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Un marionnettiste

C’était à une époque où circulait, entre Nice et Paris, un train de nuit. Je faisais ce voyage souvent, en m’offrant le confort d’une couchette. Mais, cette fois, je m’y étais pris trop tard, et j’avais dû me contenter d’une place assise.
Jusqu’à Marseille, le train s’arrêtait dans toutes les gares et, dans mon compartiment, les passagers étaient nombreux à monter et descendre. Mais, après Marseille, il ne resta plus qu’une jeune femme avec moi, et le train ne devait plus s’arrêter qu’à Lyon, puis encore à Dijon, avant de filer tout droit jusqu'à Paris. Ce serait alors le petit matin et, en descendant du train, je me dépêcherais d’aller commander un café-crème et un croissant dans une brasserie qui ouvrirait à peine.
J’avais reposé mon livre sur mes genoux et je regardais la nuit derrière la vitre quand la jeune femme, qui était assise devant moi, m’adressa la parole. Elle me dit:
— Pardonnez-moi, Monsieur, mais je vois que vous aimez les histoires. Si cela ne vous ennuie pas de m’entendre, j’en sais une que j’aimerais vous raconter.
C’était une très jeune femme. Elle était mince et brune. Elle portait des jeans et une chemise d’un bleu clair, au col largement ouvert. Ses cheveux étaient courts, et son nez aquilin lui donnait l’air intelligent d’un petit mammifère. Le livre que je venais de reposer sur mes genoux était un volume de nouvelles de Jorge Luis Borges, Le Livre de sable. Je lui répondis
— Oui, bien sûr. Mais dites-moi d'abord, est-ce une histoire qui vous est arrivée?
— Non, c’est une histoire que j’ai inventée. Je suis étudiante en cinéma et je dois écrire un scénario. Mais avant d’écrire ce scénario, je dois en présenter l’argument à mon professeur. Ce que je ferai demain, à Paris. 
— Et vous voulez répéter devant moi ce que vous lui direz demain?
— Oui, c’est bien cela. J’ai déjà raconté cette histoire à beaucoup de gens, mais je ne suis jamais certaine que ce soit une bonne histoire. Qu’elle tienne vraiment debout. J’ai toujours l’impression qu’il m’en manque des morceaux. Elle se déroule sur de nombreuses années, dans différents pays, très éloignés les uns des autres, dont je sais les noms et où ils se situent mais où je ne suis jamais allée.
— Ne vous inquiétez pas! Vous aurez le temps de faire le voyage, si votre projet est accepté. Ou plus probablement encore, un autre sera chargé d'inspecter les lieux que vous aurez prévus, de noter des adresses et de faire des photos.
— Et puis, elle concerne des disciplines artistiques que je connais mal, elles aussi.
— D'autres encore combleront ces lacunes. 
— Oui, sans doute, mais il y a pire. Je ne suis pas certaine de bien comprendre les personnages, les vrais raisons de leurs choix. Car c’est l’histoire de certains choix qu’ils font et qui engagent toute leur vie. 
— Sait-on jamais, dans la vraie vie, quelles sont les vraies raisons de nos choix?
— Je le pense aussi. Mais ce qu’on accepte de la vraie vie, il n’est pas certain qu’on l’accepte des histoires qu’on invente. Dans la vraie vie, il faut bien se contenter de ne pas comprendre, pas même nos propres choix. Tandis que, dans une histoire qu’on invente, il faudrait que tout soit logique. Or, dans mon histoire, tout ne l’est pas.
Cette personne était jolie et amusante, avec l'air sérieux qu'elle prenait pour dire les choses les plus simples. Et la nuit serait longue encore. J’ai dit:
— Racontez-moi!
Alors, elle a dit:
— Alexandre Ripoll grandit en Camargue, auprès d’une grand-tante Henriette à qui ses parents l’ont confié lorsqu’il avait sept ans, et qu’ils ont dû partir pour un long voyage. Ce début, voyez-vous, m’a été inspiré par une lecture d’enfance, celle de L’Enfant et la Rivière d’Henri Bosco. Je me demande s’il est bien judicieux de commencer une histoire en reprenant celle d'un auteur aussi célèbre, mais c’est ainsi qu’elle m’est venue à l’esprit. Je ne veux pas le cacher. Dans le roman d’Henri Bosco, le petit garçon s’appelle Pascalet et ses parents voyagent beaucoup pour leur métier, mais ils reviennent toujours, tandis que ceux d’Alexandre ne reviendront pas. Et comme dans le roman d’Henri Bosco, Alexandre est heureux auprès de cette tante, triste de n’avoir pas ses parents avec lui, mais heureux tout de même. Et jamais il ne pose de questions à propos de ceux qui sont partis, il comprend qu’il ne faut pas, jusqu’à un certain jour. 
“Ce jour, ou plutôt cette nuit, intervient quand Alexandre a dix ans et qu'un spectacle de marionnettes est donné sur la place du village voisin. Le spectacle de marionnettes termine le roman de Bosco, d’une manière inattendue et presque miraculeuse. Dans mon histoire, il est l’événement par quoi commence l’aventure.
— J’ai hâte de la connaître! lui répondis-je.
— Attendez! Il faut d’abord que je vous parle du spectacle, de la façon dont il se déroule, des scènes qui le composent, des personnages qu’on y rencontre. C’est très important, et j’en ai une idée assez précise. 
— Prenez votre temps. Je serai un professeur attentif et bienveillant.
— Je vous en remercie. Alors, je commence. En se rendant au village, Henriette explique à l’enfant que son père, quand il était petit, a vu bouger et parler les marionnettes de monsieur Séraphin. Que déjà, à cette époque, celui-ci venait les montrer au village une fois par an. Et qu’à présent il est très vieux, on dit même qu’il ne voit plus guère. Par bonheur, cette année, on annonce qu’il se fait aider par un garçon qu'on ne connaît pas, qu’il a rencontré sur sa route habituelle, qui va du Piémont jusqu’à Perpignan. Et quand Henriette et l'enfant arrivent au village, les habitants sont rassemblés sur la place, assis sur des chaises, devant le castelet de bois qui a été installé sous les branches d’un tilleul. Ils attendent sagement. Puis on entend la musique d’une mandoline qu’on ne voit pas. Et enfin, le spectacle commence. 
Elle a marqué un temps, elle a réfléchi, toujours avec le même air qui me faisait sourire, les lèvres serrées qui lui dessinaient comme les moustaches d'un félin ou d'un jeune mousquetaire, puis elle a ajouté:
— J’ai compté qu’il y a, dans ce spectacle, trois moments. D’abord, la tour d’un château et un chat, debout sur ses pattes arrière, un chapeau sur la tête et un sac sur le dos, qui fait de grands signes et de grandes révérences pour qu’on l’y laisse entrer. Puis, c’est une barque qui navigue sur l’eau d’une rivière, ou d’un estuaire, ou d’une lagune, à la proue de laquelle un homme se tient debout, vêtu d’un chapeau et d'une cape noirs, le visage caché par un masque noir lui aussi, et qui chante d’une voix chevrotante une chanson du Don Giovanni de Mozart, qui dit: Dalla sua pace, la mia dipende; / Quel che a lei piace, vita mi rende; / Quel che le incresce, morte mi dà… Enfin, on assiste à un combat. Deux chevaliers, vêtus de heaumes et de cuirasses identiques, descendus du ciel sur de mêmes chevaux, mettent pied à terre et entament un duel terrible. Ils échangent de grands coups d’épées. Ils sont tellement semblables qu’on ne sait pas les distinguer, mais les coups d'épées font voler tour à tour les différentes parties de leurs harnachements, et chaque fois la surprise de ce qui apparait fait crier et rire les enfants. Car, on découvre qu’on a affaire, d’un côté à un vieillard à longue barbe blanche, épuisé, chancelant, étourdi par la violence du combat, tandis que de l’autre triomphe une jeune fille aux yeux pistache et aux longs cheveux roux.
“Henriette et Alexandre sont arrivés presque en retard et voici qu’ils repartent les premiers. Tandis que, derrière eux, les autres habitants, levés de leurs chaises, s’entretiennent déjà d’autres sujets, ils descendent les rues mal éclairées où les pieds se tordent sur les pavés. L’enfant tient la main de sa tante, il la serre et soudain, en la serrant plus fort, sans lever le menton, sans s’arrêter de marcher, il dit;
— Depuis trois ans que je suis arrivé chez toi, mon père ne t’a pas écrit, et tu es inquiète.
— C’est vrai, je te l’avoue. 
— Maintenant, je sais pourquoi ils sont partis sans moi et où ils se trouvent.
— Comment le sais-tu?
— Les marionnettes me l’ont dit. Tu sais que ma mère est croate?
— Je le sais.
— Eh bien, ils sont allés là-bas en Croatie parce que ma mère est malade. Il ne fallait pas que je le sache, mais elle voulait retourner dans son pays, dans sa famille…
— Et si ton père n’a pas écrit...
— Et si mon père n’a pas écrit, c’est que ma mère n'a pas guéri. Et qu'elle est morte à present.
“Henriette ne répond pas. Ils font encore quelques pas en silence, puis le garçon s’arrête. Il tire la main de sa tante pour qu’elle le regarde, et, cette fois, en levant les yeux vers elle, il dit:
— J’ai eu tellement peur, vois-tu, qu’ils soient fâchés. C’est pour cela que je ne disais rien. Mais maintenant, je n’ai plus peur. Je sais qu’ils se sont beaucoup aimés et qu’ils s’aimeront toujours.”

(Onzo, Liguria)

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