vendredi 1 novembre 2024

Le balcon

Florent m’a appelé, un soir, pour me dire que son père était malade. Il sortait d’une grave opération, et Florent était en Argentine, où il habitait, tandis que son père était à Nice. Il m’a dit: “Louise vient le voir chaque semaine, mais elle habite loin, tu le sais, elle doit prendre le train. Alors, si tu peux aller le voir.”
Je me suis demandé de quand datait la dernière visite que je lui avais faite. C'était au milieu de l'été, je m'étais inquiété pour lui à cause de la chaleur, et nous étions en novembre. Ce n'était donc pas si vieux. Et je l’avais trouvé en bonne forme, il était fier d’avoir maigri. Et comme chaque fois, il m’avait fait faire le tour de son appartement pour me montrer qu’il était propre et tout le confort moderne dont il était pourvu. Le réfrigérateur, qu’il avait ouvert pour m’en montrer l’intérieur, le four à micro-ondes, la machine à café, les postes de télévision dans chacune des trois pièces, le tourne-disques qui était au salon, et les photos affichées partout. Celles de sa famille. Il m’avait dit: “Je reste ici, assis dans mon fauteuil, et je les ai tous autour de moi, et je parle à chacun, et j'écoute nos chansons. Que veux-tu de mieux? C’est Florent qui t’envoie?”
Et de nouveau il m’avait raconté deux ou trois histoires parmi celles que je lui entendais raconter depuis que j'étais enfant, des histoires que je connaissais par cœur, aussi bien que Florent et Louise, je ne sais plus lesquelles.
“Tu as toujours ta femme de ménage? ai-je voulu m’assurer.
— Bien sûr, elle vient tous les jours. Elle fait mon marché, elle fait mon ménage, elle prépare mes repas pour le midi et pour le soir. Après la visite du docteur, si le docteur a changé mon ordonnance, elle va à la pharmacie.”
Ce jour-là, il ne m’a pas parlé de mon père, comme il lui arrivait de faire quand nous étions seuls, et je ne me suis pas approché des photos où je savais qu’on le voyait, mais il m’a parlé de sa femme, ma tante Lucie, qui était morte trois ans auparavant et qui, dans les dernières années, avait fini par ne plus écouter à la télévision que des chaînes italiennes.

L’oncle Fernand avait remplacé mon père. Il avait été le double de mon père absent. Au moins une fois par an, je prenais le train de Nice pour passer un mois entier de vacances avec lui et avec sa famille. Peu après son arrivée à Paris, ma mère s'était mariée, j’avais alors trois ans, et je ne peux pas dire que Gérard Lefranc m’ait jamais maltraité, mais je ne pouvais pas douter non plus qu’il portait sur moi un regard méfiant. Et ma mère elle-même portait sur moi un regard où parfois je lisais de la méfiance en même temps que de la tristesse.
La raison de cette méfiance, je ne devais la comprendre que plus tard, le jour de mes seize ans, quand mon oncle Fernand m’a attiré dans son bureau où nous étions seuls, et où il m'a donné à lire les articles de journaux qui étaient parus au moment du procès et qu’il avait gardés à mon intention.
J’ai d’abord porté le nom de ma mère, puisque mon père n’avait pas eu le temps de me reconnaître à la mairie, puis j’ai porté le nom de mon beau-père quand celui-ci m’a adopté, si bien qu’à Paris personne ne pouvait savoir de quel père j'étais le fils, et même à Nice où je retrouvais la famille de mon père, personne ne me parlait de lui. Ou plutôt, non, personne ne me parlait du drame à la suite duquel il avait été rayé de la surface de la terre, sans que pourtant son nom ait été oublié, sans que sa figure ait été effacée des photos et des films d’amateurs que l’oncle Fernand nous donnait à visionner, les soirs d'été, sur la terrasse de sa villa de Bendejun où toute la famille était réunie. Et il n'était pas absent non plus des souvenirs que les adultes évoquaient, qu’ils se répétaient l’un à l’autre en buvant des verres d’orangeade, en mangeant des gâteaux au saindoux et à la cannelle, des souvenirs émaillés des noms de lieux, toujours les mêmes, Sidi-Ferruch, El Biar, Hussein-Dey, Birmendreis, la Pointe Pescade, le Ravin de la Femme sauvage, les Bains romains, que nous autres enfants ne connaissions pas, que quant à moi je ne connaîtrais jamais, et qui concernaient le passé de notre famille algéroise, qui en avaient été le berceau, des anecdotes amusantes dans lesquelles la figure de mon père se retrouvait au hasard, ni plus ni moins souvent que celles des autres membres de la famille, comme celle d’un personnage un peu burlesque du cinéma muet, tenant son rôle de grand frère un peu trop sérieux, un peu trop rigide, celui que leur mère appelait “l’instituteur”. Il portait des lunettes et, comme Buster Keaton, il ne souriait jamais.
C'était ainsi, dans ce rôle, qu’ils voulaient se souvenir de lui. Le reste était effacé de leurs dires mais bien sûr pas de leurs mémoires, mon oncle Fernand étant le seul autorisé, s'étant lui-même autorisé à en parler avec moi.

À suivre...


Version complète dans Les années d'après (7.7)


mercredi 30 octobre 2024

Quid des histoires?

Une histoire, c’est ce qui vaut d'être raconté.

Un auteur raconte une histoire parce que, selon lui, elle mérite d'être racontée. Et, quand il la propose au lecteur, c’est sous la forme d’une question. Il attend de savoir si celui-ci voit bien ce en quoi elle mérite d'être racontée.

Ce en quoi l’histoire vaut d'être racontée, ni l’auteur ni le lecteur ne peuvent le dire, sans quoi l’histoire ne mériterait pas d'être racontée. Car alors, il suffirait de le dire, tandis que l’histoire dit ce qu’elle dit comme elle le fait, dans son ordre et son intégralité, et pas autrement. Pour autant, auteur et lecteur peuvent se parler et faire signe, l’un comme l’autre, vers ce qu’ils comprennent de l’histoire, et s’entendre à peu près là-dessus. Les critiques s’y emploient.

Selon la définition que je propose, une histoire a donc une valeur. Et cette valeur n’est pas relative, ce n’est pas un prix. Elle est incommensurable, c’est-à-dire absolue. C’est une histoire, et elle a une valeur qui ne se calcule pas, ou ce n’est pas une histoire, et elle n’en a pas.

En ce sens, on peut dire que la question des histoires est éminemment politique. Le discours du pouvoir ne cesse de nous dire quelles sont les histoires importantes, celles qui seraient vraiment significatives, et il refuse ou invisibilise celles qui ne le seraient pas. En face de quoi, l’art de la fiction ne cesse d’en proposer d’autres, d’en faire entendre toujours de nouvelles, qui concernent, par exemple, les évènements qui se produisent dans le milieu naturel, comme fait depuis toujours la poésie, comme font remarquablement, par exemple, les haïkus, ou des évènements qui se produisent dans la vie domestique, comme a fait remarquablement aussi Chantal Ackermann dans son Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles.

Pour autant, une histoire ne perd rien à être inventée. Car sa fonction première, sa condition primordiale, n’est pas de dire la réalité des choses mais de produire du sens. Elle dit chaque fois: “Cela aussi a un sens. Lisez, voyez, écoutez!”

Ce qui se passe dans le milieu naturel ou dans la vie domestique a besoin d’une histoire pour acquérir du sens et ainsi une valeur incommensurable. À l’inverse, on peut raconter ce qui se passe seulement dans l’imagination, car cela fait partie aussi de l’expérience humaine. N’en est pas moins révélateur de ce qui fait notre vie.

Il n’est pas d’histoire qui n’enrichisse notre perception du monde et de notre propre vie. D'être inventée, l’histoire d’Ulysse n’a pas moins de sens et de valeur pour nous, elle n’en est pas moins exemplaire que la biographie de Steve Jobs.

Une histoire est toujours une. Un haïku raconte bien évidemment une histoire et une seule, tandis qu’il y a toujours dans un roman plusieurs histoires. Mais pour qu’il s'agisse d’un roman, il faut que cette pluralité d’histoires se rassemble quelque part en une seule.

Une histoire est toujours une énigme, en tant qu’on ne peut pas dire au juste quel sens elle revêt. On peut seulement la raconter. Il y a un sens de notre condition humaine qui est contenu dans Le Château de Kafka. Et on ne peut pas dire (interpréter) ce qu’il dit autrement qu’il ne fait. En quoi il est irremplaçable.

Les histoires contestent l’insignifiance de nos vies en même temps qu’elles la soulignent en montrant notamment les effets du hasard.

mardi 29 octobre 2024

Le Quatuor de Saint-Ouen

Une professeure de français veut écrire un roman. Elle appelle un ancien compagnon pour le lui raconter au téléphone, au fur et à mesure qu’elle l’invente. Il y est question d’une professeur de français qui s’attache à un quatuor de très jeunes gens qui se retrouvent à Saint-Ouen sans qu’on sache très bien ce qui les rassemble. Il y est question de Brigitte Fontaine et de Carson McCullers. On reconnaît un thème illustré par Mikhaël Hers dans Primrose Hill (2007).

3380 mots. Environ 14 minutes de lecture.


samedi 26 octobre 2024

Lincoln Heights

Un disquaire dijonnais retraité à Nice reprend contact avec un vieux camarade, sound designer, exilé à Los Angeles. Grâce à internet et à la visiophone, ils peuvent évoquer les paysages, parler de musique pop et surtout de cinéma. Mais à quoi se raccrocher quand on est si vieux? Qu’est-ce qui peut conclure l’histoire pour lui donner un sens?

2897 mots. Environ 12 mn de lecture.


dimanche 20 octobre 2024

Rien d’autre

Elle ne cesse pas de marcher. Elle a perdu sa fille. Qu'une fille perde sa mère, cela se conçoit, cela se voit chaque jour. Mais qu'une mère perde sa fille. Quand l'a-t-elle égarée et où? Elle se dit qu'elle aurait dû faire plus attention. Mais elle n'imaginait pas. D'ailleurs, est-elle bien sûre de l'avoir perdue? A-t-elle jamais eu de fille? Parfois elle en doute. Elle lui ressemblait tellement. C'était elle. En plus jeune, en plus charmante. Elle se souvient d'elle quand elle-même s'égare. Il ne lui reste qu'à marcher. Je la vois qui marche. Elle a remarqué qu'en marchant beaucoup, peu de verres de vin suffisent qu'elle boit aux comptoirs de bistrots de rencontre. La seule chose importante est de s'éloigner autant que possible du centre de la ville. Où sont les lumières des commerces et de la vie des autres. D'abord elle prend le tramway, puis, au bout de la ligne de tramway, elle descend et elle marche. Pourvu qu’elle marche, il n'est pas nécessaire de boire beaucoup. Et même, il ne faut pas. Pourvu que ce soit déjà dans les faubourgs. Non loin du cimetière. Elle n'entre pas au cimetière. À cette heure, celui-ci est fermé. Elle erre aux alentours, à la tombée de la nuit, puis encore quand la nuit est complète. Où sont des boutiques de fleuristes et d'inscriptions funéraires. Gravées sur le marbre. Avec des sculptures d'anges et de fleurs. De livres ouverts. Parfois, quand elle entre dans un bistrot et qu'elle s'avance au comptoir, il y a de la musique. Un clip sur l'écran du poste de télévision fixé au-dessus du comptoir. Alors, elle reste plus longtemps. Elle regarde et elle écoute. Sans boire plus d'un verre, parfois deux. Voilà l'histoire. Il n'y en a pas d'autre. Elle doit garder la force de reprendre un tramway pour rentrer chez elle, en fin de compte. Pour dormir et recommencer ainsi le lendemain. Rien d'autre. Le cimetière se trouve dans un faubourg où, devant, il y a la mer.

samedi 19 octobre 2024

Après l’école

Nous aurions avantage, me semble-t-il, à accorder une place beaucoup plus importante aux pratiques amateures de l'art, celles d'abord du théâtre, de la danse et de la musique. Et, par conséquent, beaucoup plus d'argent aussi. Comment ne pas souhaiter que les élèves de nos établissements scolaires quittent l'école (ou le collège, ou le lycée) tous les jours après trois heures de l'après-midi, ou même avant, pour se consacrer à des activités qui ne leur seront pas imposées mais qu'ils auront choisies? Pour faire du théâtre avec des comédiens, de la danse avec des danseurs et de la musique avec des musiciens? Ou, aussi bien, des arts visuels avec des plasticiens, et de l'écriture créative avec des auteurs.

Il me semble que Franz Kafka aurait été de mon avis, et qu'Ariane Mnouchkine le serait aussi.

On s'épuise à vouloir que les jeunes aillent au théâtre, au concert, au ballet. Et on se plaint de ce qu'ils ne montrent pas beaucoup d'enthousiasme à le faire. Mais on le fait sans vouloir considérer que ce qu'ils refusent, ce n'est pas le théâtre, ou la danse, ou la musique, c'est bien plutôt la place de spectateurs à laquelle on les assigne. Ce qu'ils refusent ou qu'ils n'acceptent plus aujourd'hui très volontiers, c'est d'être réduits au statut d'admirateurs du talent des autres.

À huit ans comme à seize, ils n'ont pas grand-chose à faire de ce que Molière, en son temps, fut un génie. De ce qu'il voulut combattre les préjugés de l'Ancien régime, comme leurs professeurs de français s'épuisent à vouloir leur faire entendre et approuver. Cela les fatigue. Ils ne sont pas disponibles pour l'entendre. Ce n'est pas leur problème. En revanche, quand on leur propose de s'engager dans l'activité collective d'un atelier de théâtre conduit par de vrais comédiens, pour peu que ceux-ci connaissent leur métier et soient désireux de transmettre ce qu’ils savent, on les voit se passionner, presque toujours. Et avec cela, en engageant leurs corps dans l’aventure, ils apprennent beaucoup. Au moins, à faire ensemble.

vendredi 18 octobre 2024

Double vie

La vieillesse a sur moi un effet surprenant: celui de dédoubler mon existence. J’avais une vie, j'étais tout entier occupé par la vie que j’avais, puis je suis entré dans un temps qui est celui de la retraite, où je ne suis plus tenu par grand-chose. Et alors, je me souviens de ce que j’ai été, de ce que j’ai fait avec les personnes que j’ai aimées. Mais bizarrement, je me souviens aussi de ce que je n’ai pas été mais que j’aurais pu être, que j’ai rêvé de devenir quand j’avais seize ans. De ce que j’avais le désir et peut-être le talent de devenir et que les hasards de la vie (au moins une rencontre) ont fait que je ne suis pas devenu. Et bizarrement encore, je n’éprouve pas de nostalgie, encore moins de regret, pour la bonne raison que celui que je n’ai pas été a autant d’existence pour moi aujourd'hui, autant d’épaisseur, ou pas moins que celui que j’ai été et que, de toute façon, je ne suis plus.

Mon existence a désormais son double. Tout se passe comme si j'étais hanté par le fantôme d’un autre moi-même. Faustine me disait il y a peu qu'après la mort de sa mère, je me suis rencontré, et cette remarque m’a paru très juste, pour autant qu’elle disait que j’ai rencontré mon double. Car ce que j’ai été dans la réalité des choses, je l’ai bien été, et je n’y renonce pas le moins du monde, je ne m’en détache pas. Mais oui, j’ai désormais affaire aussi à un double. Et les petits travaux littéraires auxquels je me livre depuis quatre ans, sous le signe de Nice-Nord, m'auront servi à combiner les deux.

Fenêtre sur cour

Il a continué à marcher vers le nord, sur la rue de Rivoli. Il a traversé la rue de la Buffa puis le boulevard Victor Hugo, il est arrivé ai...