mercredi 29 janvier 2025

Titus

Quand j’ai annoncé que mon oncle Titus avait été victime d’une agression, chez lui, à Lisbonne, tout le monde s’est bien douté que le personnage en question était lié au Cercle, sans quoi je n’aurais pas évoqué son cas devant cette assemblée. Mais à part Fernando Auguri et sans doute aussi Anna Maria, personne ne pouvait savoir comme je savais que le Cercle de Lisbonne était dissous depuis longtemps. 

Je m'étais adressé à Auguri, notre Secrétaire, et à lui seul, comme c’était la règle, et celui-ci m’avait répondu: “J’en suis désolé pour votre famille. Votre oncle a survécu?

— Oui, par chance! Mais on me dit qu’il n’en sort pas indemne. Que son esprit est troublé par le choc qu’il a reçu.

— J’imagine que vous souhaitez vous rendre auprès de lui? Que vous envisagez de faire le voyage?

— En effet, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Si ma présence ici n’est pas indispensable dans les prochaines semaines…

— Bien sûr que non! Les affaires sont plutôt calmes en ce moment. Prenez tout votre temps. Nos meilleurs vœux vous accompagnent!”

J’avais été prévenu par des voisins, qui avaient trouvé mon nom et mon numéro de téléphone inscrits sur un bristol, dans le tiroir de sa table de nuit.

Titus était rentré chez lui, ce soir-là, un peu plus tard que d'habitude. C'était l’hiver, il faisait nuit. Il avait passé une heure ou deux au café du Chat noir qui se trouvait dans le Bairro Alto, assez loin de son domicile. Celui qui le tenait était un vieil ami, ils s'étaient connus à l'époque où Titus jouait du saxophone dans de petits orchestres de jazz. À présent ils écoutaient ensemble de jeunes musiciens qu’Evaristo invitait à se produire chez lui, et ils en profitaient pour boire quelques verres de vin rouge. Ensuite, Titus s’en retournait à pied, comme il était venu. Il marchait lentement, et l’effort de la marche et sa légère ivresse lui donnaient l’impression de vivre, un soir après l’autre, une minime aventure qui suffisait à le consoler de la vieillesse et de la solitude. 

Mais ce soir-là, le destin lui réservait un mauvais tour. Il avait gravi les trois étages du vieil immeuble en se tenant à la rampe. Il avait trouvé la clé dans sa poche. Il avait trouvé la serrure où introduire la clé. Il avait ouvert la porte, et, à cet instant, on lui avait asséné un coup au sommet du crâne, si violent qu’une heure plus tard des voisins devaient le découvrir allongé sur le sol, la face contre terre, dans un état qui leur faisait craindre pour sa vie.

On avait appelé les secours. Il fut transporté à l’hôpital, il reprit connaissance, on ne craignait plus qu’il meure, mais quant à savoir qui était son agresseur, à quoi il ressemblait, ce qu’il était venu chercher chez lui, si seulement il avait emporté quelque chose, le pauvre homme était incapable de le dire. Il ne se souvenait de rien. Il se souvenait tout juste de qui il était, et, à toute autre question, il répondait en bredouillant d’un air hagard. 

Quand j'arrivai à Lisbonne, il avait regagné ses pénates, mais il ne quittait plus son fauteuil et son lit. Je lui dis: “Titus, tu te souviens de moi? Je suis Rafael, le fils de ton frère Henrique?”

Titus avait compté pour moi. Un jour de mon enfance, quand j’avais sept ans, mon père avait décidé de me faire traverser l’Atlantique pour aller vivre chez lui. Il ne m’avait pas dit pourquoi. Quand je suis revenu à Buenos Aires, trois ans plus tard, ma mère était morte et il était marié avec une autre femme. Pour autant, ces trois années que j’avais passées auprès de Titus avaient été heureuses.

Titus vivait seul et il courait les cachets. Il était pauvre et je le fus avec lui. Cela ne l’empêchait pas de m’envoyer à l’école du quartier, de me nourrir convenablement, et de lire avec moi, le soir, à l’heure de me coucher, des petits livres pour enfants parmi lesquels je me souviens qu’il y avait une édition abrégée des Mille et une nuits et une autre du Quichotte. Nous prenions, à lire ensemble, beaucoup de plaisir. Le dimanche, nous parlions de ce que nous avions lu en nous promenant dans les jardins. Le reste du temps, il s'exerçait à jouer de son instrument, à travailler toujours de nouvelles partitions, dont certaines qu’il faisait venir d’Amérique. Il me tenait informé des propositions qu’il avait reçues de se produire ici ou là, et qui souvent restaient sans suite, mais dans lesquelles il puisait chaque fois l’espoir de “relancer sa carrière”, ou seulement de nous offrir un peu plus de confort dans les semaines à venir.

Parfois, il devait partir, parce qu’un contrat l’appelait à l’autre bout du pays, mais il ne le faisait pas sans m’en avertir, ni multiplier les préparatifs et les précautions pour que je n’en souffre pas. Il prévoyait ce qu’il me faudrait pour me nourrir, du linge propre m’attendait, rangé dans une armoire où je n’aurais qu’à me servir, à condition de ne pas en changer tous les jours, puis il me téléphonait le soir, immanquablement, avant de livrer la prestation qu'on attendait de lui, et j'étais fier de la solitude où il me laissait et dont je devais prendre garde de m’ouvrir à aucun de mes camarades, et encore moins à nos maîtres, de peur que les services sociaux viennent se mêler de nos affaires, enfin il revenait, toujours avec de menus cadeaux, et nous faisions la fête. 

Mon père lui envoyait-il de l’argent? Je n’en suis pas certain. Mais l’oncle Titus n'était pas homme à s'arrêter à cela, du moins à m’en parler. Puis la vie avait fait de moi ce que je suis devenu, mais je n’en gardais pas moins un lien tendre et profond avec lui. Or, voilà qu’on lui avait fait du mal.


À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.5)

lundi 20 janvier 2025

Le problème de l'eau

La cafétéria était en étage. Ses baies vitrées donnaient vue sur le parking du centre commercial. Plus loin, il y avait le cinéma, et plus loin encore le motel où Alejandro avait loué une chambre. Le reste, c'étaient des autoroutes, de larges voies bitumées qui s'entrelaçaient et se superposaient en certains endroits, qui formaient des nœuds puis des élancements à perte de vue, séparées par des îlots d’habitations avec des maisons qui paraissaient minuscules, écrasées par le ciel, des bouts de jardins et des piscines.

On lui avait demandé de faire le voyage en avion puis de se tenir à cet endroit pour surveiller un homme qui venait en voiture. Il la laissait sur le parking, il disparaissait dans le centre commercial, puis il réapparaissait, une heure plus tard, ou parfois davantage, le plus souvent les mains vides, il remontait dans sa voiture et repartait avec. On ne lui avait pas demandé de le photographier, ni d’essayer de le retrouver ensuite dans le centre commercial, il devait seulement noter les heures de ses arrivées et de ses départs en voiture. On lui avait donné une photo de lui grâce à laquelle il n'avait eu aucun mal à le reconnaître. Sa maigreur, sa pâleur, le blouson de jean trop serré et trop court, le Stetson sur la tête: impossible de se tromper.

Il téléphonait chaque soir à Auguri, comme ils en étaient convenus, pour lui communiquer les horaires qu’il avait notés, et chaque fois Auguri paraissait content. Alejandro l'était moins que lui. Il disait que l’homme avait pu venir ou repartir sans qu’il le voie, parfois il le voyait arriver mais pas repartir, d’autres fois il le voyait repartir sans l’avoir vu arriver, il disait qu’il ne pouvait pas être vingt-quatre sur vingt-quatre derrière la vitre à surveiller le parking, et qu’il craignait en outre de se faire remarquer par les serveuses ou par d’autres clients. Et Auguri lui répondait qu’il ne devait pas s’inquiéter de cela, qu’il comprenait bien que la nuit il lui fallait dormir, et qu’il devait aussi, à certaines heures du jour, se dégourdir les jambes, aller marcher ou courir dans le petit bois où les habitants faisaient du sport avec leurs chiens, ou fréquenter la salle de sport du centre commercial, qu’il suffisait qu’il continue de faire comme il faisait quelques jours encore, peut-être une semaine ou deux. “Tu penses que tu peux tenir encore une semaine ou deux sans trop te faire remarquer, ni devenir dingo? lui disait Auguri. Ce serait bien”. Et Alejandro avait beau lui répondre que déjà on l’avait repéré, qu’une serveuse en particulier, à force de le voir, avait fini par lui dire son prénom en lui montrant une petite plaque métallique où il était écrit, accrochée à sa blouse, Auguri ne semblait pas s'alarmer davantage, alors Alejandro avait décidé de ne pas s’alarmer, lui non plus.

Elle s'appelait Daria, et quand elle se tenait près de la table où il était assis pour lui servir du café ou prendre sa commande, Alejandro voyait bien qu’elle s’attardait, qu’elle jetait un coup d’œil sur le parking, en se demandant sans doute ce qu’il pouvait bien y voir qui méritait son attention, ce qu’il pouvait bien y chercher. Et elle ne lui avait pas encore posé la question de ce qu’il faisait là, assis sur l’une ou l’autre de ces banquettes qui étaient toutes identiques, recouvertes de Skaï rouge, pendant des heures entières, avec toujours un gros livre, un cahier et un stylo posés devant lui, mais il ne doutait pas qu’elle le ferait bientôt. Alors, il lui répondrait qu’il était détective et cela la ferait rire, parce qu’il aurait dit cela avec le sourire, comme une boutade.

Mais la question qu’elle lui a posée en fin de compte n'était pas celle qu’ils avaient prévue. Elle a dit, en se tordant le cou: “Qu’est-ce que vous lisez là? Vous êtes bien studieux!” Alors, il a tourné le livre pour lui en montrer le titre. C'était un traité d'hydraulique. “Vous êtes ingénieur?” a-t-elle dit. Il a répondu que oui, et que dans le pays d’où il venait, l'eau était un problème important. “Ici aussi”, lui a-t-elle répondu en hochant la tête. “Ici aussi, vous ne pouvez pas savoir! Encore que peut-être, comme vous êtes ingénieur…
— Oui, j’ai lu des rapports.”

À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.3)

jeudi 16 janvier 2025

David Lynch est mort

David Lynch est mort. Je l’apprends ce soir. Angelo Badalamenti est mort il y a à peine plus d’un an. David ne lui aura pas survécu bien longtemps. Dans les moments les plus difficiles, il y a bientôt cinq ans, c’est grâce à ses films que j’ai survécu, hors la vigilance de mes enfants, et avec l’opus Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch. Et avec la musique que j'écoutais dans la rue, en marchant sans fin, dans tous les sens. Aujourd'hui, depuis des jours, Los Angeles est en flammes. Je continuerai, tant que je pourrai, d'écrire des petits romans d’aventures.

lundi 13 janvier 2025

Le fantôme de Baudelaire (1)

Quand l’un de nous était désigné pour effectuer une mission, il savait ce qu’il aurait à faire mais il ne savait pas pourquoi. Le Maître, son Secrétaire et Anna Maria étaient seuls à le savoir. Ils en avaient longuement discuté, ils avaient pesé le pour et le contre au cours d’innombrables échanges, et nous ne doutions pas que la décision qu’ils avaient prise allait dans le sens de la concorde et du progrès universels, même si elle n'était pas toujours conforme à la loi. Et nous ne doutions pas non plus que le Cercle avait des appuis dans les hautes sphères de la société. Auprès des gouvernants de différents pays. Qu’il recevait des financements occultes. Qu’en cas de dérapage, d’accidents de parcours, nous serions protégés. Cela s'était vu. On le racontait. Mais, pour l’affaire du fantôme de Baudelaire, il n'était pas question de s’en prendre à quiconque. De commettre aucun délit. De dérober aucun dossier dans les archives d’un notaire. De remplacer, dans une salle de musée, aucun tableau de Hans Holbein le Jeune par un faux. Ou de voler la Joconde. Il s’agissait d’une enquête qui porterait sur un fantôme.

Fernando Auguri nous déclara un jour, comme nous étions réunis au plus haut étage d'un parking désert, et que dehors la pluie menaçait, qu’une agence de renseignement tout ce qu’il y avait de plus officielle avait eu à recueillir les témoignages de différentes personnes, qui ne se connaissaient pas entre elles, mais qui toutes avaient fait l’expérience d’une rencontre avec quelque chose ou avec quelqu'un qu’il fallait bien appeler, au moins provisoirement, “le fantôme de Baudelaire”.

Il s’agissait chaque fois de rencontres furtives, qui restaient sans lendemains, mais qui avaient marqué les témoins d’une très forte impression, au point que certains d’entre eux s'étaient rendus au commissariat le plus proche pour les signaler, et que la presse parisienne, dans certains cas encore, s’en était faite écho. 

L’agence de renseignement qui avait été saisie de l’affaire avait soumis les documents recueillis à l’attention d’un groupe de chercheurs, tous spécialistes des phénomènes para-normaux, et ceux-ci, après examen, avaient été unanimes à reconnaître des coïncidences troublantes entre ces témoignages.

L’affaire n'était pas assez importante pour qu’on mobilise davantage de moyens. Après tout, Charles Baudelaire, vivant ou mort, pouvait se promener où il voulait, et s’adresser à qui il voulait, on n’y voyait pas d’inconvénient, d’autant que le spectre en question ne s'était jamais montré menaçant, plutôt sentimental, d’humeur éthylique, comme on pouvait s’y attendre, mais on était néanmoins curieux de savoir ce qu’un enquêteur habile, en se montrant patient, en y consacrant tout le temps qu’il fallait, pourrait découvrir sur place. Car tout se passait à Paris, dans certains quartiers de la vieille capitale, où le vrai Charles Baudelaire avait traîné sa vie de poète maudit. D’ivrogne, d’esthète, de fieffé réactionnaire. D'amoureux de la misère. De fidèle du guignon. De génie incomparable. Et, par je ne sais quels détours secrets, le Cercle avait hérité de cette proposition.

Version linéaire

À propos de Stevenson

Dans son introduction à l'Intégrale des Nouvelles de Robert Louis Stevenson (édition Phébus, 2001, volume 1, p. 10), Michel Le Bris écrit à propos de l’auteur: “Le choix du récit bref rejoignait son rejet de l'idéologie réaliste, et plus généralement de la description. La nouvelle lui permettait surtout d'affirmer ce à quoi il tenait le plus: ce privilège accordé d'abord à l'image, non plus donnée comme décalque d'un quelconque réel, mais comme vision, projection de l'imaginaire imposant sa puissance créatrice au réel et le transfigurant. L'idée d'un pouvoir plastique de l'imaginaire est en effet au centre de la plupart des œuvres ici réunies, induisant une conception presque abstraite de l'art. Sa manière de procéder est toujours la même: une ou deux images, trois au maximum, issues dirait-on d'un rêve mauvais, visions arrachées ‘au cœur des ténèbres’, autour desquelles enrouler une intrigue ‘au fil de fer’, dont aucune digression ne viendra atténuer l'intensité. Comme s'il s'agissait d'exprimer d'abord la quintessence d'un instant énigmatique, dont la fulgurance ne cessera plus ensuite de nous hanter, telle une note appelée à entrer en résonance avec les lointains. Toute la magie de Stevenson est là, dans ce processus de condensation si contraire à la pratique narrative victorienne vouée à ces romans-fleuves en trois volumes qui, dans le sillage de Dickens et de Wilkie Collins, semblaient alors incarner la seule voie possible de la fiction.”

samedi 11 janvier 2025

Thanks to Leonard Bernstein

La première fois que je suis allé à Paris avec mes parents, je devais avoir douze ans. Notre hôtel était tout près des Champs Elysées. Et je me souviens de deux choses: 1) Je lisais une biographie de Van Gogh. 2) Nous sommes allés voir West Side Story dans un cinéma des Champs Elysées. "I like to be in America / Okay, buy me in America..." Trente ans plus tard, nous chantions cela dans la voiture, avec nos enfants. America great again! Qu'en dirait aujourd'hui Donald Trump?

mardi 7 janvier 2025

Sens / Texte

Le texte nous renseigne sur l'intention de l'auteur, mais, en même temps, il y a presque toujours un décalage entre ce que nous comprenons (ou que nous croyons comprendre) de cette intention et ce que dit le texte. Tandis que parfois, ce décalage n'existe plus. Ce qui signifie qu'il y a (ou qu'il y aurait) alors une complète adéquation entre l'intention de l'auteur et ce qu'il a écrit. Mais pour percevoir cette adéquation, il faut que le lecteur ait le sentiment d'une claire compréhension de l'intention de l'auteur. Or, ce sentiment correspond à une intelligence du texte. Il est d'ordre cognitif, comme par exemple quand on voit soudain la solution d'un problème d'échecs. Pour autant, cette intelligence est conditionnée, pour partie au moins, par une compatibilité entre l'imaginaire du lecteur et celui de l'auteur, ainsi que par une compatibilité de leurs opinions (philosophiques, politiques). Par une proximité ou une familiarité plus ou moins grandes.

lundi 6 janvier 2025

Esthétique de la nouvelle

Quand on lit une nouvelle, il arrive qu'on ait le sentiment d'un nombre parfait. Le sentiment qu'elle contient le nombre exact d'informations dont nous avions besoin (et dont elle d'abord avait besoin), livrées avec le nombre exact de mots qu'il fallait. 

Je parle d'un sentiment, ou d'une impression, parce que, bien sûr, cette exactitude ne se mesure pas. Nous serions incapables de dire de combien d'informations se composait l'histoire, même si un traitement de textes peut nous dire combien de mots nous avons lus.

Et si même le nombre d'informations pouvait être établi lui aussi, comme celui des mots, par une analyse de l'Intelligence Artificielle (ce qui ne me semble pas impossible, de manière approximative au moins), rien ne nous dirait si ce nombre est celui qu'il fallait. Il se trouve que parfois nous éprouvons ce sentiment de perfection. D'adéquation parfaite entre ce que le texte voulait nous dire (et nous faire imaginer) et la manière dont il l'a fait. Et il est difficile d'en dire beaucoup plus, tant du moins que nous en sommes à une première lecture.

Quand cette idée m'est venue à l'esprit, j'ai voulu la vérifier en allant relire une nouvelle d'Hemingway, que j'ai souvent relue depuis que je sais lire. C'est Le Champion, qui date de 1925, et qui appartient au cycle des Nick Adams. L'auteur est donc jeune quand l'écrit (il est né en 1899), et on a pourtant le sentiment qu'il atteint là le cœur de son métier, le cœur de sa manière.

Or, ce qui me semble remarquable dans le cas de ce texte, maintenant que je l'ai relu, c'est qu'il n'est pas d'une concision absolue. Il est bref, mais l'IA pourrait encore le résumer sans rien perdre d'important dans le contenu de l'histoire. Et néanmoins, nous autres lecteurs ne le souhaiterions pas plus concis.

On y trouve même des répétitions auxquelles nous ne trouvons rien à redire.

Il avance d'un pas ferme et tranquille, comme celui de son jeune héros. Et il nous a convient comme il est.

"Il tombe bien", comme on dit d'un vêtement bien coupé.

C'est que le sentiment de perfection ne regarde pas seulement du côté du texte et du talent de l'auteur. Il regarde aussi du côté du lecteur. Nous sommes contents de ce texte parce que nous sommes contents aussi de la lecture que nous en avons fait.

Notre sentiment de perfection tient à une adéquation entre notre lecture et le texte. Entre notre compréhension et l'intention présumée de l'auteur. L'impression qu'il ne contient rien de trop, ni qu'il lui manque rien, atteste conjointement que l'auteur l'a bien écrit et que nous l'avons bien lu.

Nous y avons marché du même pas que l'auteur, sans aucun décalage. Et nous sommes reconnaissants à l'auteur de nous avoir procuré ce sentiment. Et nous sommes assez fiers aussi, à tout le moins satisfaits, d'avoir réussi notre lecture en sa compagnie. Comme si nous avions loué les services d'un guide de montagne, et qu'en sa compagnie, nous étions parvenus au sommet du Mont-Blanc.

Quand nous faisions de la musique à plusieurs, il y avait toujours le moment de cette inévitable plaisanterie où l'un de nous levait son archet en disant: “Allons, c'est parti, on se retrouve au point d'orgue". Et, en effet, le premier critère d'une exécution réussie était bien que nous ayons été ensemble, de la première à la dernière mesure.

Je pense que ce sentiment est au cœur de l'esthétique de la nouvelle. Sans doute est-il assez proche de celui que procure la poésie de formes fixes, où les vers et syllabes sont comptés et où les rimes se répondent de façon symétrique. Mais il s'agissait là de formes constantes, qui s'imposaient de l'extérieur, tandis que, dans le cas de la nouvelle, il n'en va pas ainsi. Chaque œuvre a sa propre mesure, inhérente à ce qu'il s'agit de dire. 

Le Champion, aussi bien, aurait pu être écrit par Faulkner, par Capote, peut-être même aussi, et peut-être d'abord, par Borges. C'est cela qui est bien dans la nouvelle. Cet effort collectif, cette tradition. Le guide de montagne qui vous a entraîné sur les cimes n'était pas seul à pouvoir le faire. D'autres, chacun avec son style, mais aussi avec beaucoup de gestes en commun. Comme si chacun à son tour était un avatar provisoire des autres.

Des voyageurs romantiques

Le plus souvent, quand elle parlait du Maître, Anna Maria disait "le Maître", comme nous tous, mais parfois aussi il lui arrivait de l'appeler "Lucian", ce qu'aucun de nous n'aurait osé, et même, quand elle s'adressait à lui, elle pouvait dire "mon oncle". Ainsi, Anna Maria Jimenez Durante et le Maître étaient parents. La différence d'âge nous donnait à penser que Lucian Cappadoro était plutôt son grand-oncle. De fait, ils habitaient ensemble un bel appartement du quartier Monserrat, derrière le Palacio Barolo, où il arrivait que l'un de nous soit chargé d'apporter à ce dernier un document pour qu'il le signe.
Notre Secrétaire, Fernando Auguri, l'avait chargé de cette mission. Quant à lui, personne ne savait où il habitait. Avait-il seulement une adresse? On disait qu'il était pauvre et qu'il vivait dans des hôtels dont il changeait souvent, transportant de l'un à l'autre ses livres et surtout le grand registre et toutes les archives de notre Cercle. Chez le Maître, en revanche, nous étions accueillis par Anna Maria de la manière la plus cordiale. “Mais non, tu ne nous déranges pas, disait-elle. Lucian se repose dans son bureau. Je lui montre ces papiers et je te les rapporte très vite. Tu as déjeuné? Tu veux du café? Installe-toi, Dolores te l'apporte". 
Cela n'allait jamais plus loin. Aucun de nous ne fut jamais invité à dîner chez eux. Nul n'y fut jamais reçu qu'en urgence, pour quelques minutes à peine. Mais il en allait autrement pendant les vacances d'été.
Chaque été, immanquablement, ils faisaient un séjour en Europe, et chaque été, ils invitaient l'un de nous à les accompagner. Et chaque fois, celui qui avait été choisi en disait quelque chose à son retour. Ce n'était pas un secret, que ces séjours, que ces invitations. Plutôt un sujet de fierté. Pourtant chacun à son tour se montrait réticent à trop en dire, comme s'il avait voulu garder pour lui le meilleur de l'expérience, de cette parenthèse délicieuse dans sa vie, ou comme si, au contraire, il avait voulu laisser supposer des choses, des gestes, des regards, des paroles qui, dans la réalité, ne s'étaient pas produits, mais qu'il avait imaginés, et qui peut-être même l'avaient effleuré de leur aile, en une certaine circonstance, un soir parmi les autres, durant un court instant. 
Quand mon tour est venu, j'étais dans ma quarante-cinquième année. J'étais toujours employé à la banque Hipotecario, où j'étais entré comme commis, vingt-trois ans auparavant, mais où j'avais gravi plusieurs échelons, et surtout, dans cet intervalle, j'avais publié un premier volume de nouvelles qui n'étaient pas passé totalement inaperçu de la critique, encore qu'il ne s'en soit pas vendu beaucoup. Ce demi-succès m'encourageait à écrire d'autres histoires, ce que je ne faisais pas sans y mettre beaucoup de soin, sans me parer d'infinies précautions, en y consacrant mes nuits et tout le loisir de mes dimanches. 
Ainsi, j'avais entendu parler par mes confrères d'un séjour au bord de la Baltique, d'un autre sur les côtes normandes, d'un autre en Andalousie, d'un autre dans les îles grecques, que sais-je encore? Pour ma part, je devais avoir droit à un séjour en Italie.
Cette année-là, Anna Maria et le Maître avaient loué une très jolie villa dans les collines qui dominaient un petit port de pêche, tout près de La Spezia. Je fis le voyage en avion, et là-bas, outre mes hôtes, je devais découvrir un cousin d'Anna Maria accompagné de sa fille.
Ce cousin était français et il exerçait la profession de charpentier de marine, sur un chantier naval dont il était le patron, à Villefranche-sur-mer, tout près de Nice. Il s'appelait Thierry Nogaret. Un grand garçon fin et musclé. Sa fille s'appelait Cécile. C'était une personne de dix-huit ou dix-neuf ans, dont je compris qu'elle vivait la plus grande partie de l'année dans le Sussex, avec sa mère et son nouveau mari. Maintenant, c'étaient les vacances, c'était l'été, et ils allaient ensemble où ils voulaient, quand ils voulaient, comme des Bohémiens heureux et fiers de leur liberté.
Anna Maria était visiblement très attachée à ce cousin et à sa fille. Était-ce pour se rapprocher d'eux que, cette année-là, elle avait choisi de louer une villa en Ligurie? C'est ce que je crus d'abord. Mais bientôt je devais comprendre que ce choix répondait aussi à un autre motif. Anna Maria travaillait à une biographie de Mary Shelley. Je l'avais entendu prononcer ce nom, son goût pour la littérature ne faisait pas mystère, je soupçonnais bien qu'elle écrivait, elle aussi, mais je n'avais pas imaginé qu'elle se soit attelée à un ouvrage aussi ambitieux.
"Tu connais Mary Shelley, bien sûr?" me dit-elle un soir, comme nous étions restés seuls au salon. Les autres étaient allés se coucher. Nous avions joué aux échecs. Nous buvions du porto.
“Je connais le roman, lui ai-je répondu, je connais l'été pluvieux où elle se trouve en compagnie de son mari et de Lord Byron, quand ce dernier invite ses amis à composer chacun une histoire terrifiante. Pour elle, ce sera Frankenstein ou le Prométhée moderne. Mais alors, ne sont-ils pas en Suisse?
— Oui, en Suisse, au bord du lac Léman, près du château de Chillon où Jean-Jacques Rousseau avait situé une partie de l'action de La Nouvelle Héloïse. Mais nous sommes alors en 1816. Et l'aventure du trio se poursuit deux ans plus tard, ici, à La Spezia, et c'est encore ici qu'en 1822, elle se termine pour Percy Bysse, quand il se noie.
— Ne dit-on pas qu'il se suicide?
— Non, il ne s'agit pas d'un suicide, mais tout de même d'un naufrage, qui se produit au cours d'une nuit de tempête où il n'était pas raisonnable de s'aventurer en mer. Ils avaient eu une existence effroyablement compliquée, ils avaient dû fuir l'Angleterre, ils avaient vu mourir plusieurs de leurs enfants, ils vivaient comme des proscrits. Percy Bysse était un être instable, tourmenté, révolté, infidèle. Elle lui survit près de trente ans, et c'est elle alors qui s'emploie à publier les œuvres de son mari. J'en ai fini, ces derniers mois, avec la genèse de Frankenstein, et me voilà donc en Italie."

À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.4)

vendredi 3 janvier 2025

Un dentiste de Montmartre

Depuis que Miguel Arroyo (le narrateur) faisait partie du Cercle, aucune action assassine n'avait été commise. Aucune action héroïque non plus. Denis Sandler et lui s'y étaient rencontrés dans leur jeune âge et, depuis lors, les dix membres du Cercle n'avaient eu à accomplir aucun exploit, seulement des surveillances discrètes, des démarches compliquées auprès d'administrations étrangères, des achats de tableaux dans des ventes publiques, des recherches de vieux livres chez les bouquinistes, la photo qu'il fallait prendre d'un couple installé à la terrasse du café Florian, place Saint Marc, des visites dans des zoos, d'autres dans cimetières, ainsi parfois que de menus larcins, des chapardages idiots, d'un foulard dans un vestiaire, ou, plus grave, d'une clarinette dans la loge d'un artiste, mais rien qui leur fît craindre d'y perdre la vie ou d'être mis en prison. 
Ils s'étaient attendus à devoir accomplir des aventures romanesques. Ils l'auraient souhaité. En vieillissant, ils s'étaient épris au contraire de routines et de confort, mais ils avaient gardé un goût du voyage qui leur faisait admirer, sur des cartes de géographie, les routes des avions et des bateaux qui traversaient le monde.
Denis Sandler aimait raconter la seule histoire dont il avait été le protagoniste et qui était très drôle.
Le Maître, par la voix de son Secrétaire (Fernando Auguri), l'avait envoyé à Paris où il devait remettre un courrier à un dentiste. Le dentiste en question s'appelait Gérard Laigle. Il avait son cabinet dans la rue des Abbesses. Auguri lui avait recommandé de s'y présenter à la fin d'un après-midi d'hiver, de remettre le pli et de repartir aussitôt, sans attendre de réponse. Mais quand Sandler avait pénétré dans la salon d'attente, il avait eu la surprise de voir que cinq clients s'y trouvaient encore. Il s'était donc assis, il avait feuilleté des magazines, comme faisaient les autres, et chaque fois qu'un client ressortait de la salle de soins, il faisait mine de se lever pour demander à l'assistante de bien vouloir l'introduire auprès du praticien. Il aurait dit: "Pardon! J'en ai pour une minute! Juste un courrier à lui remettre!" Mais l'assistante ne lui en laissait pas le temps. Elle tendait un bras pour l'intimer de se rasseoir, et, sans plus le regarder, elle appelait le client suivant qui se levait pour la suivre.
Puis, quand l'avant-dernier client sortit enfin, accompagné par l'assistante, le dentiste apparut derrière eux, et il invita le messager à le suivre dans son antre. Et là, il sembla très ému. Avant que Denis Sandler ait eu le temps de rien dire, et encore moins de sortir le pli de la poche de son manteau, il déclara avec force qu'il ne voulait rien voir ni rien entendre. 
“Non, non, surtout pas ici! Pas maintenant! Vous n'imaginez pas, cher monsieur! Il n'en est pas question. Mon assistante ne doit rien savoir. Allez plutôt m'attendre au café qui est au bout de la rue, le dernier avant l'église Saint-Jean. Je vous y retrouve tout à l'heure. Allez!"

Dehors, il fait nuit et il pleut. Son lourd manteau le protégera de la pluie, mais il porte des lunettes, et la pluie qui inonde ses verres trouble sa vue. Elle fait danser les lumières.
Denis Sandler s'avance dans la rue comme ferait un homme ivre, et, de proche en proche, il s'arrête à l'abri des devantures pour essuyer ses verres. Et là, debout, il réfléchit.
L'émoi qu'a marqué le dentiste le fait cogiter. Il avait peur, se dit-il, et en même temps, il ne semblait pas surpris de le voir. Il s'attendait à sa venue et ne doutais pas que ce fût lui. Avait-il été prévenu de sa visite, de son jour et de l'heure? C'était probable. Mais que pouvait contenir le courrier qu'il s'attendait à recevoir?
Jusque là, le messager ne s'était pas posé la question. Il n'était pas censé le savoir. Mais à présent, il se demandait s'il ne pouvait pas contenir un ordre fatal. Celui de commettre un meurtre, de saboter un barrage, de faire couler le Titanic? Ce qui aurait les plus terribles conséquences pour son auteur aussi bien que pour les victimes.
Gérard Laigle appartenait au Cercle, ou il était lié à lui d'une quelconque façon. Mais cet engagement était ancien. Pendant des décennies, on l'avait oublié, il était resté (comme on dit) "en sommeil". Et voilà qu'un beau jour on le réveille, qu'on lui rappelle une très vieille obligation. L'homme comprend que sa vie est finie, qu'il a la corde au cou. Comment se dérober? Il sait qu'aucun membre du Cercle n'a jamais pu se dérober à ses engagements. Et Denis Sandler, quant à lui, pouvait-il se satisfaire du rôle qu'on lui faisait jouer? Devait-il l'accepter?
Il s'interroge. Serait-il temps encore de s'enfuir en gardant le message, en le jetant dans la Seine, pour aller où, en renonçant à Buenos Aires? Mais les autres, ceux qui sont restés là-bas, ne sont-ils pas capables de le retrouver partout? C'est lui, à présent, qui transpire de peur.
Soirs de Paris, ivres du gin, flambant de l'électricité... Denis Sandler parvient au bout de la rue tout dégoulinant de pluie, il entre dans le café et y commande un grog. Il éternue. L'attente va durer au-delà du raisonnable. Le dentiste n'avait plus qu'un patient à traiter, pourtant une bonne heure se passe avant qu'il se montre.
Sous son imperméable et un grand parapluie, il porte un costume élégant avec, au col, un nœud papillon, et on respire sur lui une fragrance luxueuse de Penhaligon.
Il s'assied sur le bord d'une chaise, en croisant les jambes et un coude sur la table. Il allume une cigarette et il dit: “Pardonnez-moi pour tout à l'heure, je vous ai mal reçu, mais il se trouve que vous tombiez en pleine crise. Êtes-vous marié, Monsieur...?
— Sandler, Denis Sandler. Non, je ne suis pas marié. J'aime une femme qui ne veut pas de moi. Alors, j'attends qu'elle se ravise. Mais j'ai bien peur de n'être pas le seul sur la liste.
— Je vous envie. Vous avez de la chance. Contentez-vous de cela. Le meilleur est d'attendre. Figurez-vous que je suis marié et que mon assistante vient de m'annoncer qu'elle est enceinte!"

À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.2)

mercredi 1 janvier 2025

Le Cercle de Buenos Aires

Il y a, chez Jorge Luis Borges, une scène que je ne perds de vue jamais bien longtemps. Je vais la décrire sans d'abord revenir au texte, sans seulement pouvoir dire dans laquelle des nouvelles de l'auteur elle figure, en me demandant même si elle ne revient pas dans plusieurs, ce que je chercherai à vérifier plus tard. Cette scène, la voici.

Nous sommes à Buenos Aires un jour de grand soleil, où il fait chaud, probablement l'été. La narrateur retrouve un autre homme dans un glacier. Ils sont vieux, ils se tiennent assis dans l'ombre et ils ont une conversation au début de laquelle le narrateur se fait servir un grand verre de lait froid. Ce verre est devant lui, sur une petite table ronde, tandis qu'il parle, et son interlocuteur est en retrait, on le voit mal, ce qui ne l'empêche pas, pendant que l'autre parle, de regarder la rue.

Voilà, c'est toute la scène. Elle est muette, on ne sait pas de quoi ils parlent. Ils se sont donné rendez-vous dans ce glacier, au cœur de la ville, pour avoir cette conversation. Quel en est le sujet? Trois hypothèses. La première, il s'agit d'une conversation érudite, portant sur la littérature classique. La seconde, il s'agit encore d'une conversation érudite mais concernant cette fois l'histoire de leur pays, des batailles, des guerres qui l'ont émaillée. La troisième, il s'agit d'un complot dans lequel ils sont l'un et l'autre impliqués. Mais il n'est pas impossible qu'il s'agisse des trois à la fois. Les deux hommes alors discutent d'un complot dans lequel ils sont l'un et l'autre impliqués, mais qui a débuté bien avant eux, dont la logique éclaire secrètement certaines guerres qui émaillent l'histoire de leur pays, ou qui ont opposé leur pays à quelque pays voisin, et qui même trouve sa source (ses prémices) disons à l'époque hellénistique, dans des conflits doctrinaux qui ont laissé des traces (ou qui auraient laissé des traces) dans les textes de certains philosophes.

J'ai dit qu'ils sont vieux. Je peux ajouter qu'ils se connaissent depuis longtemps et que sans doute, à présent, ils sont les derniers à se souvenir du complot dans lequel ils ont été impliqués dans leur jeune âge, et qui d'une certaine manière ne concerne pas seulement l'histoire de leur pays mais le destin de l'univers. Et pour finir, j'ajoute encore que le narrateur porte le nom d'un personnage inventé, mais qu'il est facile et presque inévitable pour le lecteur de le confondre avec l'auteur. Ce qui signifie qu'il porte une canne, et qu'il sourit, ses yeux vides levés au plafond, tandis qu'il égrène en italien des vers de Dante, ou en anglais des aphorismes d'Oscar Wilde.

*

Quand vous traversez le village, la nuit, des chiens aboient.

Un village dans les collines de Ligurie. La route qui le traverse est déserte à cette heure de la nuit. Vous marchez dans le silence et dans une obscurité de poix.

Quand vous revenez du dîner entre amis et que vous traversez le village pour rejoindre la chambre d'hôtes où vous avez laissé votre sac de voyage, des chiens aboient sur votre passage, et leurs aboiements résonnent sous le ciel, jusqu'à la mer.

J'ai raconté à Faustine cette histoire de Borges après que nous avons déjeuné tous ensemble sur le pré qui jouxte sa maison, au soleil du début de l'après-midi. Je cherchais comment dire que, dans cette histoire, ce qui est important, c'est le verre de lait. Que celui-ci ne peut être compris en-dehors de l'histoire des deux hommes qui se rencontrent dans ce glacier, à Buenos Aires. En dehors de ce qu'ils se disent. Que, sans cette histoire, le verre de lait n'aurait pas de sens. Qu'il n'existerait pas. Mais que, pour autant, c'est lui qui compte. C'est lui qui fait la pointe de l'histoire. Et, en même temps, en parlant de Borges, je pensais à Francis Ponge.

Parce que le pré dans lequel nous étions, attenant à la vieille bâtisse, me faisait penser au Mas des Vergers où, il y a longtemps, Annie et moi sommes allés le rencontrer.

Francis Ponge aurait pu être l'auteur d'un texte intitulé Le verre de lait. Les deux hommes ne se connaissaient pas, ne se ressemblaient pas, appartenaient à deux sphères littéraires différentes, deux traditions, mais ils sont nés tous deux en 1899, et ils sont morts à deux ans d'intervalle, Borges en 1986, Ponge en 1988. Et, quant à moi, j'ai commencé par lire beaucoup Francis Ponge, mais ensuite, la voie d'écriture que j'ai choisie, c'est celle de l'autre.

À suivre...


Version complète dans Le Cercle de Buenos Aires (6.1)


Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...