Il y a quelques années encore, il m’arrivait de sortir le soir. Je travaillais beaucoup. Parfois, pour écrire une histoire de dix pages (deux-mille cinq cents mots), il me fallait trois heures d’une seule après-midi. J’en avais eu l'idée le matin, en me promenant dans les rues. J’avais commencé dans ma tête à composer des phrases. Je tenais la première, qui est la plus importante. Puis, j'étais rentré chez moi, je m’étais mis au travail et, trois heures plus tard, j'écrivais le dernier mot. C'était bouclé. Bien sûr, cette histoire, je la gardais encore quelques jours sous la main, question de pouvoir y apporter de minimes corrections, un mot à changer, une virgule à déplacer, mais je vivais tranquille, sachant que j’aurais pu l'envoyer aussitôt au responsable des pages littéraires de L'autre journal ou du New Yorker,qui l'aurait acceptée et qui m’aurait payé. D’autres fois, il me fallait des semaines. Bon, et il faut comprendre que, tout au long de ces semaines où je me torturais les méninges, où je m’arrachais les yeux, je n'étais pas certain que cette histoire fût possible. Tant qu’on n’a pas fini d'écrire une histoire, on ne peut pas savoir si on a une chance d’en venir à bout, ou si au contraire il faudra y renoncer, remiser le texte dans un tiroir, l’oublier pour passer à autre chose. Tenter sa chance ailleurs, en reprenant parfois un très ancien projet. Et dans tous les cas, après des journées de ce genre, on a besoin de sortir. Il faut la nuit et un minimum d’alcool pour se changer les idées.
La passion de la nuit me vient de ma jeunesse. Sans doute est-elle associée à une idée de musique et de fête. Mais bizarrement, les moments les plus intenses que je me souviens avoir vécus sont ceux où je quittais la fête, et où je m’en allais tout seul dans les rues.
Je garde un souvenir charmant des jeunes filles avec qui j’ai dansé quand j’avais dix-sept ou dix-huit ans, qui est l'âge aujourd'hui de Daniel et Karim, mais un souvenir plus troublant encore des moments où, au milieu de la fête, je les ai quittées pour respirer sans elles un parfum d’aventure.
Il arrive un jour où Daniel dit à Karim:
— Je crois que je l’ai vu.
— De qui parles-tu?
— Je parle de ton type, de celui que tu as vu. L’inconnu du môle.
— Où étais-tu? Et comment sais-tu que c’était lui?
La description que Karim a donnée à Daniel de l’inconnu du môle est imprécise. Il a conscience de ne l’avoir pas vu mais plutôt d'avoir été foudroyé par son image, comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il sait que l’homme était de taille moyenne, âgé d’une cinquantaine d’années et que son visage était glabre, mais il serait incapable d’en dire davantage. Les yeux clairs et le visage glabre. Et un sourire mince, étiré, presque sans lèvres. Les mains dans les poches de son blouson et le regard fixe. Et comment, à partir de ces bribes, Daniel a-t-il pu le reconnaître? Et pourtant il en est sûr, il n’en démord pas. Il sait que c'était lui.
On rencontre de tels personnages, la nuit, dans les rues de la ville, ils marchent seuls et quand on est jeune, on apprend à s’en méfier. Quand tu les vois arriver à ta rencontre, tu préfères traverser la rue, t’éloigner aussi vite que possible, sans te mettre pour autant à courir. Mais parfois, les rues sont si étroites!
Le plus souvent, ils ne vont pas t'agresser, ils ne vont pas te sauter dessus et te piétiner. Ils vont garder les mains enfoncées dans les poches de leur blouson, ou alors il s’agit d’une de ces vestes américaines à gros carreaux comme celle que porte le personnage du “cow-boy” dans Mulholland Drive. Ils se contenteront de sourire et de fixer sur toi leurs petits yeux pointus. Mais quand tu passes près d’eux, que tu les frôles, leur seule présence te tétanise. Tu sens glisser sur toi le linceul froid de la mort. Tu sais que tu as vu la figure du diable, et qu'elle ne sortira plus de ta tête, qu'elle continuera de t'apparaitre à l'improviste, la nuit, dans tes cauchemars, et même dans la lumière des salons, au milieu des autres qui dansent sur la musique.
Les étudiants se dirigeaient vers la sortie. La proviseure se tenait sur le seuil. Ils la saluaient au passage et, en retour, elle leur souhaitait d’agréables vacances.
— Travaillez bien, révisez vos cours, mais aussi, respirez, bougez, profitez de la plage!
J’ai compris alors que nous étions à la veille des vacances de Pâques, raison pour laquelle il ne restait que nous dans le bâtiment vaste et clos comme une forteresse.
Avant d’arriver à la porte, certains de ces jeunes gens marquaient une pause devant le bureau où le commissaire les voyait défiler, et ils échangeaient quelques mots avec lui, de très près, en lui parlant presque à l’oreille. Le commissaire les écoutait. Il souriait, hochait la tête, et je l’ai vu, au moins une fois, glisser la main dans la poche intérieure de sa veste pour en extraire ce qui devait être une carte de visite.
Je m'étais levé de ma place, au dernier rang de la salle et, quand tous les étudiants sont partis, le commissaire a dit:
— Monsieur Auroux, pardon de vous avoir fait attendre!
La principale nous a laissés. Je me suis approché de lui pour lui serrer la main, et c’est alors qu'a commencé un dialogue que je ne suis pas prêt d’oublier.
— Que je vous dise d’abord, a déclaré le commissaire, qu’il m’est arrivé plus d’une fois de vous lire. Je me souviens des articles que vous avez signés dans L’Autre journal. J’étais enthousiaste de cette écriture, à mi-chemin de la fiction littéraire et de ce que nous appelions le “nouveau journalisme”. Elle nous manque aujourd'hui. Cela remonte à loin. Mais j’ai appris que vous publiez à présent des romans policiers sous divers pseudonymes…
— Oh, un seul pseudonyme, lui ai-je répondu. Et je lui ai dit lequel. Puis, nous en sommes venus au sujet principal.
Je lui ai parlé de Karim et de l’inconnu du môle, à propos duquel Karim avait pu s’imaginer qu’il s’agissait de l’assassin de son grand-père. Le commissaire a souri. Il a dit:
— J'avoue que je m’attendais un peu à ce que vous me parliez de lui. Karim a fait mention de ce personnage lors de notre dernier entretien.
Puisqu’il savait déjà, notre rendez-vous devenait inutile. Je n’avais plus aucune raison de le retenir. J’ai ajouté néanmoins:
— Karim se trompe sans doute. Mais j’ai craint qu’avec son ami Daniel, ils jouent les détectives. Qu’ils poursuivent le bonhomme et qu’ils se mettent en danger.
— Vous voyez, m’a-t-il répondu, vous craignez qu’en lui courant après, ils ne prennent des risques. Ce qui suppose que le bonhomme en question puisse être le coupable. Eh bien, figurez-vous que je n’exclus pas cette hypothèse, moi non plus. On nous apprend très tôt à ne pas nous fier aux apparences. Et pourtant que ferions-nous sans elles? Les détectives de vos romans recueillent des indices. Ils interrogent les traces de pas, ils ouvrent les poubelles, ils secouent les tapis, ils prélèvent des fragments de peau sous les ongles des cadavres, les poussières amassées sous les meubles. Et nous faisons pareil. Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions? Ce jeune homme a eu une intuition très forte, très profonde et qui l’a secoué, dont il ne parvient pas à se défaire…
Je commençais à comprendre. Je n’avait rien à lui apprendre, mais le célèbre commissaire Langlois, cet as de la police, m’avait fait venir pour me raconter une histoire. Pourquoi pas, après tout? J'étais curieux de la connaître. Il a dit:
— Vous allez voir, elle est amusante, et peut-être songerez-vous à en utiliser la trame dans l’un de vos prochains romans!
L’histoire remontait à quelques années déjà.
— Nous avions à traiter des trafics de drogue dans le quartier des Moulins. Nos équipes se tuaient au travail, mais à peine avions-nous réussi à démanteler un point de deal, qu’un autre apparaissait ailleurs. Et surtout, les violences entre bandes rivales faisaient des victimes jusque chez les habitants les moins impliqués dans l’affaire. Des balles perdues qui traversaient les murs. Des immeubles en flammes. Les enfants entendaient des cris et des coups de feu au milieu de leur sommeil. Le peu d’efficacité de nos interventions attirait les critiques. Le maire et le préfet se renvoyaient la balle. Les équipes de télévision venaient filmer sur place. Les journaux de tout le pays et même ceux de l'étranger nous consacraient des pages. Il fallait agir vite, creuser plus profond, mais le but dépassait nos moyens. Une question restait pour nous mystérieuse. Elle concernait les armes utilisées par ces gangsters de dix-huit ans. Des armes lourdes, de fabrication étrangère. Comment arrivaient-elles ici? Elles se retrouvaient entre les mains de ces voyous sans qu’eux même sachent au juste où se situaient, sur la carte du monde, les pays d'origine. Il fallait que quelqu’un parmi eux ait un cerveau mieux organisé, et qu’il soit en relation avec les réseaux qui sévissent à l'échelle planétaire. Mais qui?
Nous touchions à la pointe de l'histoire. Souvent, au soir d’une longue journée de travail, quand il se sentait enfin libre de quitter son service, il arrivait que le commissaire Langlois retourne sur les lieux. Il voulait s’y retrouver tout seul, y flâner, observer, écouter, avec un but derrière la tête, bien sûr, mais en se fiant au hasard. Comme à présent il retournait à l’appartement du boulevard Stalingrad pour bavarder avec Karim et sa grand-mère, à cette époque, le soir, sans le dire à personne, il retournait aux Moulins.
— Je montais dans un tramway et je me laissais transporter jusque là-bas. Je me promenais au pied des tours. Je ne me cachais pas. Je poussais la porte de la médiathèque et je passais un moment à faire semblant de lire, assis dans un fauteuil. Je me faisais ouvrir la grille de l'école, quand une fenêtre restait allumée derrière laquelle une institutrice s’attardait à préparer ses cahiers du lendemain. J’entrais dans ces cafés où on ne voit que des hommes et où personne ne boit rien que du café, à toutes les heures du jour et de la nuit, ou parfois du Fanta. Je m’approchais des chibani. Vous savez qui sont les chibani? Ce sont les vieux. Ceux qui ont travaillé sur nos chantiers toute leur vie et qui ne sont pas retournés au pays au moment de la retraite. Ils marchent avec des cannes. Ils ont l’avantage remarquable de n’avoir peur de personne. Pour eux au moins. Dans la culture de leur communauté, on les respecte. Même le pire trafiquant de drogue, même le plus infâme criminel ne touchera pas à un cheveu d’un chibani sans perdre son honneur. Aussi leur arrive-t-il de parler. Oh, ils ne sont pas bavards, mais quand ils prennent conscience que leurs propres enfants sont en danger, quand ils entendent leurs femmes et leurs filles se plaindre tous les soirs de ces petits morveux qui campent à l'entrée des immeubles et qui les terrorisent, il leur arrive de lâcher un nom, l’adresse d’une cave. Et pourtant, même avec eux, je n'arrivais à rien. Je ne touchais pas la cible.
La suite ressemblait à un rêve, en effet, comme dans le récit de Karim.
Langlois revenait des Moulins. Dans le tramway, il se trouve assis en face d’un homme, jeune encore, le nez penché sur un livre. Il est grand et maigre, habillé comme un marginal, dit Langlois, ou un ancien gauchiste. Les cheveux longs, le visage émacié, les yeux sombres, de longs cils, le teint d’un fumeur de cannabis. Ses longues jambes croisées. Le dos courbé, les coudes serrés, comme pour abriter son livre des regards extérieurs, et qui lit avec une attention dont rien ni personne ne semble pouvoir le distraire.
Langlois remarque que son livre est une édition de poche, et que l'exemplaire n’est pas neuf. Comme s’il l’avait acheté le jour même chez un bouquiniste, ou comme s'il était en sa possession depuis fort longtemps déjà et qu’il ne faisait que le relire, peut-être pour la douzième fois. Langlois opte pour la seconde hypothèse. Cet homme ne fait que relire un roman qui le passionne. Et à un moment, le hasard veut que Langlois en aperçoive le titre. Il s’agit du Maître du Haut Château.
Voilà, ce soir-là, dans le tramway, il n’y a rien d’autre qu’un inconnu qui lit Le Maître du Haut Château dans un livre de poche de la collection J'ai lu. Mais il se trouve que, quelques jours plus tard, un soir encore, il le revoie. Et l’inconnu est occupé à lire (ou à relire) un autre livre du même auteur. C’est, cette fois, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques? Et ce n'était pas fini.
— Il a fallu que je le revoie une troisième fois, m’a dit Langlois. Que le hasard soit de mon côté une troisième fois. Et en plus de le revoir, il a fallu que l’inconnu soit occupé à lire (ou à relire) Ubik du même Philip K. Dick. Cela faisait beaucoup. J’ai pris la décision tout à fait irréfléchie de descendre du tramway avant lui. Sur le quai, je me suis retourné. J'ai vu son profil qui transparaissait derrière la vitre. Lui aussi m’a vu. Son visage était grave, comme s’il voyait son destin écrit sur ma propre figure. Et, avec mon téléphone, avant que le tramway redémarre, j’ai fait une photo.
Il était tard. La voix de Langlois résonnait dans cette salle trop grande pour nous deux. La proviseure nous a rejoints. Elle a dit:
— Prenez votre temps, messieurs. Je partirai avec vous.
— Merci Édith, a répondu Langlois. Et tout de suite, il a failli se reprendre, il a hésité. Venait-il de commettre une erreur, comme avait fait l'inconnu du tramway? Si c'était le cas, elle n'était pas bien grave.
La proviseure se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle lui souriait, elle se retenait de rire. Ils étaient comme Humphrey Bogart et Lauren Bacall dans Port de l'angoisse. Puis, s’adressant à moi, il a enchaîné:
— La suite, cher monsieur, vous la devinez. Nos services ont réussi à l’identifier, et d’abord le résultat des recherches nous a déçus. Le type avait milité dans les rangs des trotskistes. Il avait été instituteur en Seine-Saint-Denis. Il s'était mis en congé de longue durée pour cause de dépression nerveuse. Il avait disparu à l'étranger deux ou trois ans, puis on le retrouvait à Nice, quartier des Moulins, où il vivait en couple avec une mère célibataire qui travaillait comme infirmière à l’hôpital Pasteur. Il s'occupait de l’enfant. Il le conduisait à l'école, le matin, et il retournait le chercher à sa sortie. Il l’emmenait alors à la médiathèque où il lisait des albums avec lui. Il lui préparait ses repas et ceux de sa mère. Aux dires des institutrices, on ne connaissait pas de père qui fût plus doux et plus attentif à l'éducation de son enfant. Plus respectueux des règles. Mais il y avait un détail pourtant qui nous chiffonnait. Que faisait-il de ses journées? Et pourquoi quittait-il le quartier des Moulins à la nuit tombée? Où allait-il alors? Nous devions en avoir le cœur net.
Langlois a repris souffle. Il parlait depuis longtemps. Derrière les fenêtres, il faisait nuit. En se tournant vers la proviseure, il a dit:
— Je termine, chère amie, et il a poursuivi. Nous l’avons filé, sans relâche, et nous avons ainsi découvert qu’il passait des heures entières dans des boutiques d'accès internet situées dans des quartiers toujours différents, aux quatre coins de la ville. Nos meilleurs spécialistes du deep web se sont mis à l’ouvrage. Je ne saurais pas vous dire comment ils s’y sont pris, mais ils ont établi que c'était lui que nous cherchions.
J’ai appelé le commissariat central. J’ai dit que c’était à propos de la disparition de Monsieur Bilal Cherifi. Que j’avais entendu un témoignage troublant dont je voulais faire part aux enquêteurs. On a noté mon nom et mon numéro de téléphone, et on m’a dit que quelqu'un ne tarderait pas à me rappeler. J’ai attendu deux jours puis mon téléphone a sonné. La même voix m’a dit que le commissaire Langlois souhaitait me rencontrer. Il serait, le lendemain, en fin d'après-midi, au lycée des Eucalyptus où il donnerait une conférence. Il m’invitait à le rejoindre là-bas.
C'était un jour de grand soleil. L’air était frais. On y respirait le parfum de la neige signalée dans la montagne voisine. Nice est une ville de montagne bâtie au bord de la mer. Un parfum blanc, qui vous faisait tourner la tête, comme celui de l'éther, tandis que le ciel était pervenche.
Je n’ai plus l'habitude des rendez-vous. Je passe des semaines entières sans aucun rendez-vous. Je suis parti de chez moi beaucoup trop tôt. J’ai marché en direction de l’ouest, sur la Promenade des Anglais.
Un bulldozer avait été abandonné sur les galets. Il était posé là, un peu de guingois, comme un pachyderme métallique, dans l'attente de travaux de terrassement qu’il faudrait effectuer avant l’été. Plus loin, quatre jeunes femmes s'exerçaient au yoga, guidées par un coach qui leur montrait les figures. Leurs corps étaient longs et déliés, taillés en fuseaux. Ils dessinaient des courbes improbables qui s’étiraient, avec l’écume de la mer en arrière-plan, comme des mobiles de Calder dans les jardins de la fondation Maeght. Les promeneurs s'arrêtaient à leur hauteur et ils souriaient en hésitant à faire des photos.
Arrivé dans le quartier de Caucade, je suis allé faire un tour au cimetière. Les grands cyprès, les plaques de marbre avec, inscrits en lettres d'or, de courts messages adressés à l’au-delà. Des bouquets de fleurs en céramique. À l'entrée des allées, des arrosoirs près des arrivées d’eau, prévus pour l’arrosage des plantes et le nettoyage des tombes. Les visiteurs étaient rares. On les apercevait de loin. On voyait que certains étaient là comme chez eux. Quand ils en avaient fini avec la tombe des leurs, ils se penchaient sur celles des autres. Ils en balayaient les feuilles apportées par les derniers orages. Le silence et la transparence de l’air faisaient envie. Se peut-il qu'il existe un lieu où il ne soit plus nécessaire de se cacher, où on ne soit plus coupable de rien? Je suis resté un long moment assis sur le bord de sa tombe. Ma main caressait la pierre où est gravé son nom qui est aussi le mien, puis, quand l’heure est venue, je suis redescendu vers le lycée.
Le quartier de Caucade est situé à la limite de la ville, où ont été construits les studios de la Victorine à propos desquels on a pu croire, à leurs débuts, que Nice deviendrait “le nouvel Hollywood”. Le bâtiment scolaire se dresse à un carrefour en pente où s'entrecroisent des avenues qui dessinent de larges courbes. Elles sont dominées par d’anciennes villas et des immeubles bas, aux toits plats, dont les allées qui conduisent aux garages s’abritent derrière des bouquets de lauriers.
Le carrefour était désert. On entendait de loin le bourdonnement d’un cyclomoteur qui gravissait la pente. J’ai eu envie de faire une courte vidéo en format vertical. Il y a une poésie du format vertical qu’il n’y a pas dans l’autre.
J’ai sonné au parlophone. Quand j’ai dit mon nom, une voix m’a répondu que quelqu'un venait m’ouvrir. Le concierge corpulent et triste, qui a déverrouillé la porte, était accompagné par la proviseure, une femme grande qui portait une robe longue qui flottait sur elle. Chaussée de talons hauts, des bracelets aux poignets, le visage maquillé, éclairé par un grand sourire, elle m’a dit:
— Monsieur Auroux, heureuse de vous rencontrer! Le commissaire Langlois nous avait annoncé votre visite.
Elle m’a expliqué que celui-ci était arrivé plus tard que prévu. Son emploi du temps était toujours bousculé par les affaires urgentes. Il fallait qu’il s’adapte, on le comprenait bien.
— Il m’a demandé de vous conduire à la salle où il intervient, et de bien vouloir attendre qu’il termine. Il n’en a plus pour très longtemps.
Devant un public d’une cinquantaine d'étudiants, il décrivait les mécanismes du narcotrafic tel qu’il sévit chez nous, dans nos cités. Ainsi, j’ai eu le temps de l’observer. On m’avait parlé de sa patience, de sa rigueur, de ses exploits. Je me souviens de l’impression que m’ont faite ses yeux clairs derrière des lunettes sans montures. Une impression d’intelligence et peut-être d’extralucidité. Les étudiants le regardaient autant qu’ils l'écoutaient, ce qui les empêchait de prendre des notes. Tandis que nous parcourions les couloirs déserts, la proviseure m’avait dit:
— Vous savez, ce ne sont pas des lycéens, ce sont de jeunes étudiants qui sont passés par la filière technique et que nous préparons à présenter les concours d’entrée dans les écoles d’ingénieurs. Venus de milieux modestes. Volontaires, appliqués. La crème de la crème. L’avenir de la nation.
Elle était fière de son établissement. Et elle avait raison de l'être. Des escaliers et des couloirs d’une propreté parfaite. Pas un tag sur les murs, pas l'écho d’une quelconque altercation derrière les portes. Elle m’avait dit aussi:
— Le commissaire est un ami. Il nous fait le plaisir de venir, une fois par an, parler à nos étudiants. Je sais que certains restent en contact avec lui. Qu’il répond à leurs messages, qu’il leur donne des conseils.
Je me demande à présent si, en disant cela, elle n’avait pas un peu rougi.
Je commence à me dire que bientôt ils cesseront de me parler, mes petits personnages inventés, ceux d’ailleurs. J’en ai l’intuition. Je pourrai les retrouver alors dans ces pages que j'écris mais je ne pourrai rien y ajouter. Ils ne me parleront plus, ce sera trop tard, et quoi que j’aie pu écrire, ils resteront figés. Aussi, avant de raconter la fin, je voudrais ne rien négliger de leurs apparences, de leurs voix ni de leurs gestes, profiter d'eux tant qu’ils gravitent autour de moi. Leurs présences m’accompagnent. Je ne sors pas de chez moi sans avoir une chance de les retrouver. Il suffit d’un que j’aperçois de loin, au coin d’une rue.
Nous sommes à la mi-avril et la pluie ne cesse pas. C’est une pluie lente et patiente qui s’en va fouir le fond de la terre pour réveiller les plantes et les petits animaux, qui fait panteler les feuillages des arbres et s'envoler les chouettes.
Un café littéraire vient de s’ouvrir près de chez moi, à l'arrêt Valrose de la ligne du tramway. Ses propriétaires ont choisi pour enseigne Au sud de nulle part. J’y trouve tout le confort qu'il me faut pour écrire. En regardant par la vitre, j’ai une chance de voir passer Cynthia qui revient de la faculté des sciences. Le soir, Daniel l'attend à sa sortie. Il la regarde de loin, il se tient un peu à l'écart, et elle n'apparaît pas sans être accompagnée de plusieurs autres étudiants dont on devine qu’ils la trouvent jolie. Alors, elle se sépare d’eux et elle le rejoint.
Je ne suis pas certain que Daniel sache très bien ce qu’est la jalousie. Il fait semblant de comprendre, de l'éprouver, lui aussi, parce que Cynthia semble attendre de lui qu’il l'éprouve en retour, mais ce sentiment lui reste étranger. Indéchiffrable. C’est quelque chose de l’expérience humaine, une souffrance et un délice auxquels il n’a pas accès.
Le matin, au téléphone, il lui dit: “Ce soir, je pourrais venir dormir chez toi”, et elle accepte. Mais souvent elle ajoute: “Ce soir, j’ai prévu d’aller au cinéma. Si cela ne t'ennuie pas de m’attendre…” Et lui, il ose à peine lui dire que cela ne l’ennuie pas du tout, même s’il devine qu’elle n’ira pas au cinéma toute seule, et même si, après le cinéma, elle s’attarde en ville avec ses amis, et même si un garçon la raccompagne à pas d’heure, et qu’ils n'en finissent pas de parler dans la voiture arrêtée, le moteur éteint, au pied de l’immeuble.
Il aime l’attendre. Se trouver chez elle, écouter de la musique, regarder un film sur le petit écran de son ordinateur, prendre une douche dans sa salle de bain, fumer une cigarette devant sa fenêtre ouverte sur la rue, se servir un verre de lait d’une bouteille qu’il va chercher dans son réfrigérateur, la clarté qui vient de l’intérieur éclairant son visage et son corps, lire trois pages d’un roman qu’elle a laissé ouvert près de son lit, et enfin s’endormir. Quand elle se glisse sous le drap, qu'il sent sa main posée sur lui, il ne regarde pas l’heure.
Bilal, quand il revient de la pêche avec son petit-fils, quand ils sont à marcher, tous deux, dans l’obscurité du quai des Deux Emmanuel ou sur le quai des Docks, il lui arrive de dire:
— Ton patron, là-bas, à La Dominante, dis-moi s’il te respecte!
Sa voix alors s'étrangle. Et comme Karim l'assure que oui, que monsieur Rostagni est très gentil avec lui, qu’il leur arrive, le dimanche après-midi, de jouer aux échecs, il l’interrompt pour dire:
— Parce que, tu vois, mon fils, ce monsieur doit savoir que, dans notre famille, nous avons de l'honneur.
Le commissaire Langlois leur inspirait confiance. Il ne les lâchait pas, il ne lâchait pas l’affaire, déclarait Karim, et il était difficile de savoir s’il le pensait vraiment ou s’il disait cela pour se rassurer. Il parlait à Daniel et pourtant, dans mon souvenir, il me semble qu’il s’adressait à moi. Je m’en souviens comme si Daniel, c'était moi, ou comme si, à un moment de ma vie, lorsque j’étais très jeune, j’avais été Daniel, encore qu’il est probable que je me vante, n’ayant jamais eu pour ma part le charme de ce garçon.
Le commissaire Langlois sonnait au parlophone, le soir, comme après son travail, dans le moment où Karim était présent auprès de sa grand-mère. On était content de sa visite. On attendait chaque fois une nouvelle importante. Hélas, d'entrée de jeu, il annonçait:
— Non, non, je regrette. Rien de précis encore, aucune piste sérieuse. Mais nous y travaillons.
Leila lui proposait de s’asseoir et il s’asseyait. Il ôtait son imperméable quand c'était l’hiver. Elle ouvrait pour lui une boîte de biscuits sablés au saindoux saupoudrés de cannelle. Il acceptait de se servir mais il était venu, une fois encore, pour qu’on lui parle de la victime, pour qu’on évoque son passé. Les motifs d’un assassinat peuvent remonter très loin dans le passé des protagonistes et, comme le commissaire avait des manières affables, qu’il ne la brusquait pas, qu’il paraissait toujours quelque peu distrait, qu’il ne prenait pas de notes, ou alors un mot attrapé ici ou là qu’il griffonnait dans un petit calepin à couverture orange de la marque Rhodia, Leila n’avait pas tardé à faire mention du coup de tête dans le thorax avec lequel Bilal avait terrassé le client qui l’insultait, à la suite de quoi Bilal s'était enfui.
Bilal n’avait jamais dit à sa femme le nom de son adversaire, pas plus qu’il n’avait dit en quoi consistait l’insulte qu'il avait entendue. Mais l’atelier de marbrerie où avait eu lieu la scène était le même que celui où Bilal, après quatre ans d’exil, avait retrouvé sa place, et où il avait continué de travailler jusqu'au moment de la retraite. Et, après la révélation de Leila, le commissaire Langlois n’avait pas manqué de s’y rendre et de poser des questions.
L’atelier se trouvait rue Papon, à deux pas de la place du Pin qui était devenue, dans les dernières années, un endroit à la mode, avec une vie nocturne des plus animées. L’actuel patron, un certain Joël Isnard, était le fils de celui de l'époque. Il connaissait Bilal depuis toujours. Il avait appris la nouvelle de sa mort. Il ne pouvait pas croire qu’il avait été assassiné. Quand Langlois a évoqué la fameuse histoire du “coup de boule”, digne d'un champion de football, il a répondu que oui, bien sûr, il s’en souvenait, il en avait beaucoup entendu parler à la maison.
— Mon père avait toute confiance en lui. Bilal était son meilleur ouvrier. Pas une seconde, il n’a douté de sa parole. Mais Bilal s’est enfui alors que l’autre, huit jours plus tard, avait retiré sa plainte. Bilal devait avoir ses raisons. L’autre aussi, je veux dire, de retirer sa plainte.
Mais Isnard, le père, avait continué de parler avec la femme du fugitif, dont il avait deviné qu’il restait en contact avec elle, son fils pensait même qu'il lui donnait un peu d’argent, et Bilal savait qu’il pourrait revenir quand il voudrait. Qu’on lui gardait sa place.
Langlois n’avait eu aucun mal à retrouver la trace de l’adversaire. Il s’appelait Mancini, Moretti, ou peut-être Rizzo. Je ne m’en souviens plus très bien, et l’ai-je jamais su? Il s'était retiré à Palma de Majorque depuis plusieurs années, il était aussi vieux que Bilal et on ne voyait pas qu’il eût quitté l'île à la date indiquée. Décidément, cette piste devait être écartée.
— Et est-ce que tu lui as parlé de l'inconnu du môle? interrogeait Daniel.
Mais non, Karim n’avait pas osé, cette fois encore. Il ne l'avait vu que deux ou trois fois peut-être, il ne le connaissait pas, un individu parmi les autres qui fréquentaient la terrasse de la Shounga et qu'on apercevait, debout, à l'entrée du môle, à l’heure du soir où, sur les rochers en contrebas, commençait le ballet des rencontres furtives, que son grand-père, Bilal, ne semblait pas remarquer, que Karim s'était toujours abstenu d’évoquer avec lui. Et qu’est-ce qu’il lui avait fait penser que ce personnage pouvait être l'assassin de son grand-père? Il n’y avait aucune raison à cela. Il ne s’agissait que d’un simple fantasme, comme un étourdissement. Une hallucination. Et d'ailleurs, depuis que le drame s'était produit, il ne l’avait pas revu.
Quand grand-père Bilal lui demande s’il connait une fille, que lui répond Karim? Peut-être qu’il est amoureux d’une seule qui s’appelle Cynthia et qui est la copine de son meilleur ami, et qu’elle ne le sait pas. Mais peut-être lui fait-il une toute autre réponse, ou peut-être ne lui répond-il pas.
C’est le soir, quand grand-mère Leila demande à Karim de ramener son grand-père de l’endroit où il pêche, derrière le môle.
Ils reviennent par le quai Lunel. Ils ont devant eux tout le temps qu’il faut pour faire le tour du bassin du Commerce. Et c’est alors qu’ils se parlent, quand grand-mère Leila n’est pas là pour les voir ni les entendre.
Ils marchent tout près l’un de l’autre, ils se parlent à l’oreille, sans se regarder. Maintenant, c’est Karim qui interroge. Il dit:
— Que faisais-tu en Italie, pendant la guerre?
— Je suis devenu apprenti marbrier à Alger. Mon patron était italien, c’est lui qui m’a envoyé à Massa Carrara où il avait un frère. J’ai travaillé pour ce frère, puis il a été question que j’épouse sa fille. La guerre se préparait. On m’a un peu forcé à m’engager dans l'armée. De cette façon, je deviendrais italien et je pourrais épouser la fille de mon patron. J'étais très jeune, d’abord j’ai accepté, mais ensuite j’ai déserté et je suis venu me réfugier à Nice où j’ai rencontré ta grand-mère.
— Il aurait donné sa fille à un Arabe? Tu m’étonnes. Peut-être qu’il était déjà trop tard pour la lui refuser?
— Je me suis enfui par les cols. Je me suis arrêté une saison à Sospel. Après, je ne suis plus jamais retourné à la montagne, tellement j’avais eu froid. Mais tu ne dis rien à ta grand-mère! Elle m’a fait promettre de ne raconter cette histoire à personne.
Plus tard encore, ou est-ce une autre fois, Karim change de sujet. Il dit:
— Parle-moi de ma mère!
Parfois, pour ne pas réjoindre trop vite le boulevard Stalingrad où Leila les attend, ils prolongent leur promenade sur le quai des Deux Emmanuel puis sur le quai des Docks. Le luxe et les lumières des yachts sont alors derrière eux. Ils s’enfoncent dans une obscurité plus profonde, ce qui les aide à dire. Et Bilal lui répond:
— Je t’ai déjà tout dit, tu sais tout, mon petit!
— Oui, mais redis-moi encore!
— Quand elle est partie en Corse, c’est qu’elle avait rencontré cet homme, et elle savait qu’avec nous, tu ne serais pas malheureux. Et puis, tu le sais, elle est tombée malade.
— J’ai fait le calcul. Entre le moment où elle est partie à Ajaccio et celui où elle est morte, il s’est passé quatre ans. Et pendant ces quatre années, elle n’a pas demandé une seule fois à me revoir, et elle ne vous a pas fait une seule visite.
S’ils n’étaient pas tous les deux dans le noir, Karim ne pourrait pas parler ainsi. Et, pour lui répondre, Bilal doit faire un effort démesuré. Il dit:
— Ta grand-mère a parlé avec elle plusieurs fois au téléphone.
— Pas toi?
— Pas moi. Cet homme était plus vieux qu’elle, il avait déjà trois enfants, et il était invalide, il ne travaillait pas. C’est elle qui travaillait. Elle tenait une supérette. Et cet homme venait prendre dans sa caisse tout l’argent qu’elle gagnait.
— Et toi, tu ne lui parlais pas mais tu renflouais la caisse chaque fois qu’elle appelait.
— Tais-toi, mon fils, tais-toi! Il faut maintenant qu’on rentre. Tout ça, c’est du passé.
J’ai revu le bonhomme de l’aube qui passe sous mon balcon. Il devait être 04:15, il est maintenant 04:26 et je me suis recouché. Encore une fois, je me suis réveillé spontanément et, pour voir s’il avait plu, s’il pleuvait encore, je suis sorti sur mon balcon, et là je l’ai vu tourner au coin de la rue et passer sans me voir sous ce que je considère comme ma loge d'opéra.
Il marche vite. D’un pas puissant et résolu. Il est petit. En marchant, il regarde sa montre, ce qui veut dire qu’il se rend à son travail. Le temps qu’il reste visible du haut de mon balcon ne peut pas dépasser trois minutes, aussi n’est-il pas surprenant que je le voie si souvent? Qu’il m'apparaisse si souvent? Que la rencontre ait lieu?
Une improbable coïncidence qui s'opère comme si j’avais attendu longtemps, debout dans ma loge, pour être sûr de ne pas le manquer. Ou, au contraire, comme si c'était lui qui avait longtemps attendu que j’apparaisse pour sortir soudain des coulisses, côté cour, et s'élancer sous la lumière des projecteurs.
Quel est son rôle dans l’histoire? Quel air s'apprête-t-il à chanter? Oui, sans doute, ce pourrait être celui de Leporello dans le DonGiovanni de Mozart:
Notte e giorno faticar
per chi nulla sa gradir;
piova e vento sopportar,
mangiar mal e mal dormir…
Voglio far il gentiluomo,
e non voglio più servir.
no, no, no, no, no, no,
non voglio più servir!
Je cherchais un mot pour le désigner. Je pensais aux beffrois du Nord et aux petits personnages qui y apparaissent pour marquer l’heure. J’avais oublié leur nom. Je l’avais sur le bout de la langue, mais impossible de le retrouver. J’ai interrogé ChatGPT et voici la réponse qu'il m'a faite: “On appelle ces personnages mécaniques des jacquemarts (ou parfois jaquemarts). Ce sont des automates souvent de forme humaine, placés sur les beffrois ou les horloges monumentales, et chargés de frapper les cloches pour marquer les heures. Le terme vient probablement du nom Jacques qui, au Moyen Âge, était utilisé comme nom générique pour désigner un personnage commun. Certains jacquemarts sont célèbres, comme ceux de l’Hôtel de Ville de Dijon ou du beffroi de Douai.”
Le petit personnage de ma rue est visiblement un ouvrier, j’ai imaginé qu’à cette heure il pouvait être attendu dans une boulangerie de l’avenue Borriglione, ce qui en ferait en effet un jacquemart, c’est-à-dire un “personnage (du) commun” selon ChatGPT. Et, quant à moi, je sais lire mon nom.