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dimanche 3 décembre 2023

Yacine

Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages.
Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières, dont ils revenaient heureux et affamés. Je ne comptais plus les projets que j’avais pu mener à bien durant mes séjours à Concarneau depuis trois ans que nous étions mariés, et que j’y avais pris mes habitudes, et j’y serais volontiers retourné cette année-là encore si ma grand-mère n’était pas morte, quelques mois auparavant, en me faisant l’héritier de cet appartement.
Le notaire me l’avait signifié par téléphone, et j’en avais été surpris. J’avais d’abord cru à un malentendu. Ma mère était sa fille et il m’aurait paru naturel que cet héritage lui revînt, et j’avais une sœur aînée qui aurait pu y prétendre elle aussi. Mais le notaire m’avait rassuré. Il m’avait dit que je n’avais rien à craindre, ni ma mère ni ma sœur n’avaient été oubliées dans le partage, si bien que j’étais désormais l’unique propriétaire de cet appartement, qui était joliment situé dans un petit immeuble précédé d’un jardin, au haut de l’avenue Saint-Barthélemy, dans le quartier nord de Nice.
— Comment comptez-vous en disposer? me dit-il encore. Peut-être le louer, ou le vendre?
Si c’était le cas, il pouvait me mettre en relation avec une agence. Il gardait un excellent souvenir de ma grand-mère, il savait quelle affection celle-ci me vouait, et s’il pouvait m’aider à tirer le meilleur parti de cet héritage, il était tout à mon service. Mais je lui avais répondu que non, que je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire de ce bien qui m'échoyait à l'improviste, comme tombé du ciel, moi qui jusque là n’avais rien possédé, que mes livres et mon matériel à dessin.
— Il faut d’abord que je le voie, ai-je répondu. Que je me rende compte par moi-même.
— Parce que vous ne le connaissez pas? s’était-il étonné. Votre grand-mère l’habitait pourtant depuis longtemps.
Et je lui avais répondu que non, que mes rapports avec elle s’étaient effilochés au fil des ans. Depuis la mort de mon grand-père, ma grand-mère menait une existence à part. Elle vivait dans son monde, ne semblait pas très désireuse de nous voir, et les rares fois où je lui avais annoncé mon passage à Nice, elle m'avait invité à déjeuner au restaurant du Club nautique, où elle arrivait en taxi et repartait de même après avoir payé l’addition.
Le soir-même, j’ai dit à Clotilde:
— Il est probable que cet appartement a besoin d’être rafraîchi. Avant de décider de le vendre ou de le louer, il serait sans doute raisonnable que j’y fasse effectuer des travaux. Il suffira que j’y demeure quelques jours. Je jugerai quels travaux sont indispensables et, s'ils ne sont pas trop coûteux, je m’arrangerai avec une entreprise locale pour qu’ils soient engagés dans les mois qui viennent, en notre absence.
Et comme Clotilde ne protestait pas, j’ai ajouté: 
— Et d’ailleurs, pourquoi ne le garderions-nous pas? Nous pourrions profiter ainsi du soleil et de la plage, deux ou trois fois dans l’année, et le reste du temps, nous en confierions les clés à tes frères ou à quelques amis?
L’idée des clés que nous pourrions prêter à ses frères a emporté la décision. Mais maintenant elle regrettait de s’être laisser convaincre.
L'immeuble était charmant, haut de trois étages seulement, ce qui lui avait donné quelque espoir, ainsi qu’à moi, quand nous étions arrivés, que le taxi nous avait déposés devant la grille; mais ensuite il avait suffi d'entrer, de pousser une à une les portes de l’appartement pour nous rendre à l’évidence. Nous pénétrions dans l’endroit où avait vécu une femme solitaire, atteinte de troubles cognitifs.
Les meubles étaient ceux qui avaient pu y trouver place après qu'elle les avait déménagés de la villa du Lavandou où elle avait habité avec mon grand-père et où elle n'avait plus voulu demeurer après sa mort, et ils y étaient mal adaptés. Déjà, quand elle s’était installée ici, dix-sept ans auparavant, il aurait fallu en refaire les peintures, changer la baignoire et le lavabo, vérifier le système de chauffage, améliorer l’éclairage, réaménager la cuisine; et il était facile de comprendre que ma grand-mère n’avait rien fait de tout cela. Elle s’était contentée de sortir d’une valise les portraits de mon grand père qu’elle avait disposés sur la cheminée où ils se trouvaient encore.
Ma grand-mère avait follement aimé son mari, elle l’avait follement admiré aussi, il était son grand homme, et sa disparition l’avait laissée dans un désarroi qui la rendait indifférente à tout.
— Sans lui, elle se sent perdue, elle est comme une petite fille, disait ma mère, qui ne regardait pas ce trait de caractère comme très glorieux, et qui d’ailleurs, de manière générale, ne se montrait pas très indulgente à son égard.
À plus de soixante ans, ma grand-mère s'était toujours comportée auprès de lui comme une adolescente amoureuse, et il est vrai que mon grand-père était un personnage très séduisant. Météorologiste de profession, il savait tout du ciel et des orages qui s’y concoctent. À côté de cela, il aimait voyager, il jouait au tennis et il nageait beaucoup, partout et en toute saison.
J’avais été très proche de lui — d’elle aussi, par la même occasion, mais de lui d'abord. Il faut dire que j'étais un enfant pas tout à fait comme les autres. Je n'apprenais rien à l'école, je ne réussissais dans aucune discipline, pas même en sport, et mes parents en étaient déçus. Ils évitaient de me faire des reproches, de se mettre en colère contre moi, de me punir ou de crier, sans doute parce que les psychologues et les pédo-psychiatres auxquels ils soumettaient mon cas les convainquaient de s’en abstenir. Mais ce conseil qu’ils leur donnaient ne signifiait-il pas du même coup qu’ils devaient prendre leur parti du retard ou de l’inadaptation que je montrais? Qu’il n’y avait pas à attendre de moi, pour les années à venir, que je fasse beaucoup de progrès? Et ils ne s’y résignaient pas sans en éprouver une tristesse qu’ils cachaient mal, ou qu’ils ne cachaient pas.
Je n’étais pas le garçon dont ils avaient rêvé. Cela, d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours su. Il est arrivé une fois que je surprenne ma mère en train de dire à mon propos que je n’étais pas bien fini. Le contraste était d’autant plus criant qu’Odile, ma sœur, qui était de quatre ans mon aînée, réussissait merveilleusement bien dans tout ce qu’elle faisait, et surtout à l’école. Et ce jour où ma mère, s’adressant à l’une de ses amies, a dit à mon propos cette parole terrible, je me souviens qu’Odile était présente, debout auprès d’elle, et qu’elle hochait la tête en signe d’assentiment. Et dans tous les cas où on lui laissait prendre la parole au milieu d’un groupe d’invités, ce qui finissait toujours par se produire, elle ne trouvait rien de mieux â faire, pour se rendre intéressante, que d’énumérer mes bizarreries. Elle donnait des exemples. Elle disait:
— Tu sais, même les émissions pour enfants, même les dessins animés, il ne les regarde pas en entier. Au bout de dix minutes, il se lève et il s’en va.
— Et où va-t-il ainsi?
— Il va dans sa chambre.
— Et que fait-il dans sa chambre?
— Rien. Il dessine.
Or, jamais de la part de mon grand-père, je n’avais senti cette gêne ou cette tristesse que montraient mes parents. Lui ne faisait pas semblant, il m’aimait comme j’étais, pour ce que j’étais, et il me parlait. Et quand il me parlait, il n’énonçait pas des principes, il ne professait pas des doctrines, il s’adressait à moi.

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dimanche 26 novembre 2023

A Pity of Love

À l’automne 2019, j’ai animé un petit nombre d’ateliers de lecture pour les enfants accueillis au foyer Alta Riba qui se trouve installé dans une ancienne villa, au sommet de Las Planas. Depuis l’été au moins, Annie toussait beaucoup, elle était fatiguée, nous savions elle et moi qu’elle était malade mais nous faisions semblant de rien, nous parlions d’une bronchite, et comme c'était l’automne la nuit tombait très tôt. J’ouvrais mon atelier aux alentours de cinq heures et j’en repartais une heure plus tard, quand il faisait nuit. Et j’avais seulement quelques pas à faire pour rejoindre la station d’autobus qui marque le terminus de la ligne. Une placette où l’autobus fait demi-tour, sous des arbres, pour y stationner quelques minutes avant de redescendre vers la ville. Et quand je quittais le foyer, j’avais le cœur ému à cause de l’air éperdu qui se voyait sur le visage des enfants auxquels j’avais montré des mots écrits, non pas qu’ils fussent maltraités par les éducateurs chargés de les accueillir après l’école et de les préparer au repas du soir et à la nuit, mais parce que ces éducateurs eux-mêmes me paraissaient si jeunes et si désemparés de devoir se colleter avec tant de misère, de devoir consoler un tel abandon.

La villa avait dû être coquette mais elle n’avait pas été conçue pour l’usage qu’on en faisait, si bien que ses placards, ses escaliers, ses étagères débordaient d’un fourbi désolant. Le ménage y était fait, le chauffage fonctionnait mais, en cette saison, on gardait les fenêtres fermées la plus grande partie du jour, et cela sentait le plastique, l’eau de Javel, la laine mouillée et la sueur.

J’avais le cœur étreint. Et je songeais (je me souviens) au Noël qui approchait, au moment duquel certains enfants au moins ne pourraient pas quitter le lieu pour rejoindre leurs familles, ou ce qui restait de leurs familles, après quels drames, quelles violences qui les avaient défaites, et je me demandais comment ces jeunes éducateurs pourraient se débrouiller alors pour donner un semblant de gaieté à cette fête. Je ne doutais pas qu’ils feraient de leur mieux.

Or, Baptiste (notre fils) m’avait envoyé de Paris le podcast d’une interview donnée par Arnaud Desplechin, qui était alors notre réalisateur favori, et j’avais gardé ce podcast en réserve sur mon téléphone, et j’en ai démarré l’écoute, ce soir-là, au moment où je sortais (navré) du foyer pour rejoindre la station d’autobus. Et tout ce que disait Desplechin me ravissait, était de nature à me consoler, comme à mon tour j’avais besoin de l’être, jusqu’au moment où il a lu, pour illustrer son propos, un court poème de William Butler Yeats intitulé The Pity of Love. C’était un texte que je découvrais et il l’a lu en français, dans la traduction je crois d’Yves Bonnefoy, et l’émotion soudain m’a submergé.

Tandis que je montais à bord de l’autobus encore vide et que celui-ci s’ébranlait en direction de la ville dont les lumières scintillaient au loin, les larmes ont coulé sur mes joues. Car j’ai su alors, de toute évidence, qu’Annie ne souffrait pas d’une bronchite mais d’un mal beaucoup plus terrible dont nous n’osions pas dire le nom et qui l’emporterait en quelques mois à peine. Et depuis lors, et jusqu’à ce matin, où le soleil brillait, je n’étais pas retourné à Las Planas.

(Vendredi 5 mai 2023)

samedi 25 novembre 2023

Le contrôleur

Quand le contrôleur est monté dans l’autobus, nous n’étions plus que cinq ou six passagers et déjà il faisait nuit. Depuis longtemps nous avions quitté les embouteillages du centre ville. L’autobus filait en cahotant dans les rues étroites de la cité Las Planas qui coiffe la colline. De grands immeubles blancs du haut desquels, en été, on voit la mer. Mais nous approchions de Noēl, l’obscurité s’insinuait partout depuis quatre heures de l’après-midi, et notre autobus était si vieux qu’aux cahots de la route on craignait qu’il se disloque, si bien que le contrôleur devait s’accrocher des deux mains aux rampes de nickel pour ne pas perdre l’équilibre. Pourtant il vint vers moi. Son regard s’était fixé sur moi aussitôt qu’il était monté à bord. Peut-être me reconnaissait-il. Peut-être des portraits de moi étaient-ils affichés dans les commissariats de police comme ceux des criminels. Je fus pris d’un doute. Il fallait que je me sois endormi. Je m’empressai d’exhiber mon ticket mais il me le rendit aussitôt sans cesser de me dévisager. Je voyais qu’il hésitait, puis il dit:
— Qu’allez-vous faire là-haut?
Sa question était improbable et totalement inadaptée. À un autre moment je lui aurais répondu que cela ne le regardait pas, mais peut-être avais-je envie de parler de l’endroit où j’allais. Personne jusque-là ne m’avait donné l’occasion de le faire. Depuis combien d'années effectuais-je le même trajet, semaine après semaine, et maintenant j’étais vieux. J'essayai de lui répondre de manière précise. Ce n’était pas le moment de tomber dans le sentimentalisme. Je dis:
— Je vais enseigner la lecture à des enfants. Ce sont de pauvres enfants, voyez-vous. Ils vivent dans un foyer de ce qu’on appelait autrefois l’assistance publique, et le soir est toujours un moment difficile pour eux. Alors je leur raconte des histoires, je leur lis des poèmes, je leur chante des chansons anciennes, et je leur montre des mots tirés de ces chansons.
Il m’avait écouté en hochant la tête. Il dit:
— C’est bien ce que je pensais. On m’a parlé de vous, et des enfants, bien sûr. Je n’étais pas certain que vous existiez vraiment. Mais, ce soir, je dois vous rappeler que cet autobus sera le dernier sur la ligne. Il fera demi-tour au plus haut de la cité et, si vous ne l’attrapez pas, il vous faudra redescendre à pied.
Je ne me souviens plus comment, ce soir-là, s’est passée ma visite, seulement qu’ensuite, quand je suis redescendu, il faisait froid et que parfois j’apercevais un éclat de mer sous les nuages lourds, au bout des rues.

(4 décembre 2019)