. Qu’il répond à leurs messages, qu’il leur donne des conseils.
Je me demande à présent si, en disant cela, elle n’avait pas un peu rougi.






Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...