lundi 30 septembre 2024

Souvenirs de plage

Ils ont dîné d’un bol de nouilles et d’un bouteille de bière, juchés sur des tabourets, au comptoir d’un restaurant japonais, rue Biscarra. Puis ils ont repris leur marche en direction du port. Et comme ils traversaient le boulevard Dubouchage plongé dans une obscurité presque complète, Georges a dit:
— J’adore l'été. Quand j'étais enfant et que c'était l'été, il y avait les dimanches que nous passions à la plage. Nous partions à plusieurs voitures, avec des oncles, des cousins, des amis. Nos parents n’étaient pas de très forts organisateurs. Ces parties de plage étaient décidées la veille, à la va-vite, au téléphone. Mais le téléphone était raccroché sans qu’on ait dit où nous irions. Il était convenu que nous nous retrouverions, le matin, à l'entrée de l’autoroute. Je me souviens de rendez-vous qui avaient lieu tout au haut du boulevard Gorbella. À l’heure dite, nos voitures venaient se ranger l’une derrière l’autre sur le bord du trottoir. Nous autres enfants devions rester à l’intérieur, pour ne pas risquer de nous faire écraser, tandis que nos parents quittaient la voiture pour se retrouver et décider ensemble. Ils en profitaient pour acheter, tout près de là, le poulet rôti, la mayonnaise et les parts de pissaladière qui manquaient encore, puis ils revenaient à la voiture et nous partions. Parfois nous n’allions pas plus loin que le cap Ferrat, mais le plus souvent nous filions jusqu’aux plages de la Riviera italienne, ou tout à fait à l’opposé, du côté de l’Esterel. Nos quatre ou cinq voitures formaient un convoi, et de l’une à l’autre, nous nous adressions des grimaces et des signes de la main, derrière les vitres. C’étaient nos pères qui conduisaient et nos mères ôtaient leurs sandales pour poser leurs pieds nus sur le tableau de bord. Et nous, derrière eux, nous reprenions les chansons qu’ils faisaient jouer sur le radio-cassette. Nous chantions avec eux Voyage, voyage, en nous embrouillant dans les paroles. Je me souviens d’une plage de sable, qui était au fond d’une crique, au pied des rochers rouges, et d’un pont romain, ou d’un viaduc qui franchissait une vallée au-dessus de la plage. C’était la plage d'Anthéor, près de Saint-Raphaël. Je l’ai cherchée sur la carte. Pourquoi est-ce que je me souviens de celle-ci plutôt que d’une autre? Les journées que nous passions alors étaient les plus agréables, encore que nous les vivions dans une sorte de vertige, parce que nous avions le sentiment que nos parents nous oubliaient un peu. C’était comme si, par un jour de grand soleil, nous avions survolé le Grand Canyon du Colorado à bord d’un hélicoptère dont le pilote s’était endormi. Sur les plages où nous allions, nous étions livrés à nous-mêmes. Nous nagions, nous jouions dans le sable, nous marchions sur les rochers en tâchant de ne pas tomber et de ne pas nous écorcher la plante des pieds, nous ramassions des coquillages, et nous aussi, nous finissions par les oublier. Et le soir, au retour, nous étions épuisés, nous avions pris des coups de soleil sur le nez, sur les épaules, sur les genoux, nous n’étions pas loin de nous endormir, nous nous endormions par moments, mais d’un sommeil troublé, avec le sentiment que nous avions manqué quelque chose, qu’un événement s’était produit, une dispute peut-être entre nos parents, ou peut-être pas une dispute, à un moment ou un autre de cette journée, qui pouvait n’être pas sans conséquence. Nous pensions que nous n’avions pas été assez vigilants, que nous aurions dû ne pas les quitter des yeux. Qu'en dehors de notre surveillance, ils étaient capables de tout.
Georges se tait. Il a tout dit. Et, dans la même obscurité, c’est Olivier qui reprend:
— J’ai un souvenir qui ressemble à cela, mais c’est le souvenir d’une seule journée. Et cette journée, j’ai eu beau interroger mes parents, je n’ai jamais réussi à la situer parmi nos souvenirs de vacances, si bien que je pense plutôt que je l’ai rêvée.
— Raconte quand même.
— Voilà. La scène se passe à l’embouchure d’un fleuve côtier. Ici, il n’y a pas de rochers, seulement du sable, de l’eau et des roseaux. La mer est plus loin, on ne la voit pas, ou on la voit à peine comme un trait de lumière sur l’horizon. Le fleuve se divise en plusieurs ruisseaux qui courent et qui s’enlisent dans le sable, et sur les bancs de sable il y a les roseaux où nos parents se cachent en petits groupes séparés. Comme dans ton souvenir, il ne s’agit pas d’une seule famille mais de plusieurs, de parents et d’amis qui d’abord se sont baignés dans la mer et qui maintenant se sont dispersés sur ces bancs de sable, pour déjeuner puis pour faire la sieste au milieu des roseaux. Et les membres d'une même famille ne sont pas restés ensemble. Certains au moins se sont dispersés au hasard d’autres groupes. Et nous autres enfants jouons à les surprendre et à les attaquer comme des Sioux. Nous pataugeons dans les roseaux, courbés en deux, nous nous hissons sur les bancs de sable, puis nous écartons les roseaux et nous surgissons soudain avec des cris, et eux crient aussi. Ils disent: “Nous sommes attaqués! Au secours! Qui sont ces méchants bandits?”, et ils nous chassent. Bon, et bien sûr nos corps sont brûlés par le soleil, il y a le sel qui nous gratte et des oiseaux de mer qui s’envolent en battant des ailes au-dessus des roseaux.
— C’est très beau, mais dans ton souvenir il n’y a pas de vertige.
— Non, il y a au contraire un bonheur parfait, que je n’ai jamais connu ailleurs, dans aucun autre souvenir ni dans aucun autre rêve.

    samedi 28 septembre 2024

    Chez la nurse

    Georges lui a donné rendez-vous devant les grilles du jardin Alsace-Lorraine. Il a eu le temps d’aller poser son violon chez lui, et maintenant il attend sur le boulevard Victor Hugo. Il ne sait pas pourquoi Georges lui a donné rendez-vous dans cet endroit plutôt qu’au port où est La Barque rouge, quelque part sur le quai Lunel, d’après ce qu’il a dit, et la soirée est claire et douce comme si le jour ne devait pas finir.

    Il est content d’avoir trouvé cette occasion de sortir. Il ne se voyait pas rester chez lui, dans l’appartement désert, près du violon qui dormait dans sa boîte, à regarder la télévision en mangeant l'assiette de gratin de pâtes avec des chipolatas que sa mère a laissée pour qu'il n'ait plus qu'à la réchauffer. Des enfants jouent encore sous les grands arbres. Les allées dessinent des courbes compliquées. Le ciel est bleu et rose avec des traînées de gris. Il y a des balancements de palmes, des froissements de buissons. Il se souvient de l'époque où lui aussi jouait dans des jardins, jusqu'à l’heure tardive où le gardien parcourait les allées en faisant entendre son sifflet pour annoncer qu’il ne tarderait pas à en fermer les grilles. Il portait de longues clés accrochées à sa ceinture. Avec ses camarades, ils jouaient au ballon et, quand la nuit venait, ils étaient essoufflés, trempés de sueur et ils ne voyaient plus leurs mains. 

    Il entend les voix des enfants qui refusent de partir. Il ne s’impatiente pas. Il ne comprend pas qu’il y ait si peu de circulation sur le boulevard Victor Hugo, que les passants soient si rares et si vite disparus. Il pourrait attendre longtemps encore sans s’impatienter, jusqu’à ce que la nuit l’efface à son tour. Jusqu’à ce qu’il s’en aille tout seul chercher La Barque rouge, là où elle est, au bout du quai. Puis Georges arrive, sans qu’il l’ait vu venir, et il lui dit:
    — Tu sais, la chanteuse ne se produit pas avant onze heures. Nous ne sommes pas pressés. Et je dois d'abord faire une visite à ma nurse qui habite tout près d’ici.
    — Ta nurse?
    — Oui, enfin, elle a été ma nurse, et c’est maintenant celle de mon petit frère et de ma petite sœur.
    Olivier est étonné. Il n’est pas sûr de comprendre. Il hésite puis il dit:
    — Je ne savais pas que tu avais un frère et une sœur. Quel âge ont-ils?
    — Oh, ils sont petits. Quand mes parents ont divorcé, j'avais dix-sept ans, je n’étais plus un gamin. Ma mère s’est remariée et elle a eu d'autres enfants. Cela ne t’ennuie pas de venir avec moi? Je n’en ai pas pour longtemps. Elle habite rue Kosma. C’est juste là derrière.
    Et donc ils s'y rendent ensemble, d'un pas tranquille.

    Dans une rue écartée des commerces, derrière le square dont les grilles sont maintenant fermées. Un alignement d’immeubles de quatre étages, précédés de jardins. Dans l’étroitesse de celui-ci, les trois minces rejets d’un bananier poussent dans le même geste, mêlés au feuillage d’un magnolia, et ils forment ainsi un seul bouquet d’une profusion envahissante. Avec la nuit qui tombe, on s’attendrait à y voir battre des ailes et crier des oiseaux aux becs crochus et aux plumes colorées.

    Cécile habite au deuxième étage. Georges doit dire son nom derrière la porte pour qu’elle leur ouvre. Elle leur tourne le dos. Elle est lourde, elle se déplace avec difficulté. Vêtue d’une robe de chambre et des pantoufles aux pieds, elle les précède à la cuisine. Là aussitôt elle retourne s’asseoir dans un fauteuil, devant la table couverte d’une toile cirée où elle était en train de dîner d’un bol de café au lait et de tartines. Une miche de pain, le couteau, le bol, le sucrier, le beurrier, la cafetière italienne à portée de la main, ainsi qu’un poste de radio qu’elle éteint. 
    — Trouvez-vous une chaise, dit-elle sans les regarder.
    — C’est inutile, répond Georges. Nous ne restons pas longtemps. Nous ne voulons pas te déranger.
    — Tu ne me déranges pas. Mais je me demande ce que tu viens faire ici, avec ton camarade, à pareille heure? Tu n’as pas mieux à faire?
    — Maman m’a demandé de t’apporter ceci.
    Georges pose une enveloppe sur la table. La vieille femme jette un coup d’œil rapide dans sa direction, puis elle s’en détourne sans la toucher et sans demander d’explication.

    Les deux garçons restent debout devant la table ronde qui prend beaucoup de place. Les chaises sont encombrées de linges, de peluches, de biberons, de jouets. Ils ne voient pas où ils pourraient s’asseoir, et leurs regards sont attirés par les photos qui ornent les murs et qui montrent la nurse à différents âges de sa vie. Sur toutes, elle sourit à l’objectif en compagnie de bébés qu’elle tient dans ses bras, et qui ont dû devenir depuis lors de toutes autres personnes qu’elle aurait bien du mal à reconnaître dans la rue. Olivier cherche des yeux l’entrée d’un couloir qui devrait conduire à la pièce où elle garde les enfants. Sur la table, il y a aussi une boîte en métal peint. La vieille femme l’ouvre d’une main et elle y pioche un croquant aux amandes.
    — Servez-vous!” dit-elle en portant le biscuit à sa bouche et en cherchant dans sa bouche les dents qui pourront le croquer. Et les garçons s’exécutent. Puis, se tournant vers Georges, elle ajoute: “Tu diras à ta mère que je la remercie mais que ce n’était pas pressé.” Et comme Georges se contente de sourire, elle le regarde avec plus d’insistance et elle dit: “Elle va bien, dis-moi? Elle n’est pas malade?”
    Alors, Georges répond:
    — Non, Cécile. Mais maintenant, ce n’est plus pareil, tu comprends? Elle cherche du travail. Elle a des rendez-vous.
    — Oui, je sais. Tu lui diras qu’il ne faut pas qu'elle s’inquiète. Ce n'était pas nécessaire qu’elle t’envoie. Cela pouvait attendre.
    Mais cette fois, Georges ne sourit plus. Une idée lui a traversé l’esprit, qui le préoccupe. Il dit:
    — Ce soir, qui est-ce qui est venu chercher les enfants?
    — C’est son amie Chantal.
    Et aussitôt, Georges paraît rassuré. Il dit:
    — Ah, c’est bien. Elle est gentille, Chantal. Elle a de la patience. Elle leur raconte des histoires. Peut-être qu’ils dormiront chez elle.

    Olivier écoute en se demandant qui au juste dormira chez Chantal. Il devine que Georges et la vieille dame parleraient plus librement s’il n’était pas ici. Mais enfin, c’est Georges qui a voulu qu’il vienne. Et tant qu’à être témoin de la scène, il voudrait la comprendre mieux. En s’adressant à son camarade, il dit alors:
    — Quand tes parents se sont séparés, tu as habité avec ta mère?
    — J’ai toujours habité chez les deux. J’avais une chambre chez ma mère et une autre chez mon père. Et maintenant que j’habite avec Victorine, ça m’en fait trois.
    Il y a un silence. Olivier ne veut pas poser davantage de questions, mais Georges n’a pas tout dit. Il prend son temps, puis il ajoute:
    — Quand mes parents ont divorcé, ma mère était enceinte de Vincent, qui était l’enfant de son nouveau mari. J’ai continué à beaucoup la voir, ainsi que Vincent et ensuite Clotilde quand elle est née. Même quand je dormais chez mon père, je venais chercher les enfants chez elle, le matin, pour les amener ici. Et même encore maintenant, avant d’aller à mon travail. 

    Cécile ne commente pas mais elle sourit. Elle n’a pas l’air fâchée que Georges ait fait cet aveu. Un aveu, c’est une façon toujours de se simplifier la vie. Puis elle s’adresse à Olivier. Elle dit:
    — Et vous Monsieur, vous avez eu une nurse quand vous étiez petit?
    — Non, c’est ma mère qui m’a gardé. Elle a recommencé à travailler avec mon père quand je suis rentré à l'école. Ils travaillent encore ensemble, au magasin. Ils ne tarderont pas à prendre leur retraite. Mais je me dis qu’avec tous ces enfants, vous avez eu une vie bien remplie.
    — C’est vrai, et je les aimais beaucoup quand j'étais jeune. Mais maintenant, voyez-vous, je suis fatiguée. Il faut souvent que je me retienne de crier après eux ou de leur donner une tape sur les fesses. Et vous voyez dans quel état ils mettent la maison. Heureusement qu’il y a le jardin qui est à ma porte, où j’ai mes habitudes, sinon je ne pourrais pas. Je deviendrais folle.
    — C’est l’été qui vient. Peut-être allez-vous prendre des vacances?
    — Oh, j'ai une sœur qui habite en Bourgogne, au bord du canal, avec un joli jardin. Elle m'attend, et je crois que j’aurais tout arrêté, que je serais partie déjà s’il n’y avait pas les deux petits d’Ariane. (Puis, se tournant vers Georges.) Je croyais que ta mère aurait une vie tranquille, qu’elle serait heureuse avec cet homme. Elle l’avait tellement voulu. Et voilà que maintenant…

    Dans l’air de cette cuisine, aux odeurs d’orange et de café s’ajoutent celles de lait suri, de couches malpropres et de litières de chats. La fenêtre est ouverte sur la rue, mais l’air de la nuit est trop immobile pour apporter aucune fraîcheur. Georges n’a pas fini la phrase commencée par la nurse. Il ne veut pas le faire, alors il invente de dire:
    — Toi, Cécile, tu as été plus sage. Tu ne t’es jamais mariée…
    — Et je n’ai pas eu d’enfant.
    — Tu as eu les enfants des autres, et puis des chats…
    — Les chats, il faut que je les enferme pour qu’ils ne griffent pas les enfants. Mais parfois ce sont eux, les enfants, qui vont les chercher. Je tourne le dos et ils ouvrent la porte.
    — Mais enfin, Cécile, ils sont petits. Comment font-ils pour ouvrir la porte?
    — Je ne sais pas comment ils font. Mais assez dire des sottises. Vous avez autre chose à faire, à cette heure, jeunes et beaux comme vous êtes, que de parler avec moi.

      jeudi 26 septembre 2024

      Inventer enfin

      La vieillesse est un moment bien choisi pour se raconter des histoires. Je veux dire, pour inventer des histoires qui seront destinées d’abord, et peut-être seulement, à son propre usage, à son propre amusement, ou même, pourquoi pas, à une forme de délectation morose. Et ces histoires, on les inventera bien sûr à partir de sa propre expérience.

      La vieillesse est un moment, en effet, où on a beaucoup vécu en même temps qu’en général on ne vit plus grand-chose; où on a connu toutes sortes de gens, “des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires“ (G. Brassens), tandis qu’à présent on ne voit plus grand monde; où souvent même on se retrouve seul et où on est délivré de presque toute obligation; où on n’a plus qu’à s’occuper de soi, de la santé de son corps et celle de son esprit. Et où, surtout peut-être, on ne doit plus rien à personne, pas même la vérité d’un quelconque témoignage.

      Alors, pourquoi se priver de le faire?

      J’imagine que l’invention d’histoires doit occuper une place importante dans la vie des malades et des prisonniers. Je me suis toujours demandé si les prisonniers des camps de la Shoah s’inventaient des histoires; je crois que la réponse est oui. Et Jean-Paul Kauffmann, pendant les trois années où il fut prisonnier au Liban, s’inventait-il des histoires au fond de sa geôle? Je voudrais lui poser la question.

      Quant à la nature de ces histoires, il me semble qu’elles présentent deux caractères apparemment contradictoires mais qui sont en réalité complémentaires.

      Si l’on veut pleinement profiter de l’immense liberté que la vie nous accorde enfin, on les inventera à partir du matériel dont on dispose, c’est-à-dire de ses propres souvenirs, sans se soucier de faire d'importantes recherches qui alourdiraient le propos et brideraient l'imagination.

      Convainquons-nous que la question de l'exactitude n'est plus de mise.

      J’adore l’idée de faire avec ce qu’on a, de pratiquer en cela une forme d’art que je qualifierais de minimaliste. Mais j’adore aussi l’idée de transformer, d’agencer, de déplacer, de coller, d’ajouter, de retrancher, comme nous avons l’habitude de voir que font nos rêves. Car autant admettre une fois pour toutes que la réalité des faits n’est pas le tout de l’expérience, et que, par conséquent, en rendant compte de la réalité des faits, on ne fait encore que se mettre à couvert. On se donne prétexte à ne pas dire ce qui compte vraiment.

      J’y pensais voici peu en relisant Dix heures et demie du soir en été, de Marguerite Duras. Je me disais que ce récit rend compte sans doute d’une expérience vécue par l'auteure, qu’il se situe sans doute au plus près de cette expérience, en même temps que, très probablement aussi, il procède d’une géniale invention. Celle de Rodrigo Paestra, qui aurait tué sa jeune épouse de dix-neuf ans ainsi que son amant. Dans une nuit espagnole essuyée par des tonnes de pluie, le personnage se réduit à une ombre cachée sur les toits. Toute la police le recherche, tandis que la narratrice, ivre de manzanillas, veut l’aider à s’enfuir.

      Et je me disais aussi que cette invention, loin de travestir la vérité, permet à son auteure de rendre compte d’une expérience vécue qui, sans elle, n’aurait pas pu se dire, en même temps qu’elle fait ressembler cette œuvre à petit un roman populaire, accessible à tous, sombre à ravir, proche de ce qu’on trouve dans les mêmes années chez David Goodis ou William Irish.

      mercredi 25 septembre 2024

      Nouages

      Georges n’est plus un enfant. Il a une petite amie avec laquelle il vit en couple et il a abandonné ses études pour travailler chez un marchand de disques. Olivier l’a rencontré dans un club de jeux vidéos où il venait pour la première fois. Ses camarades de lycée avaient tous la passion de ces jeux tandis qu’Olivier les regardait de loin. Il faut dire qu’il n’avait pas beaucoup de temps à leur consacrer, à cause du violon et de ses entraînements à la piscine. Quand il a poussé la porte du club, il avait en tête qu’il abandonnerait bientôt l’étude du violon et il se disait que sa vie risquerait alors de lui paraître vide. Depuis l’âge de six ans, pour ceux qui le connaissaient, il avait toujours été l’apprenti violoniste. L’étude du violon lui était une excuse pour être par ailleurs un élève médiocre ainsi qu’un jeune homme timide. Et à présent, il avait plutôt envie de devenir un garçon comme les autres.

      Il venait pour qu’on le conseille, qu’on lui explique. Mais celui qui paraissait l’animateur du club se trouvait alors en grande discussion avec un groupe de joueurs qui parlaient avec lui un langage visiblement appris sur une autre planète. Il se tenait à l’écart, il les regardait de loin, il ne voulait pas les interrompre et paraître stupide. Et comme la discussion n’en finissait pas, il serait sans doute reparti bredouille si Georges ne l’avait pas abordé.

      Georges rangeait des étagères de bandes dessinées. On aurait pu le prendre pour un employé du club mais il était juste un ami de l’animateur et, dès les premiers mots échangés, Olivier s’est senti en confiance. Il lui a dit son ignorance de l’univers de ces jeux et son désir d’être initié, et Georges lui a répondu qu’il n’y avait rien de plus facile. Pourtant la conversation a vite dévié. Ils se sont mis à parler de romans de science-fiction, et au fil de la conversation il est apparu qu’Olivier en avait lu beaucoup, qu’il avait une mémoire infaillible. Il était capable de dire dans quel chapitre de Dune tel héros apparaissait pour la première fois, et quand il était tué dans une bataille contre les Harkonnens. Et avec ses cheveux blonds et ses yeux égarés, il aurait pu passer pour un jeune prodige. Georges lui a même demandé s’il jouait aux échecs. Et c’est ainsi qu’ils sont devenus amis.

      Georges, lui non plus, ne s'intéressait pas beaucoup aux jeux vidéos. Outre les romans de Philip K. Dick, son domaine de compétence c'était la musique.
      — Quels genres de musiques?
      — Oh, un peu tous les genres. Je suis disquaire chez Harmonia Mundi. Tu connais le magasin?
      Olivier n’y était jamais entré et il ne voulait surtout pas lui parler du violon.
      Il est allé le retrouver quelquefois dans sa boutique. Il y allait le soir, en sortant du lycée, à l’heure où il aurait dû travailler son violon. À cette époque, le disquaire écoutait surtout de l'électro et des musiques de films. Il lui a fait écouter une musique de Vangelis et Olivier a tout de suite reconnu que c'était celle de Blade Runner. Georges lui a parlé aussi de sa copine. Elle s’appelait Victorine et elle était étudiante en philosophie.
      — Il faudra que tu la connaisses. Il faudra qu'un soir, tu viennes dîner chez nous. C’est moi qui fait la cuisine. Tu aimes les pâtes?
      Olivier n’avait jamais répondu à cette invitation. Il n’en avait pas trouvé l’occasion. Il n’en avait pas trouvé le prétexte auprès de ses parents. Mais Georges lui avait parlé aussi d’une boîte de nuit où on pouvait écouter une chanteuse géniale. C'était La Barque rouge, elle se trouvait sur le port.
      — Avec moi, le patron te laissera entrer.
      Et c’est ainsi qu’un jour, Olivier lui a rappelé sa promesse et qu’ils ont pris rendez-vous. 

      mardi 24 septembre 2024

      Georges Forestier et la fabrique des œuvres

      J'ai eu la chance de fréquenter Georges Forestier quand nous étions très jeunes. Ce devait être en 1967-69. Nous découvrions ensemble les chansons de Bob Dylan. Je l'ai retrouvé bien plus tard à Paris, quand Baptiste était élève de classe préparatoire au lycée Louis-Legrand. Nous avons déjeuné tous les trois, un jour d'hiver, au jardin du Luxembourg. Georges était alors devenu un personnage important du milieu universitaire, spécialiste incontesté du théâtre classique. Mes amis Michel Roland-Guill et Denis Castellas l'ont fréquenté eux aussi, à d'autres moments. Nous avons été stupéfaits d'apprendre son décès en avril dernier. Nous étions tous les quatre de la même année: 1951. Michel a eu l'idée de consulter bientôt après sa fiche sur Wikipédia, et il en a rapporté ce paragraphe qu'il a partagé avec nous: "Pour Georges Forestier, la mission principale des études littéraires consiste à se détacher de l'attitude normale du lecteur ou du spectateur (ressentir des émotions, et se livrer à des interprétations) pour tenter de pénétrer dans l'atelier de l'écrivain afin d'essayer de comprendre comment l'œuvre se fait et quel a pu être le cheminement de son auteur." Ces lignes m'ont ému parce que j'aurais pu les écrire.

      On peut aimer le vin mais il faut cultiver ce goût pour devenir capable de distinguer et de nommer les différents arômes dont se compose un bouquet. Comme on peut aimer la musique en étant capable, ou sans être capable, de distinguer et de dire de quoi elle est faite.

      Je me souviens d'une anecdote dont je ne sais pas d'où je la tiens, qui met en scène Pierre Boulez et Igor Stravinsky, debout, côte à côte. Le vieux maître tient à la main une partition nouvellement écrite qu'il montre à son jeune collègue. Pierre Boulez y regarde puis il pointe son doigt sur une mesure en disant: "Pardon, mais il y a là une erreur!" Stravinsky proteste d'abord puis, regardant de plus près, reconnaît qu'en effet un bécarre est malencontreusement venu s'écrire à la place d'un bémol, ou peut-être l'inverse.

      Il y a beau temps que je me dis que la scène littéraire ne serait pas dans l'état où elle est, où une poule serait en peine de retrouver ses poussins, si les professeurs de lettres et les critiques s'attachaient moins à interpréter les œuvres pour plutôt nous apprendre de quoi et comment elles sont faites. Quand, sur France-Musique, un critique nous parle de telle sonate pour piano de Maurice Ravel, il s'attarde aux détails de sa composition, il nous livre certains secrets de fabrication, et en cela il éduque nos oreilles. Tandis que, quand un critique évoque tel roman qui vient de paraître, le plus souvent il nous parle de tout autre chose. Et c'est, le plus souvent, de société ou de politique.

      Je me souviens que, ce jour-là, au jardin du Luxembourg, nous avions évoqué nos goûts communs pour les romans d'Émile Zola, et que Georges Forestier nous avait dit: "Bien sûr, avec la misère des peuples, avec la politique, on peut faire de l'art. Mais c'est à condition de comprendre qu'avec l'art, on ne fait pas de politique."



      Ingénieurs et bricoleurs

      Mes nouvelles sont composites. Dans chacune on trouve des faits, des personnages, des lieux, des circonstances atmosphériques qui s’organisent. Et, à un autre niveau, on les trouve composées de parties, disons de chapitres, qui se succèdent comme des cubes de différentes tailles et de différentes couleurs qu’on aurait alignés.

      Cette hétéroclicité n’a rien d’original. On la retrouve dans toutes les fictions narratives, qu’elles soient romanesques ou filmiques. La différence entre les styles tient à ce que les auteurs décident d’en faire.

      La plupart choisissent d’y mettre du liant. Autant de liant qu’il faut pour qu’on ne voie plus les jointures. D’autres, dont je suis, préfèrent que les contrastes restent bien apparents.

      Ceux qui choisissent de mettre du liant, ce sont les ingénieurs, ceux qui sont publiés par les grandes maisons d’édition parisiennes, et qui peuvent prétendre obtenir un jour des prix littéraires. Leur mérite, mais peut-être aussi leur tort, c’est d’apporter de la cohérence à la fois aux mondes qu’ils décrivent et aux existences des personnages qu’ils mettent en scène. Les autres, dont je suis, ce sont les bricoleurs.

      On peut juger que les bricoleurs le sont et le restent parce qu’ils n’ont pas le talent nécessaire pour devenir des ingénieurs, ou pas la formation. On peut juger aussi que, dans certains cas au moins, leur style de fabrication, qu’on pourrait qualifier de minimaliste, correspond à un goût exigeant, voire même à des convictions politiques.

      Le choix en faveur du composite, qui consiste à pousser les contrastes, présente trois avantages au moins:
      1. Il donne à l’œuvre plus de clarté. Plus de lisibilité. Il fait en sorte que le lecteur ne soit pas endormi, hypnotisé, transporté, manipulé par le récit, mais qu’il garde au contraire toute sa lucidité, et qu’il s'intéresse même à la façon dont c’est fait.
      2. Il permet de donner aux parties qui forment l’œuvre plus de force. Plus de couleurs. Plus d’éclat. Comme on voit dans les aménagements d’espaces de Donald Judd, ou sur un patchwork traditionnel.
      3. Il laisse place au hasard des rencontres improbables qui marquent nos destins personnels, et qui font que nos vies, même les plus simples, les plus humbles, restent ouvertes à l’aventure, de la naissance à la mort.

        dimanche 22 septembre 2024

        Un vendredi de juin

        Jérôme et Odile Soulier avaient été assassinés dans un chalet voisin. Olivier les avait toujours connus. Ses parents et eux étaient amis. Les uns et les autres passaient presque tous leurs weekends à La Colmiane. Jérôme Soulier était opticien sur le boulevard de Cessole, tandis que les Mendens (le père et la mère d’Olivier) tenaient une droguerie sur la rue de Lépante. Les quatre étaient bien faits pour se comprendre et s’apprécier. Les Soulier n’avaient pas d’enfant, et les Mendes n’en avaient qu’un, si bien qu’Olivier avait toujours été au centre des attentions du quatuor.

        Les intrus — selon les traces relevées, ils étaient deux, et sans doute n’avaient-ils d’autre but d’abord que faire main basse sur de l’argent et des bijoux — étaient entrés dans le chalet par la porte de la façade arrière, qui n'était pas verrouillée, et ils avaient trouvé les Soulier, assis sur leur canapé, devant leur poste de télévision. Il devait être onze heures du soir, pas loin de l’heure où ils monteraient à l'étage où était leur chambre pour se dévêtir et se coucher, quand les brigands les avaient menacés de leur arme. Après cela, on avait trouvé la maison dévastée, les meubles brisés comme à coups de hache, et les corps des deux propriétaires tués par balles dans l'entrée, à trois pas de la porte, ce qui donnait à penser que les assaillants étaient sur le point de repartir quand Odile Soulier les avait poursuivis. Elle passe devant son mari pour les invectiver, pour exiger qu’ils leur rendent ce qu’ils leur ont pris, pour les injurier sans doute, et c’est alors que ceux-ci les abattent, elle d’abord et lui ensuite. Qu’avait-elle pu leur dire, pour leur faire honte de leur méfait, et les mettre ainsi en fureur? Maintenant ils sont morts, ils baignent dans leur sang, et les assassins se sont enfuis.

        Tels sont les faits. Le reste, les détails tenaient au secret de l'enquête. Les journaux parlent de deux intrus mais d’une seule arme de poing, et dix minutes plus tard, leur voiture est flashée par la caméra de surveillance qui est placée au carrefour. Et moins d’une semaine plus tard, le couple est interpellé dans un squat qu’ils occupent à Saorge, une vieille baraque délabrée hantée par les chats, où la jeune femme avait ses habitudes, parmi une petite communauté de hippies, et où l’homme, bien connu de la police, était venu se réfugier après sa sortie de prison.

        Rien de très mystérieux dans tout cela, mis à part qu’on ne savait pas ce qu’ils avaient trouvé dans la maison et avec quoi ils étaient repartis. Un butin d’assez de valeur, il fallait croire, pour qu’Odile Soulier les poursuive dans l’entrée au moment où ils allaient franchir la porte.

        Le chalet des Soulier est un peu à l’écart, sur la route de Valdeblore, et les voisins n’avaient rien entendu mis à part ce que font entendre, à onze heures du soir, les postes de télévision, mais bien sûr les Mendes avaient été interrogés, et comme les Souliers étaient leurs amis, on leur avait demandé s’ils voulaient bien jeter un coup d’œil à l’intérieur de la maison, question de signaler certains objets peut-être qu’ils connaissaient et qui avaient disparu. Et c’est alors que Françoise Mendes avait parlé des bijoux que possédait Odile: un bracelet et deux bagues qu’elle tenait de sa mère et qui ne la quittaient jamais, qu’elle portait même à la campagne. On ne les avait pas retrouvés sur elle ni sur sa table de chevet. Et d’avoir vu la maison dévastée après le double assassinat de leurs amis, cela avait pas mal secoué les Mendes, si bien qu’ils étaient restés plusieurs semaines sans retourner à La Colmiane. Le drame s’était produit un samedi soir, début avril, et on en était maintenant aux derniers jours de juin.

        Le vendredi, les Mendes s'échappaient du magasin aussitôt qu’ils pouvaient, et ils attendaient qu’Olivier soit revenu de sa leçon de violon pour l’emmener avec eux à la montagne. Au lycée Masséna, Olivier bénéficiait d’un horaire aménagé parce qu’il étudiait le violon, et le vendredi, en fin d’après-midi, il prenait une leçon chez son professeur qui habitait au bas de l’avenue Borriglione. Et ce vendredi-là marquerait une date importante dans la vie du jeune homme, puisque ce serait celui où il arrêterait l’étude du violon. Il en avait décidé ainsi depuis plusieurs mois, et ses parents avaient d’abord protesté puis ils avaient fini par en admettre l’idée, non sans tristesse, et à présent il n’y avait plus que son professeur à ne pas le savoir.

        Olivier avait toujours vu en lui un adversaire. Il avait commencé l'étude du violon quand il avait six ans, avec une dame qui avait sa maison tout au haut de l’avenue Saint-Philippe. Elle s’appelait Madame Dalbert, et il avait beaucoup aimé aller chez elle pour faire de la musique. Il n’y avait pas d’autobus pour se rendre là-bas, et d’abord sa mère l’avait accompagné en voiture, mais il n’avait pas dix ans quand il avait obtenu de s’y rendre tout seul, à pied, ce qui faisait une longue promenade jusqu'au sommet de la colline, le long d’une avenue peu fréquentée et bordée d’eucalyptus. Les soirs d'hiver, quand il revenait de sa leçon, il faisait déjà nuit mais il n’avait pas peur, ou peur juste assez pour lui faire songer aux romans d'aventures qu’il lisait et parmi lesquels il préférait L’Île au trésor.

        Il avait connu avec elle huit années de bonheur, au bout desquelles elle lui avait fait valoir que le moment était venu pour lui d’entrer au conservatoire, et en effet il y avait été admis, et désormais il avait pour professeur Monsieur Mazière qui était le premier violon solo de l’orchestre de l'Opéra. Et d’abord, il s'était imaginé qu’à côté du conservatoire, il pourrait continuer de prendre des leçons particulières avec Madame Dalbert, mais Monsieur Mazière ne lui avait pas laissé le choix. Et ainsi, depuis trois ans, il avait rendez-vous avec lui deux fois par semaine, une fois au conservatoire de Cimiez, l’autre, le vendredi soir, dans sa maison de l’avenue Borriglione.

        Il régnait au conservatoire de Cimiez une atmosphère brouillonne et pleine de gaieté. Les locaux étaient aménagés dans une imposante demeure datant de la fin du siècle précédent et qui, de l’extérieur, au milieu de son jardin planté de palmiers, ressemblait à une grosse meringue, tandis qu’à l’intérieur rien n’était adapté à sa fonction. Les plafonds étaient trop hauts, les escaliers étaient trop larges, les portes fermaient mal, et surtout les salles de cours n'étaient pas insonorisées. Si bien qu’on prétendait exercer son oreille et ses doigts dans une joyeuse cacophonie qui avait, pour les élèves, l’avantage d’autoriser les pires approximations. Et puis, on s’y retrouvait aussi entre filles et garçons. Et dans ce contexte les manières empesées de Monsieur Mazière lui donnaient l’air un peu ridicule d’un automate, tandis que, quand on était chez lui, dans sa maison particulière de l’avenue Borriglione, elles ne faisaient plus rire.

        La maison était au fond d’un jardin. Il fallait passer la grille, le jardin était sombre et quand au bout de l'allée toute droite vous arriviez à la porte, vous étiez accueilli par une bonne qui vous conduisait au salon de musique. Là, il y avait des meubles de style provençal, un miroir au-dessus d'une cheminée, un piano pour les éventuels accompagnateurs et un pupitre tout raide qui semblait vous attendre pour vous crucifier ou vous soumettre à la question. Un délai de trois ou quatre minutes vous était alors accordé, que vous mettiez à profit en sortant les partitions de votre cartable, en les posant sur le pupitre, chacune ouverte à la bonne page, en accordant votre violon, en passant de la colophane sur les crins de votre archet, peut-être en répétant quelque trait difficile où il y avait des accords, des changements de positions acrobatiques pour la main gauche, glissant du plus grave au plus aigu, jusqu'à ce qu’enfin, comme un automate sorti de son décor, apparaisse le professeur de musique.

        Monsieur Mazière était un homme petit, très mince, qui se tenait bien droit, toujours vêtu d’un costume impeccable, porté sur un polo invariablement gris, fermé au cou, et avec à la main un gros crayon taillé aux deux bouts, un rouge et un bleu. Il parlait peu, comme s’il avait dû économiser sa voix, il relevait chaque erreur en frappant du bout de son crayon l’endroit de la partition où elle avait été commise. Il n'était jamais satisfait. Son exigence était proportionnée au prix de ses leçons. Il ne riait jamais. Il avait de toute évidence une haute idée de sa valeur. Et chaque fois, en sortant de chez lui, Olivier se demandait comment il avait pu supporter une pareille épreuve.

        Il avait enduré ce régime vexatoire pendant trois ans. Il n’avait pas tardé à comprendre que la partie était perdue, qu’il ne serait jamais le violoniste qu’il avait rêvé de devenir lorsqu’il était enfant, mais de là à l’avouer à ses parents, c'était une autre affaire, et plus encore qu’à ses parents, à Madame Dalbert. Il continuait d’aller la voir deux ou trois fois par an, et dans ces occasions il lui apportait des boîtes de chocolat mais il venait sans son violon, car alors elle aurait voulu qu’il lui joue quelque chose, et il n’aurait pas pu le faire sans qu’elle s'aperçoive qu’il jouait beaucoup moins bien à présent que lorsqu'il avait quatorze ans et qu’il était son élève, et cela l’aurait déçue.

        Et donc ce vendredi, il avait décidé de prendre sa leçon comme les autres fois, puis qu’au moment de partir il lui annoncerait qu’après les vacances d'été, il ne reviendrait pas. Et quand il l’avait fait, Monsieur Mézière s'était montré surpris et fâché, comme Olivier s’y était attendu. Il lui avait répondu que ce n’était pas là une décision à prendre à la légère, que ses parents avaient fait d’importants sacrifices pour lui, qu’il comptait bien les avoir au téléphone, qu’on en reparlerait à la rentrée. Devant quoi, Olivier avait souri, comme il savait sourire, d’un air timide en même temps que moqueur, il avait dit “Au revoir, Monsieur Mazière”, et il était parti.

        Pour autant, il savait que ce ne serait pas facile du tout, de poser son violon dans sa chambre pour ne jamais le rouvrir, ou pour ne plus le faire qu’en amateur, un amateur qui se montrerait chaque fois plus incertain, plus malhabile, comme monté debout dans une barque qui prend l’eau. La maison ce soir-là serait vide, il aurait deux longs jours à passer dans cette solitude. Aussi, pour ce premier soir au moins, avait-il prévu de sortir avec un camarade.

          Le blanc et le noir

          Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...