dimanche 29 décembre 2024
Le marcheur
Si, quand tu as vu arriver le train, tu n'avais pas été saisi d'effroi mais que tu avais baissé la tête, gardé tes deux mains dans les poches de ton manteau et allongé le pas, une fois de plus, le train serait passé derrière toi sans t'écraser, et tu continuerais maintenant de marcher dans la nuit.
samedi 28 décembre 2024
Le Boléro
Catherine et Françoise étaient avec leur mère devant l'église Notre-Dame, et Catherine pleurait. Françoise s'éloignait déjà, elle disait: “Catherine chérie, ne pleure pas! Je ne veux pas que tu pleures!" Et Catherine répondait: “Mais non, voilà, c'est fini, je ne pleure plus. Et vous, dépêchez-vous! Vous allez rater l'avion!"
Leur mère se tenait entre les deux, une main encore sur le poignet de Catherine, mais on voyait qu'elle devait partir avec Françoise. Le taxi était déjà là. Le chauffeur en était sorti pour prendre leurs bagages posés à leurs pieds, tandis sa voiture, arrêtée à l'angle du trottoir, gênait la circulation, et qu'il haussait les épaules pour répondre aux protestations des autres automobilistes.
Elles sont donc parties, et Catherine leur faisait signe de la main, tandis que le taxi s'éloignait, mais elle pleurait encore. Et comme je me trouvais arrêté devant elle, et comme bien sûr je l'avais reconnue, je n'ai pas pu m'empêcher de dire:
"Pardon, Mademoiselle, mais vous voyez, au dernier étage de ce grand magasin, il y a une pâtisserie, dans un décor charmant. Peut-être voudrez-vous y prendre un café, le temps de vous remettre?"
Elle a tourné les yeux vers le bâtiment de La Riviera dont les vitres scintillaient au soleil, et elle a dit: "Une pâtisserie? Quelle heure est-il au juste?
— Bientôt une heure, et je suis sûr que vous n'avez pas déjeuné. Vous pourriez y manger quelque chose.
— Non, je n'ai pas déjeuné. Nous n'avions pas le temps. Il fallait qu'elles partent, et moi, j'aurais dû partir avec elles. Mais c'était impossible. Je me suis aperçu ce matin que c'était impossible, vraiment!"
Alors, je lui ai pris le bras. J'ai pris le bras de Catherine Deneuve et nous avons traversé l'avenue de la Victoire pour entrer à La Riviera et, au fond du hall qui était sombre, nous avons emprunté l'ascenseur où se tenait un groom en compagnie duquel nous sommes montés au quatrième étage.
Les baies vitrées étaient immenses, les fauteuils confortables. Elle a commandé d'abord une tarte au citron avec un café-crème, puis, comme elle avait encore faim et que l'endroit lui plaisait, elle a commandé une omelette au jambon. Elle m'a expliqué: "Françoise est attendue à Rome pour un tournage. J'aurais dû y assister avec maman, c'était prévu ainsi, mais ce matin, j'ai appris que j'y rencontrerais un monsieur en compagnie duquel je ne veux pas me trouver, à aucun prix. Vous comprenez?"
Il y avait encore des larmes dans ses yeux et ses lèvres tremblaient. J'ai dû hocher la tête. Oui, je comprenais. J'imaginais la chose. Puis, en finissant de manger son omelette, elle m'a demandé qui j'étais. Je lui ai dit mon nom, et j'ai ajouté que j'étais le secrétaire d'un écrivain.
"D'un écrivain?
— Oui, d'un auteur italien, très célèbre. Sans doute, connaissez-vous son nom. C'est Alberto Moravia."
Cette fois, elle ne pleurait plus. Bien sûr qu'elle connaissait son nom. Elle n'avait lu aucun livre de lui mais elle avait vu l'adaptation cinématographique du Mépris qu'avait donnée Jean-Luc Godard. Elle a dit: “Brigitte Bardot y est très belle. Les images sont très belles et la musique aussi. Il n'y a que Michel Piccoli que je n'ai pas trop aimé. Je crois qu'il me fait peur." Puis elle a ajouté: "Vous avez laissé monsieur Moravia en Italie?
— Non, non, nous sommes ici ensemble. Monsieur Moravia loue à l'année une villa au-dessus de Villefranche. Je vais l'y rejoindre tout à l'heure. Mais peut-être voudrez-vous le rencontrer. Je suis sûr qu'il serait ravi de vous connaître.
— Me connaître? Mais qu'est-ce que quelqu'un comme monsieur Moravia peut avoir affaire d'une personne comme moi?
— Il a vu vos films. Je suis sûr de l'avoir entendu au moins une fois prononcer votre nom. Et puis, pour tout vous dire, il est un peu malade. Rien de grave, il a pris froid, mais il passe ses journées sur notre terrasse, au soleil. Il s'entoure d'une couverture et il reste assis dans son fauteuil. Il s'y ennuie un peu, et comme j'ai beaucoup de travail, je ne peux pas lui faire la conversation. Vous me rendrez service!"
Ma voiture était tout près, et nous sommes partis ainsi pour Villefranche.
L'après-midi est passé très vite. J'avais une masse de courrier à traiter. Contrairement à mon habitude, j'avais emporté mes papiers sur la table du salon. Ainsi, je pouvais les surveiller. Je craignais, pour tout dire, que Moravia se montre un peu trop entreprenant avec Catherine. À cette époque, il était encore dans la vigueur de l'âge, et il arrivait qu'il risque des remarques qui faisaient rougir ses jolies visiteuses. Mais celle-ci, en plus d'être jolie, respirait l'intelligence et la gentillesse. Elle avait pris le contrôle de la conversation.
Je les voyais sur la terrasse, au bon soleil, derrière la vitre où leurs silhouettes se découpaient. Je n'entendais pas ce qu'ils pouvaient se dire, mais ils étaient ravis de se parler. De toute évidence, ils s'amusaient beaucoup.
Sonia ressortait, à intervalles réguliers, pour renouveler la carafe de citronnade fraîche, qu'elle avait pressée avec les citrons de notre jardin. Celui-ci déclinait en terrasses jusqu'à la petite route serpentine qui conduisait à la grille, et au-delà la vue s'ouvrait sur la mer. C'était encore dans les années où des navires de guerre de la marine américaine mouillaient dans la rade. On aurait pu se croire dans un film d'Alfred Hitchcock, Catherine Deneuve à la place de Grâce Kelly. Et moi, à la place de qui?
Puis, vers le soir, lorsque j'ai eu fini de traiter mon courrier, que j'ai eu débarrassé la table du salon, Catherine s'est levée de son fauteuil et elle m'a rejoint.
"Quel homme charmant! a-t-elle dit. Je vous remercie, François, d'avoir permis cette rencontre. Permettez-moi maintenant d'utiliser votre téléphone pour appeler un taxi.
— Un taxi?" Je lui ai répondu qu'il n'était pas question qu'elle appelle un taxi. Que je la raccompagnerais moi-même, comme nous étions venus. “À moins que vous acceptiez de vous attarder encore. Ce soir, sur la place du village, on nous promet un spectacle de danse, sur la musique du Boléro de Maurice Ravel."
Je lui ai montré notre chambre d'ami, où elle pourrait dormir, à la suite du spectacle. Nous avons appelé son hôtel pour qu'il nous fasse apporter le pyjama et la trousse de toilette dont elle aurait besoin. Nous avons prévenu Sonia que nous dînerions, à notre retour, d'une assiette de viande froide et d'une coupe de champagne, si elle pouvait nous arranger la chose. Et elle a répondu que oui, bien sûr, elle pouvait nous arranger cela. Je n'avais pas à m'inquiéter. Je trouverais de quoi composer ce repas, avec aussi des fraises, tout prêt dans la cuisine. Je n'aurais qu'à servir. Monsieur Moravia quant à lui dormirait alors, à moins qu'il n'écoute sur son poste de radio la retransmission d'une pièce de Shakespeare donnée par la BBC. Et, à la nuit tombée, nous sommes partis tous les deux à pied, sur la petite route serpentine, jusqu'à la place du village où une scène circulaire était dressée et où, déjà, les musiciens accordaient leurs instruments.
vendredi 27 décembre 2024
L'intrigue et les figures
- Les fictions romanesques (romans et cinéma) se déploient de manières différentes dans le temps de la lecture puis dans le souvenir. Quand je lis, je suis sur des rails, je me dirige du début vers la fin, et je découvre le paysage au fur et à mesure que j'avance. J'ai affaire à une succession ininterrompue d'informations, qui s'enchaînent l'une l'autre. En revanche, quand je me souviens d'une histoire que j'ai déjà lue, il n'y a plus de rails. Je n'ai plus affaire à une succession mais à une nuée d'informations. Elles gravitent toutes ensemble dans ma tête.
- Je propose d'appeler "intrigue" le déroulé de l'histoire, et "figures" les éléments imaginaires qui la composent.
- Quand on raconte une histoire, est-ce d'abord pour son intrigue, ou d'abord pour les figures qui la composent? Et le lecteur, de son côté, est-il intéressé d'abord par l'une ou par les autres pendant le temps de sa lecture, tandis qu'après-coup, de quoi se souvient-il le mieux, de l'une ou des autres?
- L'intrigue peut se résumer. Sur Wikipédia, on trouve de bons résumés des romans et des films. Ils sont bien commodes. Tandis que les figures pourraient s'inventorier. Mais un tel travail d'inventaire paraît difficile, et il y a de fortes chances qu'il ne soit jamais satisfaisant. Il me semble (mais je me trompe peut-être) qu'on peut se satisfaire du résumé d'un roman ou d'un film qu'on trouve sur Wikipédia, tandis qu'il serait difficile de se satisfaire d'un inventaire des figures, raison pour laquelle on n'en propose pas. Et, pour autant, il me semble qu'on se souvient mieux des figures que de l'intrigue. Que leur empreinte mémorielle est plus forte.
- Si l'on songe au tripode lacanien, il me semble que l'intrigue est du côté du symbolique, tandis que les figures sont du côté de l'imaginaire.
- De quoi sont faites les figures? Bien sûr, des personnages et des lieux. Mais aussi des thèmes qui relient les personnages et les lieux. Quand Conan Doyle écrit une nouvelle aventure de Sherlock Holmes, il veut nous parler de Sherlock et de Londres, du crime et de l'enquête. Il veut investiguer une fois encore ces figures, il veut approfondir leur investigation en détaillant autrement les habitudes du détective ainsi que les différents éléments emblématiques des décors londoniens. Parce que les figures se dédoublent à l'infini. Une fois, il sera question de l'exiguïté de l'appartement de Baker Street. Une autre fois, apparaîtront dans ce décor le violon, les piles de journaux, la fumée du tabac, une seringue. On n'en finit jamais. Chaque figure explose en une pluralité de particules dont vous ne vous approcherez pas, que vous ne saisirez pas, dont vous ne vous souviendrez pas sans que chacune explose à son tour, se dédouble encore.
- L'inventaire des figures d'une histoire pourrait prendre la forme d'une carte heuristique, ou d'une simple liste hiérarchique, à la construction de laquelle pourraient collaborer ses différents lecteurs. J'essaie d'en créer une à partir d'une nouvelle du canon Nice-Nord (ci-dessous).
- J'ai dit que Conan Doyle écrit une nouvelle aventure de Sherlock Holmes en partant des figures (des topoï) qu'il connaît déjà, qui sont communes à toutes ses histoires. Cela me paraît évident. Pour autant, il me paraît assez évident aussi que l'intrigue qu'il invente va faire surgir (susciter l'apparition) de nouvelles figures qu'il n'avait pas en tête, ou dont il ne savait pas qu'il les avait en tête. Et c'est précisément en cela que consiste le côté créatif de son travail. C'est pour cela qu'il écrit chaque fois une nouvelle histoire encore.
- J'ai dit que les figures sont celles des personnages et des lieux dans tout ce qui les compose, d'humain et de non-humain, jusqu'aux conditions climatiques. Je dois ajouter maintenant qu'une action (ou une situation) peut aussi tenir lieu de figure, mais qu'alors elle se détache de l'intrigue. Je me souviens que Jean Valjean saisit par son anse le seau d'eau que Cosette doit porter et qui est trop lourd pour une fillette de son âge, mais comment et pourquoi est-il arrivé là, c'est-à-dire quelle place cet épisode occupe dans l'intrigue, je n'en ai plus la moindre idée.
- L'intrigue est le fil d'un collier dont les figures sont les perles. Pendant le temps de la lecture, elles s'y tiennent en rang. Mais quand la lecture s'achève, le fil se coupe, le collier se défait et elles s'éparpillent pour former une nuée ou une constellation.
- Le narrateur
- Isabelle
- Andrès
- Mathématiques
- Espagne
- Antonin
- Piero della Francesca
- Italie
- Jeunesse
- Amour
- Mariage
- Vilnius (la ville)
- La Californie
(Une fois que j'ai composé cette liste, je me demande si l'inventaire des figures n'est pas plus efficace, en tout cas plus économique que le résumé de l'intrigue. Mais sans doute est-ce parce que Vilnius est une histoire très courte.)
Cette vidéo m'a été envoyée par MRG.
Je l'en remercie
jeudi 26 décembre 2024
Vilnius
Quand Isabelle est partie à Vilnius avec Andrès, j'ai pensé qu'elle reviendrait mariée. Andrès Baraja était plus vieux que nous. Il était doctorant en mathématiques. Il ne faisait pas partie de notre petite bande, je ne sais pas comment ils s'étaient rencontrés, mais il m'était arrivé de les apercevoir ensemble, deux ou trois fois, et aux airs qu'ils se donnaient, j'avais compris qu'Isabelle était perdue pour moi.
J'en avais ressenti du dépit, sans en être étonné. J'avais été ravi qu'elle accepte de flirter avec moi. Nous avions pris plaisir à échapper à la surveillance de nos camarades comme à celle de nos parents et de nos professeurs. Mais elle avait toujours refusé que je lui tienne la main en présence des autres, ni bien sûr que je l'embrasse, et elle prenait un malin plaisir à espacer nos rendez-vous.
Quand nous nous échappions, c'était presque toujours à l'improviste, parce que nous nous étions rencontrés dans un café ou à la sortie d'un cinéma. Parfois aussi, elle m'appelait chez mes parents. Ma mère avait décroché le téléphone, elle venait frapper à la porte de ma chambre, elle disait: “C'est Isabelle!" Et Isabelle disait, aussitôt qu'elle entendait ma voix: “Tu viens me chercher?"
J'aurais dû noter les dates de nos rencontres. Bien sûr, je ne l'ai pas fait, si bien que je ne saurais pas dire combien de fois, pendant nos années de lycée, je l'ai aidée à ôter ses vêtements, ce qui ne manquait pas de la faire rire, parce que son jean était toujours serré et que souvent aussi elle portait des bottes. Et voilà qu'à présent elle s'en allait dans une ville étrangère où Andrès avait obtenu un poste d'assistant à l'université.
Je ne m'attendais pas à recevoir de ses nouvelles, mais quelque temps après son départ elle m'a écrit. Et, à partir de ce moment, nous avons échangé des lettres.
D'abord, elle m'a parlé de la ville qui était belle, imposante par son histoire et par les monuments qui en témoignaient, et aussi de la langue qu'il lui fallait apprendre, qui était difficile. Il était peu question d'Andrès. Elle me disait seulement que son travail l'occupait beaucoup et qu'il avait de très jolies étudiantes, à peine plus jeunes que lui, ce qui ne semblait pas la rendre excessivement jalouse.
Puis, après la première année peut-être, elle m'a annoncé qu'elle entreprenait des études d'histoire de l'art. Elle semblait en être fière, ou du moins très contente. Et désormais, il s'est beaucoup agi d'un de ses professeur, qui était un spécialiste des peintres du Quattrocento, et plus particulièrement de Piero della Francesca.
De toute évidence, elle l'admirait et, sans doute parce qu'elle était assidue à ses cours, Piero della Francesca est devenu son peintre favori, dont elle n'a plus cessé dès lors de me vanter la rigueur hiératique. Elle me parlait de ses fresques. J'allais en chercher des reproductions dans les livres que je consultais à la bibliothèque Dubouchage, et je lui répondais en mettant à profit les textes que j'avais lus en annexes, où il était question aussi de Filippo Brunelleschi et de l'invention de la perspective.
Le professeur en question s'appelait Antonin. Il était français lui aussi. Manifestement, il leur arrivait d'aller boire des chocolats chauds après les cours. (À Vilnius, les hivers étaient longs, la neige commençait à tomber dès l'automne et elle couvrait la ville d'un lourd tapis jusqu'au printemps.) Étaient-ils seuls alors? J'essayais d'en savoir davantage sans autre résultat que d'aggraver mes doutes, au point que je suis devenu jaloux de lui, plus que ne l'avais jamais été d'Andrès Baraja.
Si mes calculs sont exacts, nos échanges épistolaires ont duré trois ans. Chaque été, je m'attendais à la revoir à Nice, ou aux fêtes de Noël, mais cela ne s'est jamais produit. Elle voyageait en Italie, d'autres fois en Espagne où Andrès avait de la famille, de mon côté, je voyageais aussi, je faisais des rencontres et j'essayais de ne plus penser à elle, jusqu'au jour où elle m'a annoncé qu'Andrès devait s'absenter de Vilnius pour une courte période, à quoi elle ajoutait: “Pourquoi ne viendrais-tu pas me retrouver? Tu achètes un billet d'avion. La ville est magnifique en cette saison. Je te servirai de guide."
Et donc j'ai pris l'avion. Elle est venue me chercher à l'aéroport, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et, en arrivant chez elle, dans l'appartement qui était en soupente d'un vieil immeuble, au cœur du quartier historique, devant une affiche de la Madonna del Parto qui était seule à occuper un mur blanchi à la chaux, et alors que des pigeons roucoulaient sur le rebord de la fenêtre, il n'a plus été question que je cherche une chambre d'hôtel.
Je suis resté trois jours à Vilnius. Nous étions en juin. Les jardins débordaient de fleurs. Le ciel était limpide. Ces trois jours ont été d'une transparence et d'une légèreté que seule la jeunesse peut offrir. Le dernier jour, Isabelle m'a annoncé qu'Andrès avait reçu la proposition de rejoindre un groupe de chercheurs en Californie, sur un site qui était en train de se construire, à Palo Alto. Ils partiraient dès l'été. Ils se marieraient là-bas.
Voir aussi L'intrigue et les figures
mercredi 25 décembre 2024
Noël
Chrétien que je suis, si j'en avais l'énergie, j'essaierais d'expliquer en quoi Noël me paraît plus important que Pâques. Quoi qu'on en dise. Tolstoï et Wittgenstein me serviraient de guides.
samedi 21 décembre 2024
Valeur des œuvres d'art
En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents:
- V1 - Valeur d'usage
- V2 - Valeur de témoignage
- V3 - Valeur de modèle
V1 - Valeur d'usage. Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique.
Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient exclusivement à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ainsi qu'aux hasards de la vie. C'est la première approche, sauvage, instinctive, qui ne s'éduque pas, mais qui peut aussi bien se cultiver, s'aiguiser, s'approfondir tout au long de la vie.
V2 - Valeur de témoignage. Tout à l'inverse de la valeur d'usage, celle-ci concerne l'auteur. L'œuvre vaut, dans ce cas, en tant qu'elle témoigne de l'ascèse personnelle au prix de laquelle elle a pu voir le jour, en tant qu'elle atteste d'un destin hors-norme, qui fait de son auteur quelque chose comme un héros ou comme un saint.
Nathalie Heinich a montré comment Vincent Van Gogh a été célébré à la manière d'un saint laïque, dès après sa mort, par d'immenses foules venues du monde entier. Et en va-t-il autrement, d'une manière ou d'une autre, pour aucun autre artiste?
L'enseignement académique fait peu de cas de "la vie de l'auteur". On ne cesse de nous répéter qu'il ne faut pas confondre l'artiste et son œuvre. Mais, quand on découvre un artiste, ne commence-t-on pas par aller consulter sa fiche Wikipedia pour savoir qui il est, d'où il vient, qui furent ses maîtres? Et, en dehors de l'école, se prive-t-on de s'intéresser à l'artiste en même temps qu'à son œuvre?
V3 - Valeur de modèle. Celle-ci intéresse les autres artistes. Elle tient aux contenus thématiques ou aux procédés formels et techniques mis en œuvre par l'auteur, dont d'autres artistes pourront à la fois s'inspirer et s'autoriser dans leurs propres pratiques.
Parmi le public des théâtres, combien sont ceux qui pratiquent (ou qui ont pratiqué, ou qui pratiqueront un jour) le théâtre? Combien parmi ceux qui lisent de la poésie en écrivent-ils aussi?
Les meilleurs amateurs d'art sont les artistes eux-mêmes. Plutôt que de proposer toutes sortes d'interprétations savantes sur les œuvres, toutes aussi discutables les unes que les autres, et qui n'ont d'autre effet que d'en amortir l'impact émotionnel, encourageons les pratiques artistiques pour former à tout le moins des publics avertis.
Je rédige cette note après avoir visionné, sur Arte.tv, le documentaire en trois parties de Julian Jones consacré à William Shakespeare, et après avoir achevé la lecture du beau livre de Maïa Hruska intitulé Dix versions de Kafka.
mercredi 18 décembre 2024
Un rêve de Shakespeare
L'histoire était simple. Clara est à Saorge chez Vincent. C'est l'automne. Le village a retrouvé son calme après les grandes chaleurs et l'afflux de visiteurs qui se répètent chaque été. Vincent travaille à un nouveau roman, il est très occupé et pas d'humeur la plus joyeuse, cela ne se passe pas dans son histoire comme il voudrait. Clara évite de le déranger. Elle profite de sa chambre. Elle lit des romans, se promène, converse avec les habitants qui ont pris l'habitude de la voir, elle fait la cuisine, écoute de la musique, en particulier les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach dans l'interprétation qu'en donne Anner Bylsma, que lui a recommandée une amie, violoncelliste elle aussi, qui est allée vivre et travailler en Italie. Puis, un jour, Vincent lui annonce qu'un cinéma de Menton programme Mulholland Drive de David Lynch, un film qu'il a déjà vu mais qu'il voudrait revoir pour en reprendre quelque chose dans son roman. “Tu viendras avec moi?" Elle répond que oui, bien sûr. Et, ce soir-là, ils prennent la voiture de Vincent pour descendre à Menton.
Ils revoient le film dans une salle à peu près vide. Puis, dans la nuit, ils vont retrouver la voiture qu'ils ont laissée sur le front de mer, et ils remontent avec elle vers Saorge, en empruntant la route étroite et sinueuse de la vallée de la Roya par laquelle ils sont venus. Et c'est alors que l'accident se produit.
Une voiture en descend à pleine vitesse. Ils l'entendent venir de loin, dans les gorges obscures où les bruits du moteur et des pneus crissant sur le bitume résonnent à plusieurs kilomètres, puis elle les heurte. Elle ne ralentit pas. Elle s'encastre dans elle. Elle la plie en même temps qu'elle la fait basculer au milieu des rochers, tout près de l'eau du torrent. Le fracas est terrible.
Quand elle se réveille, Clara est dans un lit d'hôpital, ou plutôt de clinique. On lui dit qu'elle est restée dans le coma pendant plusieurs jours, des semaines peut-être. Tout de suite — ou peut-être pas tout de suite, mais après plusieurs jours encore —, elle se souvient de son ami. Elle demande: “Où est Vincent? Qu'est-il devenu? Je veux le voir!", à quoi on lui répond qu'hélas, il n'a pas survécu.
Elle s'est souvenu de son ami, tout de suite en se réveillant, elle ne se souvient pas de l'accident, encore moins du cinéma. On lui montre les tickets d'entrée qu'on a retrouvés dans une poche du garçon. En revanche, on ne retrouve pas la voiture qui les a emboutis, et qui pourtant ne doit pas être dans un bien meilleur état que la leur. On ne la retrouvera jamais.
Après son réveil, il y a une longue période durant laquelle on doit lui administrer des sédatifs, car elle dort la plupart du temps et elle rêve. Elle se souvient d'un rêve parmi ceux qu'elle a faits pendant cette période, elle dit: “Nous sommes une troupe de théâtre, c'est en Angleterre, à l'époque de Shakespeare. Nous arrivons dans une ville où nous devons nous produire le lendemain, mais un orage éclate et la ville est prise sous un déluge. Les rues sont transformées en torrents de boue et, comme nous sommes en période de foire, les auberges sont pleines de voyageurs et elles ne peuvent pas nous accueillir.
"Où donc passer la nuit? On nous propose d'aller nous réfugier dans une écurie, à moins que ce ne soit la forge d'un maréchal-ferrant. Un détail important: il ne fait pas froid du tout, nous sommes trempés de pluie mais il ne fait pas froid du tout. Alors, nous remercions et nous nous transportons ensemble, avec nos bagages, dans l'écurie.
"De l'auberge voisine, on nous apporte de quoi dîner, des chopes de bière pour les garçons et du lait pour les enfants, car il y a des enfants avec nous: deux bébés dans leurs couches, une fillette de cinq ans et un garçon de trois. Nous formons une famille. Tel enfant de l'un peut bien être en réalité celui de l'autre. La jalousie n'a pas cours entre nous. Et alors, commence une nuit durant laquelle les choses se passeront de la manière suivante.
"Les jeunes femmes dont je fais partie s'arrangent des endroits pour dormir avec les enfants, sur des bancs, dans une huche, avec des bottes de paille, vers le fond de l'écurie. Elles défont leurs vêtements mouillés, elles les étendent à sécher où elles peuvent, tandis que les garçons restent debout devant la porte ouverte sur la rue où la pluie se fait moins violente au fur et à mesure que la nuit avance, mais où elle durera jusqu'au petit jour.
"Ils boivent du vin qu'on leur apporte après la bière et ils fument de longues pipes en terre. Et là, ils sont en grande conversation. Ils se disputent. Toute la nuit, ils se disputeront en regardant la pluie. Pas une dispute violente mais comme s'ils avaient attendu ce moment pour faire le bilan de l'aventure commune depuis qu'ils ont créé la troupe. Car nous venons de loin, d'une toute petite ville, tandis qu'à présent nous avons conquis la faveur du public londonien.
"C'est le répertoire surtout, plutôt que le jeu des acteurs ou la qualité des décors qui est en question dans la dispute des garçons. Ils disent: 'Jusque-là, nous avons toujours joué la comédie, et cela nous a assez bien réussi, mais à présent que nous avons acquis du métier et une jolie réputation, n'est-il pas temps de nous attaquer à des sujets plus graves, à des drames historiques où l'injustice, la tyrannie des puissants seront subtilement dénoncées, à des tragédies pleines de passion et de fureur, qui iront fouiller jusqu'au tréfond de l'âme humaine?' Et pour illustrer ces propos, l'un va chercher dans un sac une marionnette, un autre dans une sacoche un manuscrit dont il lit à haute voix quelques vers écrits en pentamètres iambiques.
"Pendant ce temps, les jeunes femmes dont je fais partie s'endorment avec les enfants près d'elles. Elles sont dépoitraillées, et parfois elles ouvrent un œil et elles les voient qui se profilent dans l'encadrement de la porte grande ouverte sur la rue. Et, au fur et à mesure que la nuit avance, la dispute entre les garçons s'apaise, les répliques se font plus rares et plus brèves, jusqu'à ce qu'ils finissent par ne plus parler du tout, par ne plus faire que regarder la pluie dans le jour qui vient.
"Un à un, ils se retirent. Ils vont s'étendre près de leurs compagnes qui, dans leur sommeil, leur font une place contre leur dos, en même temps que, d'un geste machinal, elles vont chercher derrière elles une main qu'elles ramènent pour la poser sur leur sein. Et alors, il ne reste plus que lui, William, qui s'assied sur le seuil, les jambes pliées, le dos appuyé au chambranle de la porte, et qui tire sur sa pipe en souriant au petit-jour."
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