dimanche 22 septembre 2024

Un vendredi de juin

Jérôme et Odile Soulier avaient été assassinés dans un chalet voisin. Olivier les avait toujours connus. Ses parents et eux étaient amis. Les uns et les autres passaient presque tous leurs weekends à La Colmiane. Jérôme Soulier était opticien sur le boulevard de Cessole, tandis que les Mendens (le père et la mère d’Olivier) tenaient une droguerie sur la rue de Lépante. Les quatre étaient bien faits pour se comprendre et s’apprécier. Les Soulier n’avaient pas d’enfant, et les Mendes n’en avaient qu’un, si bien qu’Olivier avait toujours été au centre des attentions du quatuor.

Les intrus — selon les traces relevées, ils étaient deux, et sans doute n’avaient-ils d’autre but d’abord que faire main basse sur de l’argent et des bijoux — étaient entrés dans le chalet par la porte de la façade arrière, qui n'était pas verrouillée, et ils avaient trouvé les Soulier, assis sur leur canapé, devant leur poste de télévision. Il devait être onze heures du soir, pas loin de l’heure où ils monteraient à l'étage où était leur chambre pour se dévêtir et se coucher, quand les brigands les avaient menacés de leur arme. Après cela, on avait trouvé la maison dévastée, les meubles brisés comme à coups de hache, et les corps des deux propriétaires tués par balles dans l'entrée, à trois pas de la porte, ce qui donnait à penser que les assaillants étaient sur le point de repartir quand Odile Soulier les avait poursuivis. Elle passe devant son mari pour les invectiver, pour exiger qu’ils leur rendent ce qu’ils leur ont pris, pour les injurier sans doute, et c’est alors que ceux-ci les abattent, elle d’abord et lui ensuite. Qu’avait-elle pu leur dire, pour leur faire honte de leur méfait, et les mettre ainsi en fureur? Maintenant ils sont morts, ils baignent dans leur sang, et les assassins se sont enfuis.

Tels sont les faits. Le reste, les détails tenaient au secret de l'enquête. Les journaux parlent de deux intrus mais d’une seule arme de poing, et dix minutes plus tard, leur voiture est flashée par la caméra de surveillance qui est placée au carrefour. Et moins d’une semaine plus tard, le couple est interpellé dans un squat qu’ils occupent à Saorge, une vieille baraque délabrée hantée par les chats, où la jeune femme avait ses habitudes, parmi une petite communauté de hippies, et où l’homme, bien connu de la police, était venu se réfugier après sa sortie de prison.

Rien de très mystérieux dans tout cela, mis à part qu’on ne savait pas ce qu’ils avaient trouvé dans la maison et avec quoi ils étaient repartis. Un butin d’assez de valeur, il fallait croire, pour qu’Odile Soulier les poursuive dans l’entrée au moment où ils allaient franchir la porte.

Le chalet des Soulier est un peu à l’écart, sur la route de Valdeblore, et les voisins n’avaient rien entendu mis à part ce que font entendre, à onze heures du soir, les postes de télévision, mais bien sûr les Mendes avaient été interrogés, et comme les Souliers étaient leurs amis, on leur avait demandé s’ils voulaient bien jeter un coup d’œil à l’intérieur de la maison, question de signaler certains objets peut-être qu’ils connaissaient et qui avaient disparu. Et c’est alors que Françoise Mendes avait parlé des bijoux que possédait Odile: un bracelet et deux bagues qu’elle tenait de sa mère et qui ne la quittaient jamais, qu’elle portait même à la campagne. On ne les avait pas retrouvés sur elle ni sur sa table de chevet. Et d’avoir vu la maison dévastée après le double assassinat de leurs amis, cela avait pas mal secoué les Mendes, si bien qu’ils étaient restés plusieurs semaines sans retourner à La Colmiane. Le drame s’était produit un samedi soir, début avril, et on en était maintenant aux derniers jours de juin.

Le vendredi, les Mendes s'échappaient du magasin aussitôt qu’ils pouvaient, et ils attendaient qu’Olivier soit revenu de sa leçon de violon pour l’emmener avec eux à la montagne. Au lycée Masséna, Olivier bénéficiait d’un horaire aménagé parce qu’il étudiait le violon, et le vendredi, en fin d’après-midi, il prenait une leçon chez son professeur qui habitait au bas de l’avenue Borriglione. Et ce vendredi-là marquerait une date importante dans la vie du jeune homme, puisque ce serait celui où il arrêterait l’étude du violon. Il en avait décidé ainsi depuis plusieurs mois, et ses parents avaient d’abord protesté puis ils avaient fini par en admettre l’idée, non sans tristesse, et à présent il n’y avait plus que son professeur à ne pas le savoir.

Olivier avait toujours vu en lui un adversaire. Il avait commencé l'étude du violon quand il avait six ans, avec une dame qui avait sa maison tout au haut de l’avenue Saint-Philippe. Elle s’appelait Madame Dalbert, et il avait beaucoup aimé aller chez elle pour faire de la musique. Il n’y avait pas d’autobus pour se rendre là-bas, et d’abord sa mère l’avait accompagné en voiture, mais il n’avait pas dix ans quand il avait obtenu de s’y rendre tout seul, à pied, ce qui faisait une longue promenade jusqu'au sommet de la colline, le long d’une avenue peu fréquentée et bordée d’eucalyptus. Les soirs d'hiver, quand il revenait de sa leçon, il faisait déjà nuit mais il n’avait pas peur, ou peur juste assez pour lui faire songer aux romans d'aventures qu’il lisait et parmi lesquels il préférait L’Île au trésor.

Il avait connu avec elle huit années de bonheur, au bout desquelles elle lui avait fait valoir que le moment était venu pour lui d’entrer au conservatoire, et en effet il y avait été admis, et désormais il avait pour professeur Monsieur Mazière qui était le premier violon solo de l’orchestre de l'Opéra. Et d’abord, il s'était imaginé qu’à côté du conservatoire, il pourrait continuer de prendre des leçons particulières avec Madame Dalbert, mais Monsieur Mazière ne lui avait pas laissé le choix. Et ainsi, depuis trois ans, il avait rendez-vous avec lui deux fois par semaine, une fois au conservatoire de Cimiez, l’autre, le vendredi soir, dans sa maison de l’avenue Borriglione.

Il régnait au conservatoire de Cimiez une atmosphère brouillonne et pleine de gaieté. Les locaux étaient aménagés dans une imposante demeure datant de la fin du siècle précédent et qui, de l’extérieur, au milieu de son jardin planté de palmiers, ressemblait à une grosse meringue, tandis qu’à l’intérieur rien n’était adapté à sa fonction. Les plafonds étaient trop hauts, les escaliers étaient trop larges, les portes fermaient mal, et surtout les salles de cours n'étaient pas insonorisées. Si bien qu’on prétendait exercer son oreille et ses doigts dans une joyeuse cacophonie qui avait, pour les élèves, l’avantage d’autoriser les pires approximations. Et puis, on s’y retrouvait aussi entre filles et garçons. Et dans ce contexte les manières empesées de Monsieur Mazière lui donnaient l’air un peu ridicule d’un automate, tandis que, quand on était chez lui, dans sa maison particulière de l’avenue Borriglione, elles ne faisaient plus rire.

La maison était au fond d’un jardin. Il fallait passer la grille, le jardin était sombre et quand au bout de l'allée toute droite vous arriviez à la porte, vous étiez accueilli par une bonne qui vous conduisait au salon de musique. Là, il y avait des meubles de style provençal, un miroir au-dessus d'une cheminée, un piano pour les éventuels accompagnateurs et un pupitre tout raide qui semblait vous attendre pour vous crucifier ou vous soumettre à la question. Un délai de trois ou quatre minutes vous était alors accordé, que vous mettiez à profit en sortant les partitions de votre cartable, en les posant sur le pupitre, chacune ouverte à la bonne page, en accordant votre violon, en passant de la colophane sur les crins de votre archet, peut-être en répétant quelque trait difficile où il y avait des accords, des changements de positions acrobatiques pour la main gauche, glissant du plus grave au plus aigu, jusqu'à ce qu’enfin, comme un automate sorti de son décor, apparaisse le professeur de musique.

Monsieur Mazière était un homme petit, très mince, qui se tenait bien droit, toujours vêtu d’un costume impeccable, porté sur un polo invariablement gris, fermé au cou, et avec à la main un gros crayon taillé aux deux bouts, un rouge et un bleu. Il parlait peu, comme s’il avait dû économiser sa voix, il relevait chaque erreur en frappant du bout de son crayon l’endroit de la partition où elle avait été commise. Il n'était jamais satisfait. Son exigence était proportionnée au prix de ses leçons. Il ne riait jamais. Il avait de toute évidence une haute idée de sa valeur. Et chaque fois, en sortant de chez lui, Olivier se demandait comment il avait pu supporter une pareille épreuve.

Il avait enduré ce régime vexatoire pendant trois ans. Il n’avait pas tardé à comprendre que la partie était perdue, qu’il ne serait jamais le violoniste qu’il avait rêvé de devenir lorsqu’il était enfant, mais de là à l’avouer à ses parents, c'était une autre affaire, et plus encore qu’à ses parents, à Madame Dalbert. Il continuait d’aller la voir deux ou trois fois par an, et dans ces occasions il lui apportait des boîtes de chocolat mais il venait sans son violon, car alors elle aurait voulu qu’il lui joue quelque chose, et il n’aurait pas pu le faire sans qu’elle s'aperçoive qu’il jouait beaucoup moins bien à présent que lorsqu'il avait quatorze ans et qu’il était son élève, et cela l’aurait déçue.

Et donc ce vendredi, il avait décidé de prendre sa leçon comme les autres fois, puis qu’au moment de partir il lui annoncerait qu’après les vacances d'été, il ne reviendrait pas. Et quand il l’avait fait, Monsieur Mézière s'était montré surpris et fâché, comme Olivier s’y était attendu. Il lui avait répondu que ce n’était pas là une décision à prendre à la légère, que ses parents avaient fait d’importants sacrifices pour lui, qu’il comptait bien les avoir au téléphone, qu’on en reparlerait à la rentrée. Devant quoi, Olivier avait souri, comme il savait sourire, d’un air timide en même temps que moqueur, il avait dit “Au revoir, Monsieur Mazière”, et il était parti.

Pour autant, il savait que ce ne serait pas facile du tout, de poser son violon dans sa chambre pour ne jamais le rouvrir, ou pour ne plus le faire qu’en amateur, un amateur qui se montrerait chaque fois plus incertain, plus malhabile, comme monté debout dans une barque qui prend l’eau. La maison ce soir-là serait vide, il aurait deux longs jours à passer dans cette solitude. Aussi, pour ce premier soir au moins, avait-il prévu de sortir avec un camarade.

    vendredi 20 septembre 2024

    Nos destins personnels

    Une œuvre d’art a un sens mais pas de signification. Or, en quoi consiste la différence?

    Si nous nous en tenons à la littérature, le sens, c’est ce qui vous fait aller au bout. Et c’est ce qui fait que, quand vous êtes arrivé au bout, vous avez le sentiment de comprendre ce qu’on a voulu vous dire, comme on l’a fait. Mais cela ne vous permet pas de dire ce qu'on a voulu dire autrement qu’en répétant mot pour mot ce qu’on a dit. Et encore moins de dire pourquoi on l’a fait.

    Les fictions de F. Kafka offrent un exemple parfait de cette distinction. On les lit sans douter un instant de bien comprendre ce qu'on nous dit, mais quant à dire ce qu’on nous dit, et encore moins pourquoi on le fait comme on le fait, on en est incapable. Et sans doute l’auteur en était-il incapable lui aussi. Ou plutôt sommes-nous capables d’en donner mille interprétations différentes, mais aucune qui nous satisfasse, c’est-à-dire qui fasse taire les autres.

    Et c’est en quoi ces fictions sont des œuvres d’art. Au même titre que des tableaux d’Édouard Manet, ou de Rembrandt, ou de Léonard de Vinci (qu’on pense à La Joconde).

    Beaucoup écrivent pour dire ce qu’ils savent déjà. Ce sont des témoins, des journalistes, des sociologues. Leur travail est d’une utilité qui n’échappe à personne. Mais d’autres écrivent pour dire ce qu’ils ne sont pas encore capables de comprendre. Ce qui leur échappe en même temps que cela insiste. Et ce sont des artistes.

    Qu’aurait pu dire Édouard Manet du Déjeuner sur l’herbe, ou de n’importe quel autre de ses tableaux? Beaucoup de choses sans doute, toutes pleines d’intérêt. Mais qui en auraient dit beaucoup moins que ce que dit le tableau, de la façon silencieuse qu’il le fait.

    L’histoire s’impose à son auteur comme une énigme. Pour ma part, la question que me pose une histoire, dès l’instant où je la conçois et pendant tout le temps où je l'écris, n’est jamais celle de son éventuelle signification mais seulement celle de sa construction. C’est celle de savoir quels sont les éléments qu’elle peut et qu’elle doit faire tenir ensemble, et de quelle manière. Plus les éléments qu’elle fait tenir ensemble sont hétérogènes (ou lointains), plus elle me passionne. Je dis bien “qu’elle fait tenir ensemble”, car si, d’une manière ou d’une autre, elle ne les fait pas tenir ensemble, alors elle n’a pas de sens et ce n’est plus une histoire.

    On pense bien sûr à la “rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie” par quoi Isidore Ducasse définit la beauté.

    La question est celle d’une tension entre l’hétérogénéité et la cohérence.

    La question du sens s’est posée dans l’histoire de la musique avec l’abandon, par Arnold Schönberg et ses disciples, des principes de la tonalité. Les œuvres atonales de Schönberg et de ses ses disciples sont souvent d’une beauté remarquable, mais elles ont l’inconvénient de ne pas produire de suspense. Elles ne racontent pas d’histoires. Il leur manque une cohérence structurelle. Elles sont dépourvues du fil conducteur qui entraîne l’auditeur du début à la fin.

    Il n’est donc pas question de se priver du sens mais de l’interroger. Je ne poursuis pas un but humanitaire, je ne prétends pas sauver le monde, mais quelque chose me dit que la question du sens des histoires, de leurs formes et de leur compositions, concerne la manière dont les sujets humains conçoivent leur destin personnel et celui des nations.

    jeudi 19 septembre 2024

    Henry James: Un Moderne

    Le travail de Henry James (surtout dans la deuxième période) porte, me semble-t-il, sur les motivations des personnages. Non seulement celles-ci ne sont pas exposées clairement, mais surtout, quand on croit les découvrir et les comprendre, elles restent lointaines, incertaines au point qu’on peut douter si elles sont bien réelles ou si elles relèvent du fantasme. Et ce parti pris donne lieu à des récits compliqués, qui nous dérangent et nous égarent.

    Je lis le premier chapitre des Ailes de la colombe. Il se compose d’un long dialogue entre un père et une fille qui s’affrontent. Au fur et à mesure de l’échange, on entrevoit certains motifs de leur opposition. Les intérêts financiers y occupent une place, mais on devine qu’ils ne sont pas les seuls. Les personnages sont intarissables, et on comprend que l’abondance de leurs propos masque beaucoup de non-dits que l’on repère en creux.

    Leur opposition remonte à loin. On entrevoit que, dans ce passé, il y avait une mère. Sans que celle-ci soit nommée, sans que sa personne soit directement évoquée, on croit deviner que 1) elle est aujourd’hui disparue, 2) elle avait à se plaindre de son mari, 3) la fille continue à en vouloir à son père des torts qu’il a faits à sa mère aussi bien qu’à elle — offenses, négligences ou trahisons dont nous sommes réduits à supputer (sans trop d'effort) la nature. Et ce n’est pas là parce que l’auteur veut nous cacher ces choses, mais parce que les personnages entre eux se gardent de tout dire, et sans doute aussi, dans une certaine mesure au moins, parce que, quels que soient les calculs compliqués auxquels ils se livrent, quels que soient les précautions qu’ils prennent et les coups tordus qu’ils s’administrent, leurs déterminations vont au-delà de ce qu’ils en savent eux-mêmes. Et en cela, nous pouvons considérer que la fiction de James est d'un réalisme bien plus radical que celui des grands romanciers du XIXe siècle.

    Honoré de Balzac aurait commencé par nous résumer l’histoire de la famille, après quoi seulement il aurait placé le dialogue entre le père et la fille. Et alors, nous aurions été certains de bien comprendre. Mais avec Henry James, nous basculons dans un monde où plus rien n’est simple ni assuré. Où l’auteur creuse son sujet sans être certain d’en venir à bout. Où il fouille, recherche la vérité plutôt que nous en faire la démonstration — à la différence de ce que Balzac faisait dans Le Père Goriot, et Victor Hugo, plus évidemment encore, dans Les Misérables.

    Werner Heisenberg introduit son principe d'incertitude en 1927. La théorie de la relativité restreinte date de 1905. Sigmund Freud avait publié Psychopathologie de la vie quotidienne en 1901. Les ailes de la colombe date de 1902. Avec ces auteurs, nous entrons dans l'ère des Modernes.

    James, Proust, Kafka ont travaillé, comme tous les grands artistes de leur temps, mais aussi comme les scientifiques, à élargir le champ de perception de l’expérience humaine. Sans jamais y renoncer, ils ont bouleversé les cadres d’une rationalité qui est et qui demeure pour nous comme un lit de Procuste. Ils ont osé dire que le sujet reste une énigme pour les autres mais aussi pour lui-même.

    Or, où en sommes-nous de cette modernité, aujourd’hui où nous voyons tant d’auteurs publier des romans qui semblent faits pour illustrer des causes auxquelles le lecteur est convaincu d’adhérer avant d’en lire la première ligne, à défaut de quoi il ne les lirait pas? Et ce n’est pas que ce travail de témoignage et de documentation serait inutile, mais il me semble qu’il relève davantage du journalisme, ou de l’histoire, ou de la sociologie, que de l’art de la fiction.

    mardi 17 septembre 2024

    Cette fois-là (5 et fin)

    Quand ils sont assis de part et d’autre de la même table, Sonia veut savoir ce qu’Alexandre a fait de son été.
    — Vous étiez en vacances, dit-elle.
    — Oui, les dernières vacances de ma longue carrière. À présent, je serai toujours en vacances…
    — Et qu’en avez-vous fait?
    — Je suis parti en Suède.
    — Vous cherchiez la fraîcheur?
    — Oui, et je voulais surtout connaître l’île de Fårö où Ingmar Bergman a fini ses jours.
    — Et où il a tourné, si je me souviens bien, l’un de ses premiers films.
    — Vous pensez à Un été avec Monika? Vous connaissez ce film? Oui, c’est l'un des plus beaux. Mais il a été tourné sur l’île d’Ornò. Je l’ai visitée aussi. Et vous, qu’avez-vous fait?
    — Je suis restée ici. J’ai travaillé. Je prends mes vacances de préférence en hiver.
    — Je vous imagine à Venise ou peut-être à Trieste.
    — Suis-je donc si transparente? Et la liste de dates que je vous ai envoyée?
    — J’ai beaucoup rêvé dessus sans qu’elle me dise rien. J’essaie à présent de ne plus y penser.
    — C’est sans doute plus sage. Vous gagnez en sagesse.
    — Un souvenir pourtant m’est revenu en mémoire quand j'étais en Suède. À peine l'ombre d’un souvenir. Je ne sais pas d’où il vient.
    — Vous voulez me le dire?
    — Il tient en deux images à peine.
    — Expliquez-moi.
    — Sur la première image, je suis en voiture, sur une route du bord de mer, qui tourne au milieu de rochers rouges. C’est moi qui conduis, il fait très chaud, un soleil éclatant. Et, en contre-haut de la route, on voit un pont romain, sans doute un aqueduc, tandis qu’en contrebas, ce sont des criques où des baigneurs semblent flotter dans l’air.
    — Et Pascale?
    — Je sais qu’elle est là, tout près de moi, je sens sa présence, mais je ne la vois pas.
    — Je comprends. C’est précis. Et la seconde image?
    — Cette fois il fait nuit, tout à fait nuit, et nous dînons sur une plage, à la terrasse d’un restaurant, les pieds dans l’eau. Et c’est un restaurant tout à fait modeste, où dînent des familles avec des enfants qui vont tremper leurs pieds, puis qui reviennent apporter quelque chose à la table de leurs parents.
    — Et ces deux images font un seul souvenir. Plutôt agréable, non?
    — Oui, très doux, comme de la soie, mais qui en même temps m’effraie. Comme s’il était porteur d’un mauvais présage.
    — Qu’a-t-il d'inquiétant?
    — Peut-être est-ce seulement parce que je ne sais pas où situer la scène, ni quand. Que cela semble se produire ailleurs que dans la vie réelle.
    — Vous m’avez dit que tout s’est toujours passé chez vous, seulement chez vous, et cette fois-là, vous vous trouvez ailleurs.
    — Exactement. C’est là l’énigme.
    — Eh bien, figurez-vous-vous que je m’en suis souvenue aussi. Et c’est même pour cette raison que je voulais vous voir. Pour en parler avec vous.
    — Que voulez-vous dire?
    — Pascale participait à un congrès de spécialistes qui avait lieu à Aix-en-Provence. Elle y était allée en train et, le samedi, elle vous a appelé pour vous demander si vous ne vouliez pas venir la chercher pour la ramener en voiture. Et vous, bien sûr, vous avez accouru.
    — C’est vrai. C’est exact. Maintenant je me souviens. Mais vous, comment le savez-vous?
    — Romain participait à une régate, il ne serait de retour à Nice que le lendemain soir, ce qui vous laissait la liberté d’une nuit, d’une nuit entière, cette fois-là. D’abord, elle ne vous l'a pas dit, et vous avez pris l’autoroute, mais ensuite elle vous a demandé de quitter l'autoroute pour aller chercher la route du bord de mer, celle qui traverse le massif de l’Estérel, où les rochers sont rouges.
    — Comment le savez-vous?
    — Pour la simple raison que Pascale me l’a dit. Qu’elle me l’a raconté. Que, dans les années qui ont suivi, elle y est souvent revenue. Comme s’il avait fallu toujours ajouter des détails, compléter le puzzle, pour éclairer le mystère. C’était entre deux patients parfois, entre deux salles d'examen, quand elle était vêtue de sa blouse blanche qu’elle ne boutonnait jamais assez bas.
    — Il y a une vieille chanson anglaise, trop ancienne pour vous, qui parle des nuits de satin. Je n'avais jamais connu et je ne devais jamais plus connaître une nuit semblable. Aussi douce. Aussi rêveuse. Mais, en même temps, le malheur s’approchait de nous, il pesait au-dessus de nos têtes. C’était, vous savez, comme l’aile de l’oiseau noir qui vous frôle vos cheveux. Je ne savais pas alors ce qui était sur le point d’arriver. Je ne pouvais pas l’imaginer.
    — Maintenant vous le savez. Vous avez mangé du poisson grillé avec des odeurs de fenouil, vous avez bu du rosé, vous avez entendu de la musique, peut-être cette chanson que vous dites de Procol Harum, encore que Pascale se souvenait plutôt d’une autre de Françoise Hardy. Puis, vous avez dormi dans un petit hôtel qui se trouvait de l’autre côté de la route. Mais à votre réveil, au matin, le monde n'était plus le même.
    — Il s'était fracassé.
    — À six heures, elle avait été réveillée par un appel de la gendarmerie. Un gendarme lui a demandé si elle était bien la mère de Félix Cardix, et comme elle lui a répondu que oui, il lui a dit que celui-ci avait eu un accident de voiture, quatre heures auparavant, au-dessus de Cap d’Aïl. Qu’il avait été transporté au service des urgences de l’hôpital Pasteur. Qu’il était dans le coma.
    — Pendant des semaines, Romain et elle se sont relayés à son chevet. Plusieurs fois, pendant cette période, elle est venue me retrouver. C'était la nuit, quand elle sortait de l’hôpital et qu’elle n’avait pas le courage de retourner chez elle. Qu’elle ne voulait pas dormir, de crainte des cauchemars. Il n’était plus question alors de savoir si Romain savait ou s’il ne savait pas. Bien sûr qu’il savait. Mais ensuite, le même jour où elle m’a dit que Félix était sorti d’affaire, elle m’a dit aussi que notre histoire finissait là. Qu’elle ne reviendrait pas. Que maintenant elle était vieille, que désormais elle serait sage. Comment se peut-il que j’aie oublié cette fois-là qui annonçait la fin?
    — Moi aussi, je l’avais oubliée. Ou peut-être voulais-je en garder le souvenir pour moi.

    Plus tard, elle le conduit jusqu’à sa chambre noire qui se trouve tout au bout de la soupente. Elle y fait de la lumière. Et les murs en sont couverts de photos de Pascale. Et ce ne sont pas des photos prises à la sauvette. Chaque fois, on reconnaît les fauteuils où tout à l’heure ils étaient assis. Chaque fois, Pascale est venue ici et elle a posé devant le Rolleiflex fixé sur son pied et sous des projecteurs. 

    lundi 16 septembre 2024

    Cette fois-là (4)

    Trois jours plus tard, Alexandre reçoit par courrier électronique une liste de dix dates. Sonia y ajoute: “Il se peut que j’en loupe, mais ces dix me paraissent certaines”. Dix, ce n’est pas beaucoup. Et surtout, elles ne lui disent rien. Elles correspondent en effet aux deux années où Pascale fut sa maîtresse, mais impossible d’y ranger des images. Il se souvient qu’en prévision de ses visites, il remplissait son frigidaire. Elle n’avait pas pris le temps de déjeuner pour recevoir ses premiers clients et se libérer ensuite. Il fallait qu’il pût lui proposer, avant qu’elle ne reparte, de quoi se nourrir. Un jour, ils mangent des huîtres en buvant du champagne. Un autre jour, il lui propose des tranches de rosbif avec de la moutarde et du vin rouge. Un autre jour, il lui lit un poème de Baudelaire: “Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble…” Il se souvient aussi des changements de lumière. La première fois qu’elle est venue, il a fait mine de tirer les rideaux, mais, tandis qu'elle se dévêtait, assise au bord du lit, elle a dit que non, c'était inutile, et il avait compris qu’elle ne voulait pas. Et, en effet, c'était un délice de découvrir après l’amour qu’il faisait presque nuit. Ils allaient à la fenêtre, ils s’y tenaient debout à regarder la pluie ou, au contraire, en d’autres saisons, le bleu turquoise du ciel où des nuages blancs, joufflus comme des anges, viraient au rose. Mais à laquelle de ces dix dates chacun de ces souvenirs peut-il se rapporter? Il reste incapable de le dire. Et comme il en est incapable, il décide de ne plus y penser et il part en voyage. Son voyage dure une bonne partie de l'été et, à son retour, il doit corriger les épreuves d’un livre, et plusieurs semaines se passent encore avant qu’il ne reçoive de Sonia une invitation à prendre le thé chez elle. Et il découvre qu’elle habite à deux pas de chez lui, dans la rue Cyrille Besset. Et comment se peut-il alors qu’il ne l’y ai jamais rencontrée?

    Il se rend à l’adresse indiquée. C’est un après-midi d’automne où il fait chaud, où le ciel est gris et où l'air est vicié de particules toxiques. Où on respire des cendres retombées d’un lointain incendie. Ou peut-être d’une centrale nucléaire qui serait entrée en fusion au milieu des forêts. Où on voudrait sans le dire que tout cela finisse. Elle l’a prévenue qu’elle habite au dernier étage sans ascenseur, et il gravit les cinq étages en s'étonnant de la pauvreté de l’immeuble. Des étages entiers semblent inoccupés, et cet air d’abandon contraste avec l'élégance de l’image qu’il avait gardée d’elle, qu’elle lui avait montrée, ce soir de printemps où ils ont tellement parlé, où elle avait ce fin sourire et où elle jouait avec ses bagues.

    Quand elle lui ouvre sa porte, il découvre que son appartement occupe une soupente, mais la pièce où elle l’introduit est vaste et joliment meublée. La lumière est si rare qu’il distingue à peine les couleurs de la tunique de coton qu’elle porte sur ses jambes nues. Une table basse est servie pour le thé, on entend de la musique indienne, et d’abord il reste debout à considérer de grandes photos qui ornent les murs. Il les voit mal. Il lui demande de mieux les éclairer. Elle allume des spots en se tenant à distance de lui et des photos devant lesquelles il s'arrête, l’une après l’autre, sans rien dire. Ce sont des images en noir et blanc de paysages arides, désertiques, qui ont été choisis parmi ceux du Maghreb ou peut-être de Provence. Et d’abord il ne remarque pas les cartes postales en couleur qui sont épinglées au mur, sous chacune d’entre elles. Et enfin, il se penche. Il lui demande de mieux les éclairer, et comme elle fait, toujours de loin, derrière son dos, il comprend et il dit d’une voix un peu sourde:
    — Vous êtes allée sur les traces de Paul Cézanne. Vous avez photographié les paysages que Cézanne avait peints.
    — Oui, il m’a fallu plusieurs années. C’est un travail déjà ancien mais c’est celui auquel je tiens le plus.
    — Pour ce que j’en vois, la définition me paraît remarquable. Vous avez fait cela avec quel appareil?
    — Avec un Rolleiflex sans âge, toujours fixé sur un pied.
    — Vous vous êtes promenée dans la campagne avec un Rolleiflex? Le pied devait être sans âge, lui aussi, par conséquent très lourd?
    — Exactement. Il faisait une chaleur accablante, je transportais mon matériel, j’étais assaillie par des insectes qui me piquaient, je crois que les gens des fermes et des villages me prenaient pour une folle.
    — Et j’imagine que c’est vous qui les avez développées?
    — Oui, ici, dans mon laboratoire. Je vous le montrerai tout à l’heure, si vous voulez. Mais maintenant, le thé est prêt. C’est du thé russe. J’espère que vous aimez le thé russe? J’ai préparé des pancakes.
    — Et moi, j’ai apporté des petits-fours. 
     

    dimanche 15 septembre 2024

    Des histoires

    La forme d’une histoire est celle d’une clôture. Une histoire contient des personnages, des lieux et des faits en nombre nécessaire et suffisant pour qu’on la comprenne. Ce qui signifie qu’à la fin de l’histoire (et seulement à la fin), le lecteur aura le sentiment qu’on lui a dit tout et seulement tout ce qu’il fallait pour qu’elle ait un sens, par quoi il faut entendre qu’il sera maintenant capable de la raconter à sa manière, et qu’il aura le sentiment de savoir pourquoi il valait la peine qu’on la lui raconte comme on la lui a racontée, et pourquoi donc il valait la peine qu’il la lise jusqu’à la fin.

    Une histoire est censée raconter quelque chose qui s’est passée (ou qui pourrait se passer) dans la vie réelle. Il existe pourtant une différence notable entre ce que raconte une histoire et ce qui peut nous arriver dans la vie réelle, c’est que dans la vie réelle nos prétendues “histoires” ne sont pas closes. Et que, dans cette mesure, elles n’ont pas de sens. Ce qui signifie en particulier qu’on ne sait jamais très bien où elles commencent et où elles finissent, ni tout et seulement tout ce qu’elles contiennent.

    Cette forme tout à fait close des histoires littéraires ou filmiques est celle que l’on pourrait qualifier de “forme classique”. Mais il n’est pas du tout certain que, dans la littérature ni au cinéma, aucune histoire qu’on raconte soit jamais tout à fait pure (ou classique). Les histoires qui se rapprochent le plus de cet idéal classique, il me semble que ce sont celles qu’on rencontre dans les contes. On ne voit pas très bien, en effet, ce qu’on pourrait ajouter ou ôter à un conte de Charles Perrault comme celui, par exemple, du Petit Chaperon rouge. Alors que, aussitôt qu’on passe au roman, les choses se compliquent.

    Un exemple frappant de ces complications est ce qu’on observe dans le roman policier. Pensons à ceux de P. D. James. Au départ de l’enquête, une série de personnages sont tenus pour suspects. L’enquêteur va s’intéresser tour à tour au cas de chacun d’eux. Il va se demander (et nous dire) quel était son emploi du temps le jour où le crime a été commis, quels seraient ses éventuels mobiles et quel est son passé. Autant d’histoires, ou de morceaux d’histoires qui nous seront racontés avec leurs propres personnages et leurs propres lieux, avant qu’une seule hypothèse et donc une seule histoire ne l’emporte et repousse les autres dans l’oubli. Et bien sûr, ces histoires annexes que l’auteur est libre de multiplier à l’envi, ne sont pas pour rien dans le charme du roman, même si ce sont des leurres.

    Les intrigues du roman sont faites pour accueillir des lieux, des personnages, des circonstances atmosphériques qui n’en font pas partie (je parle de l’intrigue, pas du roman). Pour susciter leur apparition, comme de telles apparitions ont lieu dans le cours de nos vies. Les romans de Patrick Modiano ne sont faits que pour produire ces rencontres, cette suspension ou ce flottement du sens, ces doux ravissements qui font leur richesse.

    Louis-Ferdinand Céline prétendait que ce qui fait un auteur, c’est son style et non pas les histoires qu’il raconte. En fait de style, il parlait de celui de la langue, de la forme des phrases, sans vouloir tenir compte que les histoires en ont un. Et qu’en cela, chez certains auteurs, elles résultent d’un travail d’expérimentation qui mérite l’admiration et un regard attentif. Les romans de Marguerite Duras sont marqués par un style de la phrase tellement particulier qu’on s’est plu à en faire des pastiches. Mais le style des histoires qu’elle raconte n’en est pas moins étonnant, toujours dérangeant sur le plan formel. Or, ce qui est en jeu dans ces formes n’est rien d’autre que ce qui fait le tissu de nos vies.

    Dans l’ouvrage qu’il consacre à Arnold Schönberg, Charles Rosen parle de la tonalité en musique comme d’un “lit de Procuste”. On se souvient de Procuste comme d’un personnage mythologique qui, couchant les voyageurs sur un lit trop court, leur coupait toutes les parties du corps qui dépassaient du lit. La forme histoire rend compte de beaucoup de choses qui font partie de l’aventure humaine. Elle rend compte des relations possibles entre les personnages. Des relations que les personnages entretiennent avec les lieux. Elle nous dit que, dans nos vies, l’imaginaire tient parfois une place aussi importante que la réalité des faits. Que nous ne vivons pas seulement dans le présent mais aussi dans le passé. Que notre enfance nous accompagne. Que les morts restent présents. Que ce qui arrive aux autres (disons le 7 octobre) peut être aussi important que ce qui nous arrive. Autant de dimensions que les autres discours ignorent, ceux de la science et ceux de la sociologie en particulier. Et elle ne le fait pas et ne le fera jamais sans beaucoup simplifier. Ces simplifications sont des modèles, au sens où l’on entend ce mot, par exemple, dans le domaine de la mode. Marguerite Duras a proposé des modèles d’histoires comme Coco Chanel proposait de nouveaux modèles de robes. Mieux adaptés aux femmes de son temps, qui les rendait plus libres. Et il ne peut pas être question de se passer de ces modèles, au prétexte qu’aucun n’est capable de dire toute la vérité de nos corps ou celle de nos vies. Mais il convient de toujours travailler les anciens pour en ajouter d’autres. Pour les multiplier. Aujourd’hui, j’aime regarder du côté de John Galliano ou des frères Larrieu (21 nuits avec Pattie, 2015; Tralala, 2021). Mais dans le roman contemporain, je vois mal. Je ne vois pas. Ou peut-être dernièrement chez Pierric Bailly.

      samedi 14 septembre 2024

      Cette fois-là (3)

      — Madame Sonia Delorme?
      — Oui, c’est moi…
      — Nous ne nous sommes jamais rencontrés mais je crois que vous connaissez mon nom. Je suis Alexandre Jacopo.
      — Monsieur Jacopo? Oui, bien sûr. J’ai pensé à vous. Je suis contente de vous voir. Je m’y attendais un peu.
      — Je voudrais échanger quelques mots avec vous. M’autorisez-vous à vous offrir un verre, à moins que vous ne soyez pressée?
      — Non, la journée a été longue, mais maintenant je suis tout à fait libre. Où voulez-vous aller?
      Il l’attendait à l'entrée de l’immeuble, rue du Congrès. Il l’avait attendue longtemps. La pluie avait cessé. Bientôt, il ferait nuit. Elle a dit qu’il lui arrivait de boire un Martini, le soir, en quittant le cabinet, à la terrasse du Liber’Tea.
      — Vous connaissez? C’est tout près d’ici.
      Ils sont partis ensemble. Ils marchaient côte à côte. Lui, lourd, les mains dans les poches de son imperméable ouvert. Elle, légère, pas bien grande, vêtue d’un tailleur, avec un poncho noir glissé sous les anses de son sac. Les pieds dans des escarpins qui la faisaient trotter. Il y avait foule, mais ce n'était pas celle de l’avenue Borriglione. Les touristes fortunés sont plus grands que la moyenne des gens d’ici. Les hommes ne portent jamais de manteau, jamais d’imperméable, par tous les temps, seulement des chemises blanches au col ouvert. Ils ressemblent à des loups. Leurs femmes sont trop jeunes, trop minces, trop grandes, trop maquillées. On reconnaît les Russes à leurs lèvres refaites. À un moment, sans se tourner vers lui et sans élever la voix, elle a dit:
      — Je suppose que vous avez appris la nouvelle?
      — En effet.
      — Romain Cardix a songé à vous écrire, et puis il ne l’a pas fait. Il le fera plus tard. Je crois comprendre qu’il vous invitera à déjeuner.
      — Au Club Nautique?
      — Oui, au Club Nautique.
      Alexandre n’a pas commenté. Ils ont attendu d'être installés à la terrasse. Ils ont commandé des cocktails. Il lui a tendu son étui à cigarettes. Un étui en argent ciselé. Elle a souri en avançant la main, comme si elle le reconnaissait, mais elle n’a rien dit, et lui s’est souvenu seulement alors que c'était un cadeau de Pascale. Et il n’a rien dit non plus. Ils ont attendu encore d'être servis. Puis il a dit:
      — Pendant les deux années où nous nous sommes vus, je ne pouvais en parler à personne, j'étais tenu au secret, et ce n'était pas facile. Puis, quand elle a mis fin à notre histoire, j’ai dû me taire encore. Et maintenant qu’elle est morte, c'est comme si notre histoire s'effaçait. C’est comme si rien ne s'était passé dans la réalité des choses. Et c’est comme si moi-même je risquais de me perdre. Romain Cardix a une existence réelle, ainsi que vous, ainsi que toutes les personnes qui se sont réunies pour assister aux funérailles. Tandis que moi, voulez-vous me dire qui je suis? C’est comme si je n’existais pas. Comme si, d’un instant à l’autre, je devais retourner aux ténèbres d’où je viens.
      — Vous avez perdu le contact ou vous avez pu vous parler encore, je veux dire après votre séparation?
      — Un jour, un soir, elle m’a appelé. Elle m’a longtemps parlé. Je la sentais très proche. Mais elle ne voulait pas revenir sur sa décision.
      — Sa maladie s’est déclarée tout à coup. Nous avons su la gravité du diagnostic du jour au lendemain.
      — Il y a tellement de choses que je voudrais savoir. Ses enfants étaient avec elle?
      — Maud habite à Nice. Elle ne l’a pas quittée. Félix est rentré de Singapour au dernier moment. C'est lui, je crois, qui a le plus souffert.
      Sonia a des mains courtes, les ongles coupés ras sans vernis coloré. Elle porte en tout cinq bagues en argent, qui évoquent l’Asie. Elle doit en posséder plusieurs autres encore, qu’elle garde dans une coupe en céramique, posée sur un meuble, dans laquelle elle fouille, le matin, vite, distraitement, au moment de partir. Sonia est d’une douzaine d'années plus jeune que ne l'était Pascale, ce qui lui fait à présent l'âge approximatif qu’avait Pascale quand ils se sont rencontrés. Et inévitablement, entre l’une et l’autre, Alexandre va trouver des ressemblances. Comme ces phénomènes d’écho qui se produisent avec le temps, entre l'élève et le maître.
      Sonia dit: Et moi, comment m’avez-vous trouvée?
      Alexandre répond: Pascale parlait souvent de vous. Elle me disait: “Si je ne me dépêche pas, Sonia va me gronder.”
      — Vous deviez me maudire!
      — Il vous arrivait assez souvent de l’appeler quand elle était avec moi, ou c'était elle qui vous appelait au moment de partir. Et puis un jour, alors que je l’attendais, j’ai reçu un message de vous m’indiquant qu'elle ne pourrait pas venir.
      — Et ce message, vous l’avez retrouvé?
      — Grâce à votre prénom. Seize ans plus tard, Google me l'a rendu avec votre photo.
      — Prodige de la technique! Et maintenant, qu’attendez-vous de moi? Des dates, des anecdotes, des photos?
      — Des dates. Je voudrais retrouver des dates. Rien que des dates. Cela me suffirait.
      — Je comprends. Vous avez cherché et vous en avez retrouvé combien?
      — Jusqu’à présent, zéro. Je n’en ai retrouvé aucune. Un scrupule stupide. Il m'aurait paru indécent de garder trace de nos rencontres.
      — Pourquoi?
      — Je ne sais pas… Parce que l’attitude m’aurait paru mesquine. J’aurais eu le sentiment de thésoriser sur la grâce de nos rencontres. Ou de tailler des encoches sur la crosse de mon fusil. Le fait est que, maintenant qu’elle est morte, je me trouve les mains vides.
      — Et vous pensez que moi…?
      — Nos rendez-vous avaient tous lieu l’après-midi, les jours de semaine. Ce qui veut dire que Pascale prenait sur les horaires de son cabinet. Et comme vous étiez sa secrétaire… Je ne sais pas comment j’ai compris, ou comment j’ai pu imaginer que vous teniez un agenda qui ne concernait qu’elle.
      — Le cabinet possède son agenda électronique sur lequel s’inscrivent les rendez-vous de tous les collaborateurs, mais j’avais été engagée comme secrétaire personnelle de Pascale Cardix, qui était l’actionnaire principale. Elle m’avait fait confiance. J'étais pleine d’admiration pour elle. Elle m’appelait son Bodyguard. Et, à côté de l’agenda électronique que je renseignais pour son compte, je tenais aussi un agenda papier.
      — Si bien que…
      — Attendez! N’allez pas si vite!
      Elle bascule son buste en avant, elle pose ses coudes sur la table, elle montre ses mains dont les doigts s'écartent en éventail, elle joue avec une bague. Elle semble réfléchir. Puis elle dit:
      — Au point où nous en sommes, je peux vous l'avouer... Cet agenda papier, j’ai couru l’acheter la première fois qu’elle m’a demandé de déplacer un rendez-vous pour vous rejoindre.
      En parlant, elle regardait ses mains. Maintenant, elle tourne la tête et lui sourit. Et lui s'étonne:
      — Elle vous l’a dit?
      — À la façon qu’elle a eue de me demander de déplacer ce rendez-vous, j’ai compris qu’elle n’allait pas chez le dentiste. Elle était blême et excitée comme une puce ou comme une jeune fille. Elle avait besoin de parler, de le dire à quelqu'un. Et c’était moi son Bodyguard en même temps que sa confidente.
      — Et cet agenda?
      — Il tient en trois carnets de la marque Quo Vadis. J’ai refermé le troisième, deux ans plus tard, quand elle m’a annoncé qu’elle ne vous reverrait plus.
      — Trois carnets, donc, que vous avez conservés?
      — Bien sûr, ils sont chez moi!
      — Et en face, ou à la place de chacun de nos rendez-vous, il est possible que vous ayez ajouté, quoi?
      — Un signe discret. Une icône. Peut-être un petit cœur. En effet, ce n’est pas impossible. Cela ne prendra pas longtemps. Il suffit de vérifier.
      Il recommençait de pleuvoir. Ils ont regardé la pluie, puis ils se sont quittés.

      Le blanc et le noir

      Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...