Karim et Daniel retournent ensemble à La Barque rouge. C’est en septembre. L’établissement est resté fermé pendant plusieurs semaines. On dit que les propriétaires étaient partis en voyage, comme chaque année au moment où, à Nice, les touristes affluent. Et, ce soir-là, quelques dizaines de personnes s’y retrouvent en habitués. Il y a là des étudiants, des journalistes, un ou deux professeurs de philosophie, peut-être aussi un romancier.
Il fait chaud et le ciel est chargé de nuages. La météo annonce qu’il pleuvra au milieu de la nuit.
Dans le programme de la soirée, il n’est plus question du petit jeune homme qui montrait des tours de prestidigitation. Que sera-t-il devenu? La chanteuse que tout le monde attend s’annonce à une heure avancée. Quand elle paraît sur scène, toujours sous un unique projecteur, on se demande ce qu’elle a pu faire de tout l'été, tant elle est pâle. Sa robe rouge flotte sur elle. Elle s’accroche des deux mains au micro. Ses jambes ne semblent pas la porter. On craint qu’elle s'écroule, qu’elle fonde et se répande sur le tapis de scène comme une boule de glace.
L'année précédente, elle se produisait avec une formation classique (piano, saxophone, contrebasse, batterie), cette fois elle est accompagnée par un seul guitariste venu de Copenhague, que personne ne connaît, et qui utilise en outre un synthétiseur, ce qui donne à la musique qu'on entend un caractère éloigné du blues, plus éthéré.
Par moments, on reconnaît sa voix sans que ses lèvres bougent dans le visage maquillé. Elle s’absente, elle coule si profond qu’on craint de ne plus la voir revenir à la surface, de ne jamais la repêcher, en même temps que le synthétiseur reproduit ce qu’elle chantait, venu du fond du corps, qui la traverse, soutenu par la guitare dont les notes s'étirent. Qui vibrent et qui s'étirent, comme si elles étaient jouées ailleurs, très loin de là, dans l’espace où les astres gravitent. Où les astronefs s’égarent dans la traversée d’autres galaxies. Ou, au contraire, dans l’eau du port qui nous borde et où on craint de basculer.
Le spectacle se termine après six chansons à peine. Dehors, il pleut à présent, ce qui dissuade la plupart des clients de sortir. Ils se retrouvent après la période de vacances, un verre de bière à la main, ils rient de se revoir, ils ont des choses à se raconter. Daniel et Karim ne voient nulle part l’homme qu’ils cherchent jusqu’à ce qu’ils sortent à leur tour.
Dehors, il y a ceux qui se tiennent sur le seuil, debout comme des cariatides, et ceux qui vont se réfugier sous l'abribus, où ils peuvent s’asseoir et se rouler des joints. C'est l’inconnu du môle qui les voit le premier et qui les aborde. Un dialogue d'ombres. On ne sait pas trop ce qu’ils se disent. Ils parlent de musique. De ce qu’ils ont entendu. L’homme fait preuve d’une grande érudition, il cite des groupes allemands, il s’est toujours intéressé à la pop électronique autant qu’au jazz. Il dit aussi qu’il est un peu collectionneur.
— Si cela vous intéresse… J’habite à cinquante mètres d’ici, sur le quai.
S’ils veulent le suivre, dit-il. Et ils le suivent. Il entre dans leur plan de le suivre jusque chez lui. Le corps astral de la musique flotte dans l'air, mais aussi bien il pourrait flotter dans l’eau. Entre deux eaux.
Un immeuble imposant qui fait face, par-delà le bassin, à la colline du Château. Ils empruntent l’ascenseur qui les transporte au dernier étage. Et là, le nom de l’inconnu n’est pas indiqué sur la porte palière de son appartement. C’est pour ce nom qu’ils sont venus, et s’ils l’avaient lu ici, ils ne seraient pas entrés, ils se seraient enfuis en courant. Comme des voleurs de pommes sur des chemins de campagne.
Le décor du salon. Meubles de bois sombre, lumière tamisée. Sur un mur, une grande photo en noir et blanc de Miles Davis, en tricot de corps, les yeux hagards qui regardent l’objectif, le visage émacié. Il serre sur sa poitrine sa trompette dont on se demande comment il pouvait en jouer encore, dans l'état où il était. Mais en jouait-il à cette époque? Il faudrait voir l'année. Sur un autre, un masque dogon. Celui-ci a-t-il dansé?
Il leur propose à boire. Ils optent pour des bières qu’il va chercher dans la cuisine qu'il éclaire, attenante au salon. Puis, pour lui, quand il revient dans le salon, un whisky sans glace, dont il agite l’ambre dans un verre en cristal.
Il leur passe de la musique, un groupe berlinois du début des années 70, à mi-chemin entre Karlheinz Stockhausen et les Beatles.
À un moment, je ne sais pas comment il introduit la chose, comment il en trouve le courage, mais Karim évoque la mort de son grand-père. Trouvé noyé dans l’eau du port après avoir reçu un coup de crosse à l’arrière du crâne. L’inconnu dit qu'il est navré de l’apprendre mais son visage reste impassible, et, pendant un instant, les garçons se disent que non, ils se trompent, ce ne peut pas être lui. Il faut chercher ailleurs.
Ils finissent leurs bières. Derrière les fauteuils où ils sont assis, la chambre est éclairée. Elle l’était déjà quand ils sont entrés dans l’appartement. Ils sont debout tous les trois sur le seuil. Le lit est dressé au carré d’une simple couverture de laine marron, comme à l'armée. Suspendu au-dessus du lit, un sabre de samouraï. Daniel dit qu’il est tard, qu’ils doivent s’en aller. Le type sourit. Il répond qu’il ne les retient pas, que rien ne les oblige. Il les raccompagne à la porte.
Dans l'entrée, un guéridon. Sur le guéridon, une coupe en cristal dans laquelle, en arrivant, le type a jeté ses clés. Mais aussi une enveloppe. Elle est libellée à l’adresse de Lucien Freydier, immeuble Le Neptune, 8 quai des Docks.
Dans le dos de l’homme qui ouvre la porte, Daniel prend l’enveloppe et la glisse dans la poche de son blouson. Sur le palier, un bouton rouge annonce que l’ascenseur est occupé. Ils font mine d’attendre mais, aussitôt que la porte se referme derrière eux, ils s'élancent dans l’escalier.
Ils ne sont pas descendus d’un étage que l’autre les appelle en se penchant sur la rampe, puis s'élance derrière eux.
Ils courent. Ils sautent. Un étage après l’autre. L’inconnu du môle court et saute derrière eux. Enfin, en déboulant sur le seuil de l’immeuble, ils trouvent le commissaire Langlois planté sous la pluie qui dégouline de son chapeau, les mains enfoncées dans les poches de son imperméable, qui semble les attendre. Il crie:
— Écartez-vous!” Et quand leur poursuivant sort à son tour, Langlois braque sur lui un pistolet.
Daniel est à côté de lui. Il sort l’enveloppe de sa poche et la glisse dans la main du commissaire en disant:
— Freydier, il s’appelle Lucien Freydier!
Langlois empoche l’enveloppe sans prendre le temps de la regarder (il ne faut pas qu’elle se mouille). Il répète après Daniel:
— Lucien Freydier! Ce nom me dit quelque chose, en effet.
La pluie les inonde tous les quatre. On se croirait dans The Big Sleep. Freydier montre devant lui ses deux mains ouvertes. Il crie:
— Vous n’allez pas m'arrêter? Je ne leur ai fait aucun mal. Je ne les ai pas touchés.
Langlois lui répond:
— Dans ce cas, pourquoi voudriez-vous que je vous arrête?
Il rentre son arme. Il marche vers lui et lui rend son courrier. Il dit:
— Je vous prierais néanmoins de vous présenter demain au commissariat central. Nous prendrons le temps de bavarder un peu, si vous le voulez bien. Je compte sur vous, n’est-ce pas? D’ici là, vous êtes libre.
Il lui donne sa carte de visite. L’autre y jette un coup d’œil, fait demi-tour et disparaît dans l'entrée de l’immeuble.
Le lendemain, Freydier ne se montre pas, ni le jour suivant. Il ne répond pas au téléphone ni à la porte de son appartement où des enquêteurs viennent sonner. Une semaine plus tard, son cadavre est repêché au large de La Réserve. Selon le médecin légiste, le corps ne porte la trace d’aucune blessure. L’hypothèse la plus probable est celle du suicide.
La dernière image du film montre le cadavre qui flotte entre deux eaux. En arrière-plan, d'autres planètes, peut-être des méduses. La voix de la chanteuse l’accompagne de loin. Rien ne prouve qu’il était l'assassin.
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