La vieillesse est un moment bien choisi pour se raconter des histoires. Je veux dire, pour inventer des histoires qui seront destinées d’abord, et peut-être seulement, à son propre usage, à son propre amusement, ou même, pourquoi pas, à une forme de délectation morose. Et ces histoires, on les inventera bien sûr à partir de sa propre expérience.
La vieillesse est un moment, en effet, où on a beaucoup vécu en même temps qu’en général on ne vit plus grand-chose; où on a connu toutes sortes de gens, “des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires“ (G. Brassens), tandis qu’à présent on ne voit plus grand monde; où souvent même on se retrouve seul et où on est délivré de presque toute obligation; où on n’a plus qu’à s’occuper de soi, de la santé de son corps et celle de son esprit. Et où, surtout peut-être, on ne doit plus rien à personne, pas même la vérité d’un quelconque témoignage.
Alors, pourquoi se priver de le faire?
J’imagine que l’invention d’histoires doit occuper une place importante dans la vie des malades et des prisonniers. Je me suis toujours demandé si les prisonniers des camps de la Shoah s’inventaient des histoires; je crois que la réponse est oui. Et Jean-Paul Kauffmann, pendant les trois années où il fut prisonnier au Liban, s’inventait-il des histoires au fond de sa geôle? Je voudrais lui poser la question.
Quant à la nature de ces histoires, il me semble qu’elles présentent deux caractères apparemment contradictoires mais qui sont en réalité complémentaires.
Si l’on veut pleinement profiter de l’immense liberté que la vie nous accorde enfin, on les inventera à partir du matériel dont on dispose, c’est-à-dire de ses propres souvenirs, sans se soucier de faire d'importantes recherches qui alourdiraient le propos et brideraient l'imagination.
Convainquons-nous que la question de l'exactitude n'est plus de mise.
J’adore l’idée de faire avec ce qu’on a, de pratiquer en cela une forme d’art que je qualifierais de minimaliste. Mais j’adore aussi l’idée de transformer, d’agencer, de déplacer, de coller, d’ajouter, de retrancher, comme nous avons l’habitude de voir que font nos rêves. Car autant admettre une fois pour toutes que la réalité des faits n’est pas le tout de l’expérience, et que, par conséquent, en rendant compte de la réalité des faits, on ne fait encore que se mettre à couvert. On se donne prétexte à ne pas dire ce qui compte vraiment.
J’y pensais voici peu en relisant Dix heures et demie du soir en été, de Marguerite Duras. Je me disais que ce récit rend compte sans doute d’une expérience vécue par l'auteure, qu’il se situe sans doute au plus près de cette expérience, en même temps que, très probablement aussi, il procède d’une géniale invention. Celle de Rodrigo Paestra, qui aurait tué sa jeune épouse de dix-neuf ans ainsi que son amant. Dans une nuit espagnole essuyée par des tonnes de pluie, le personnage se réduit à une ombre cachée sur les toits. Toute la police le recherche, tandis que la narratrice, ivre de manzanillas, veut l’aider à s’enfuir.
Et je me disais aussi que cette invention, loin de travestir la vérité, permet à son auteure de rendre compte d’une expérience vécue qui, sans elle, n’aurait pas pu se dire, en même temps qu’elle fait ressembler cette œuvre à petit un roman populaire, accessible à tous, sombre à ravir, proche de ce qu’on trouve dans les mêmes années chez David Goodis ou William Irish.
Georges n’est plus un enfant. Il a une petite amie avec laquelle il vit en couple et il a abandonné ses études pour travailler chez un marchand de disques. Olivier l’a rencontré dans un club de jeux vidéos où il venait pour la première fois. Ses camarades de lycée avaient tous la passion de ces jeux tandis qu’Olivier les regardait de loin. Il faut dire qu’il n’avait pas beaucoup de temps à leur consacrer, à cause du violon et de ses entraînements à la piscine. Quand il a poussé la porte du club, il avait en tête qu’il abandonnerait bientôt l’étude du violon et il se disait que sa vie risquerait alors de lui paraître vide. Depuis l’âge de six ans, pour ceux qui le connaissaient, il avait toujours été l’apprenti violoniste. L’étude du violon lui était une excuse pour être par ailleurs un élève médiocre ainsi qu’un jeune homme timide. Et à présent, il avait plutôt envie de devenir un garçon comme les autres.
Il venait pour qu’on le conseille, qu’on lui explique. Mais celui qui paraissait l’animateur du club se trouvait alors en grande discussion avec un groupe de joueurs qui parlaient avec lui un langage visiblement appris sur une autre planète. Il se tenait à l’écart, il les regardait de loin, il ne voulait pas les interrompre et paraître stupide. Et comme la discussion n’en finissait pas, il serait sans doute reparti bredouille si Georges ne l’avait pas abordé.
Georges rangeait des étagères de bandes dessinées. On aurait pu le prendre pour un employé du club mais il était juste un ami de l’animateur et, dès les premiers mots échangés, Olivier s’est senti en confiance. Il lui a dit son ignorance de l’univers de ces jeux et son désir d’être initié, et Georges lui a répondu qu’il n’y avait rien de plus facile. Pourtant la conversation a vite dévié. Ils se sont mis à parler de romans de science-fiction, et au fil de la conversation il est apparu qu’Olivier en avait lu beaucoup, qu’il avait une mémoire infaillible. Il était capable de dire dans quel chapitre de Dune tel héros apparaissait pour la première fois, et quand il était tué dans une bataille contre les Harkonnens. Et avec ses cheveux blonds et ses yeux égarés, il aurait pu passer pour un jeune prodige. Georges lui a même demandé s’il jouait aux échecs. Et c’est ainsi qu’ils sont devenus amis.
Georges, lui non plus, ne s'intéressait pas beaucoup aux jeux vidéos. Outre les romans de Philip K. Dick, son domaine de compétence c'était la musique.
— Quels genres de musiques?
— Oh, un peu tous les genres. Je suis disquaire chez Harmonia Mundi. Tu connais le magasin?
Olivier n’y était jamais entré et il ne voulait surtout pas lui parler du violon.
Il est allé le retrouver quelquefois dans sa boutique. Il y allait le soir, en sortant du lycée, à l’heure où il aurait dû travailler son violon. À cette époque, le disquaire écoutait surtout de l'électro et des musiques de films. Il lui a fait écouter une musique de Vangelis et Olivier a tout de suite reconnu que c'était celle de Blade Runner. Georges lui a parlé aussi de sa copine. Elle s’appelait Victorine et elle était étudiante en philosophie.
— Il faudra que tu la connaisses. Il faudra qu'un soir, tu viennes dîner chez nous. C’est moi qui fait la cuisine. Tu aimes les pâtes?
Olivier n’avait jamais répondu à cette invitation. Il n’en avait pas trouvé l’occasion. Il n’en avait pas trouvé le prétexte auprès de ses parents. Mais Georges lui avait parlé aussi d’une boîte de nuit où on pouvait écouter une chanteuse géniale. C'était La Barque rouge, elle se trouvait sur le port.
— Avec moi, le patron te laissera entrer.
Et c’est ainsi qu’un jour, Olivier lui a rappelé sa promesse et qu’ils ont pris rendez-vous.
J'ai eu la chance de fréquenter Georges Forestier quand nous étions très jeunes. Ce devait être en 1967-69. Nous découvrions ensemble les chansons de Bob Dylan. Je l'ai retrouvé bien plus tard à Paris, quand Baptiste était élève de classe préparatoire au lycée Louis-Legrand. Nous avons déjeuné tous les trois, un jour d'hiver, au jardin du Luxembourg. Georges était alors devenu un personnage important du milieu universitaire, spécialiste incontesté du théâtre classique. Mes amis Michel Roland-Guill et Denis Castellas l'ont fréquenté eux aussi, à d'autres moments. Nous avons été stupéfaits d'apprendre son décès en avril dernier. Nous étions tous les quatre de la même année: 1951. Michel a eu l'idée de consulter bientôt après sa fiche sur Wikipédia, et il en a rapporté ce paragraphe qu'il a partagé avec nous: "Pour Georges Forestier, la mission principale des études littéraires consiste à se détacher de l'attitude normale du lecteur ou du spectateur (ressentir des émotions, et se livrer à des interprétations) pour tenter de pénétrer dans l'atelier de l'écrivain afin d'essayer de comprendre comment l'œuvre se fait et quel a pu être le cheminement de son auteur." Ces lignes m'ont ému parce que j'aurais pu les écrire.
On peut aimer le vin mais il faut cultiver ce goût pour devenir capable de distinguer et de nommer les différents arômes dont se compose un bouquet. Comme on peut aimer la musique en étant capable, ou sans être capable, de distinguer et de dire de quoi elle est faite.
Je me souviens d'une anecdote dont je ne sais pas d'où je la tiens, qui met en scène Pierre Boulez et Igor Stravinsky, debout, côte à côte. Le vieux maître tient à la main une partition nouvellement écrite qu'il montre à son jeune collègue. Pierre Boulez y regarde puis il pointe son doigt sur une mesure en disant: "Pardon, mais il y a là une erreur!" Stravinsky proteste d'abord puis, regardant de plus près, reconnaît qu'en effet un bécarre est malencontreusement venu s'écrire à la place d'un bémol, ou peut-être l'inverse.
Il y a beau temps que je me dis que la scène littéraire ne serait pas dans l'état où elle est, où une poule serait en peine de retrouver ses poussins, si les professeurs de lettres et les critiques s'attachaient moins à interpréter les œuvres pour plutôt nous apprendre de quoi et comment elles sont faites. Quand, sur France-Musique, un critique nous parle de telle sonate pour piano de Maurice Ravel, il s'attarde aux détails de sa composition, il nous livre certains secrets de fabrication, et en cela il éduque nos oreilles. Tandis que, quand un critique évoque tel roman qui vient de paraître, le plus souvent il nous parle de tout autre chose. Et c'est, le plus souvent, de société ou de politique.
Je me souviens que, ce jour-là, au jardin du Luxembourg, nous avions évoqué nos goûts communs pour les romans d'Émile Zola, et que Georges Forestier nous avait dit: "Bien sûr, avec la misère des peuples, avec la politique, on peut faire de l'art. Mais c'est à condition de comprendre qu'avec l'art, on ne fait pas de politique."
Mes nouvelles sont composites. Dans chacune on trouve des faits, des personnages, des lieux, des circonstances atmosphériques qui s’organisent. Et, à un autre niveau, on les trouve composées de parties, disons de chapitres, qui se succèdent comme des cubes de différentes tailles et de différentes couleurs qu’on aurait alignés.
Cette hétéroclicité n’a rien d’original. On la retrouve dans toutes les fictions narratives, qu’elles soient romanesques ou filmiques. La différence entre les styles tient à ce que les auteurs décident d’en faire.
La plupart choisissent d’y mettre du liant. Autant de liant qu’il faut pour qu’on ne voie plus les jointures. D’autres, dont je suis, préfèrent que les contrastes restent bien apparents.
Ceux qui choisissent de mettre du liant, ce sont les ingénieurs, ceux qui sont publiés par les grandes maisons d’édition parisiennes, et qui peuvent prétendre obtenir un jour des prix littéraires. Leur mérite, mais peut-être aussi leur tort, c’est d’apporter de la cohérence à la fois aux mondes qu’ils décrivent et aux existences des personnages qu’ils mettent en scène. Les autres, dont je suis, ce sont les bricoleurs.
On peut juger que les bricoleurs le sont et le restent parce qu’ils n’ont pas le talent nécessaire pour devenir des ingénieurs, ou pas la formation. On peut juger aussi que, dans certains cas au moins, leur style de fabrication, qu’on pourrait qualifier de minimaliste, correspond à un goût exigeant, voire même à des convictions politiques.
Le choix en faveur du composite, qui consiste à pousser les contrastes, présente trois avantages au moins:
Il donne à l’œuvre plus de clarté. Plus de lisibilité. Il fait en sorte que le lecteur ne soit pas endormi, hypnotisé, transporté, manipulé par le récit, mais qu’il garde au contraire toute sa lucidité, et qu’il s'intéresse même à la façon dont c’est fait.
Il permet de donner aux parties qui forment l’œuvre plus de force. Plus de couleurs. Plus d’éclat. Comme on voit dans les aménagements d’espaces de Donald Judd, ou sur un patchwork traditionnel.
Il laisse place au hasard des rencontres improbables qui marquent nos destins personnels, et qui font que nos vies, même les plus simples, les plus humbles, restent ouvertes à l’aventure, de la naissance à la mort.
Jérôme et Odile Soulier avaient été assassinés dans un chalet voisin. Olivier les avait toujours connus. Ses parents et eux étaient amis. Les uns et les autres passaient presque tous leurs weekends à La Colmiane. Jérôme Soulier était opticien sur le boulevard de Cessole, tandis que les Mendens (le père et la mère d’Olivier) tenaient une droguerie sur la rue de Lépante. Les quatre étaient bien faits pour se comprendre et s’apprécier. Les Soulier n’avaient pas d’enfant, et les Mendes n’en avaient qu’un, si bien qu’Olivier avait toujours été au centre des attentions du quatuor.
Les intrus — selon les traces relevées, ils étaient deux, et sans doute n’avaient-ils d’autre but d’abord que faire main basse sur de l’argent et des bijoux — étaient entrés dans le chalet par la porte de la façade arrière, qui n'était pas verrouillée, et ils avaient trouvé les Soulier, assis sur leur canapé, devant leur poste de télévision. Il devait être onze heures du soir, pas loin de l’heure où ils monteraient à l'étage où était leur chambre pour se dévêtir et se coucher, quand les brigands les avaient menacés de leur arme. Après cela, on avait trouvé la maison dévastée, les meubles brisés comme à coups de hache, et les corps des deux propriétaires tués par balles dans l'entrée, à trois pas de la porte, ce qui donnait à penser que les assaillants étaient sur le point de repartir quand Odile Soulier les avait poursuivis. Elle passe devant son mari pour les invectiver, pour exiger qu’ils leur rendent ce qu’ils leur ont pris, pour les injurier sans doute, et c’est alors que ceux-ci les abattent, elle d’abord et lui ensuite. Qu’avait-elle pu leur dire, pour leur faire honte de leur méfait, et les mettre ainsi en fureur? Maintenant ils sont morts, ils baignent dans leur sang, et les assassins se sont enfuis.
Tels sont les faits. Le reste, les détails tenaient au secret de l'enquête. Les journaux parlent de deux intrus mais d’une seule arme de poing, et dix minutes plus tard, leur voiture est flashée par la caméra de surveillance qui est placée au carrefour. Et moins d’une semaine plus tard, le couple est interpellé dans un squat qu’ils occupent à Saorge, une vieille baraque délabrée hantée par les chats, où la jeune femme avait ses habitudes, parmi une petite communauté de hippies, et où l’homme, bien connu de la police, était venu se réfugier après sa sortie de prison.
Rien de très mystérieux dans tout cela, mis à part qu’on ne savait pas ce qu’ils avaient trouvé dans la maison et avec quoi ils étaient repartis. Un butin d’assez de valeur, il fallait croire, pour qu’Odile Soulier les poursuive dans l’entrée au moment où ils allaient franchir la porte.
Le chalet des Soulier est un peu à l’écart, sur la route de Valdeblore, et les voisins n’avaient rien entendu mis à part ce que font entendre, à onze heures du soir, les postes de télévision, mais bien sûr les Mendes avaient été interrogés, et comme les Souliers étaient leurs amis, on leur avait demandé s’ils voulaient bien jeter un coup d’œil à l’intérieur de la maison, question de signaler certains objets peut-être qu’ils connaissaient et qui avaient disparu. Et c’est alors que Françoise Mendes avait parlé des bijoux que possédait Odile: un bracelet et deux bagues qu’elle tenait de sa mère et qui ne la quittaient jamais, qu’elle portait même à la campagne. On ne les avait pas retrouvés sur elle ni sur sa table de chevet. Et d’avoir vu la maison dévastée après le double assassinat de leurs amis, cela avait pas mal secoué les Mendes, si bien qu’ils étaient restés plusieurs semaines sans retourner à La Colmiane. Le drame s’était produit un samedi soir, début avril, et on en était maintenant aux derniers jours de juin.
Le vendredi, les Mendes s'échappaient du magasin aussitôt qu’ils pouvaient, et ils attendaient qu’Olivier soit revenu de sa leçon de violon pour l’emmener avec eux à la montagne. Au lycée Masséna, Olivier bénéficiait d’un horaire aménagé parce qu’il étudiait le violon, et le vendredi, en fin d’après-midi, il prenait une leçon chez son professeur qui habitait au bas de l’avenue Borriglione. Et ce vendredi-là marquerait une date importante dans la vie du jeune homme, puisque ce serait celui où il arrêterait l’étude du violon. Il en avait décidé ainsi depuis plusieurs mois, et ses parents avaient d’abord protesté puis ils avaient fini par en admettre l’idée, non sans tristesse, et à présent il n’y avait plus que son professeur à ne pas le savoir.
Olivier avait toujours vu en lui un adversaire. Il avait commencé l'étude du violon quand il avait six ans, avec une dame qui avait sa maison tout au haut de l’avenue Saint-Philippe. Elle s’appelait Madame Dalbert, et il avait beaucoup aimé aller chez elle pour faire de la musique. Il n’y avait pas d’autobus pour se rendre là-bas, et d’abord sa mère l’avait accompagné en voiture, mais il n’avait pas dix ans quand il avait obtenu de s’y rendre tout seul, à pied, ce qui faisait une longue promenade jusqu'au sommet de la colline, le long d’une avenue peu fréquentée et bordée d’eucalyptus. Les soirs d'hiver, quand il revenait de sa leçon, il faisait déjà nuit mais il n’avait pas peur, ou peur juste assez pour lui faire songer aux romans d'aventures qu’il lisait et parmi lesquels il préférait L’Île au trésor.
Il avait connu avec elle huit années de bonheur, au bout desquelles elle lui avait fait valoir que le moment était venu pour lui d’entrer au conservatoire, et en effet il y avait été admis, et désormais il avait pour professeur Monsieur Mazière qui était le premier violon solo de l’orchestre de l'Opéra. Et d’abord, il s'était imaginé qu’à côté du conservatoire, il pourrait continuer de prendre des leçons particulières avec Madame Dalbert, mais Monsieur Mazière ne lui avait pas laissé le choix. Et ainsi, depuis trois ans, il avait rendez-vous avec lui deux fois par semaine, une fois au conservatoire de Cimiez, l’autre, le vendredi soir, dans sa maison de l’avenue Borriglione.
Il régnait au conservatoire de Cimiez une atmosphère brouillonne et pleine de gaieté. Les locaux étaient aménagés dans une imposante demeure datant de la fin du siècle précédent et qui, de l’extérieur, au milieu de son jardin planté de palmiers, ressemblait à une grosse meringue, tandis qu’à l’intérieur rien n’était adapté à sa fonction. Les plafonds étaient trop hauts, les escaliers étaient trop larges, les portes fermaient mal, et surtout les salles de cours n'étaient pas insonorisées. Si bien qu’on prétendait exercer son oreille et ses doigts dans une joyeuse cacophonie qui avait, pour les élèves, l’avantage d’autoriser les pires approximations. Et puis, on s’y retrouvait aussi entre filles et garçons. Et dans ce contexte les manières empesées de Monsieur Mazière lui donnaient l’air un peu ridicule d’un automate, tandis que, quand on était chez lui, dans sa maison particulière de l’avenue Borriglione, elles ne faisaient plus rire.
La maison était au fond d’un jardin. Il fallait passer la grille, le jardin était sombre et quand au bout de l'allée toute droite vous arriviez à la porte, vous étiez accueilli par une bonne qui vous conduisait au salon de musique. Là, il y avait des meubles de style provençal, un miroir au-dessus d'une cheminée, un piano pour les éventuels accompagnateurs et un pupitre tout raide qui semblait vous attendre pour vous crucifier ou vous soumettre à la question. Un délai de trois ou quatre minutes vous était alors accordé, que vous mettiez à profit en sortant les partitions de votre cartable, en les posant sur le pupitre, chacune ouverte à la bonne page, en accordant votre violon, en passant de la colophane sur les crins de votre archet, peut-être en répétant quelque trait difficile où il y avait des accords, des changements de positions acrobatiques pour la main gauche, glissant du plus grave au plus aigu, jusqu'à ce qu’enfin, comme un automate sorti de son décor, apparaisse le professeur de musique.
Monsieur Mazière était un homme petit, très mince, qui se tenait bien droit, toujours vêtu d’un costume impeccable, porté sur un polo invariablement gris, fermé au cou, et avec à la main un gros crayon taillé aux deux bouts, un rouge et un bleu. Il parlait peu, comme s’il avait dû économiser sa voix, il relevait chaque erreur en frappant du bout de son crayon l’endroit de la partition où elle avait été commise. Il n'était jamais satisfait. Son exigence était proportionnée au prix de ses leçons. Il ne riait jamais. Il avait de toute évidence une haute idée de sa valeur. Et chaque fois, en sortant de chez lui, Olivier se demandait comment il avait pu supporter une pareille épreuve.
Il avait enduré ce régime vexatoire pendant trois ans. Il n’avait pas tardé à comprendre que la partie était perdue, qu’il ne serait jamais le violoniste qu’il avait rêvé de devenir lorsqu’il était enfant, mais de là à l’avouer à ses parents, c'était une autre affaire, et plus encore qu’à ses parents, à Madame Dalbert. Il continuait d’aller la voir deux ou trois fois par an, et dans ces occasions il lui apportait des boîtes de chocolat mais il venait sans son violon, car alors elle aurait voulu qu’il lui joue quelque chose, et il n’aurait pas pu le faire sans qu’elle s'aperçoive qu’il jouait beaucoup moins bien à présent que lorsqu'il avait quatorze ans et qu’il était son élève, et cela l’aurait déçue.
Et donc ce vendredi, il avait décidé de prendre sa leçon comme les autres fois, puis qu’au moment de partir il lui annoncerait qu’après les vacances d'été, il ne reviendrait pas. Et quand il l’avait fait, Monsieur Mézière s'était montré surpris et fâché, comme Olivier s’y était attendu. Il lui avait répondu que ce n’était pas là une décision à prendre à la légère, que ses parents avaient fait d’importants sacrifices pour lui, qu’il comptait bien les avoir au téléphone, qu’on en reparlerait à la rentrée. Devant quoi, Olivier avait souri, comme il savait sourire, d’un air timide en même temps que moqueur, il avait dit “Au revoir, Monsieur Mazière”, et il était parti.
Pour autant, il savait que ce ne serait pas facile du tout, de poser son violon dans sa chambre pour ne jamais le rouvrir, ou pour ne plus le faire qu’en amateur, un amateur qui se montrerait chaque fois plus incertain, plus malhabile, comme monté debout dans une barque qui prend l’eau. La maison ce soir-là serait vide, il aurait deux longs jours à passer dans cette solitude. Aussi, pour ce premier soir au moins, avait-il prévu de sortir avec un camarade.
Une œuvre d’art a un sens mais pas de signification. Or, en quoi consiste la différence?
Si nous nous en tenons à la littérature, le sens, c’est ce qui vous fait aller au bout. Et c’est ce qui fait que, quand vous êtes arrivé au bout, vous avez le sentiment de comprendre ce qu’on a voulu vous dire, comme on l’a fait. Mais cela ne vous permet pas de dire ce qu'on a voulu dire autrement qu’en répétant mot pour mot ce qu’on a dit. Et encore moins de dire pourquoi on l’a fait.
Les fictions de F. Kafka offrent un exemple parfait de cette distinction. On les lit sans douter un instant de bien comprendre ce qu'on nous dit, mais quant à dire ce qu’on nous dit, et encore moins pourquoi on le fait comme on le fait, on en est incapable. Et sans doute l’auteur en était-il incapable lui aussi. Ou plutôt sommes-nous capables d’en donner mille interprétations différentes, mais aucune qui nous satisfasse, c’est-à-dire qui fasse taire les autres.
Et c’est en quoi ces fictions sont des œuvres d’art. Au même titre que des tableaux d’Édouard Manet, ou de Rembrandt, ou de Léonard de Vinci (qu’on pense à La Joconde).
Beaucoup écrivent pour dire ce qu’ils savent déjà. Ce sont des témoins, des journalistes, des sociologues. Leur travail est d’une utilité qui n’échappe à personne. Mais d’autres écrivent pour dire ce qu’ils ne sont pas encore capables de comprendre. Ce qui leur échappe en même temps que cela insiste. Et ce sont des artistes.
Qu’aurait pu dire Édouard Manet du Déjeuner sur l’herbe, ou de n’importe quel autre de ses tableaux? Beaucoup de choses sans doute, toutes pleines d’intérêt. Mais qui en auraient dit beaucoup moins que ce que dit le tableau, de la façon silencieuse qu’il le fait.
L’histoire s’impose à son auteur comme une énigme. Pour ma part, la question que me pose une histoire, dès l’instant où je la conçois et pendant tout le temps où je l'écris, n’est jamais celle de son éventuelle signification mais seulement celle de sa construction. C’est celle de savoir quels sont les éléments qu’elle peut et qu’elle doit faire tenir ensemble, et de quelle manière. Plus les éléments qu’elle fait tenir ensemble sont hétérogènes (ou lointains), plus elle me passionne. Je dis bien “qu’elle fait tenir ensemble”, car si, d’une manière ou d’une autre, elle ne les fait pas tenir ensemble, alors elle n’a pas de sens et ce n’est plus une histoire.
On pense bien sûr à la “rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie” par quoi Isidore Ducasse définit la beauté.
La question est celle d’une tension entre l’hétérogénéité et la cohérence.
La question du sens s’est posée dans l’histoire de la musique avec l’abandon, par Arnold Schönberg et ses disciples, des principes de la tonalité. Les œuvres atonales de Schönberg et de ses ses disciples sont souvent d’une beauté remarquable, mais elles ont l’inconvénient de ne pas produire de suspense. Elles ne racontent pas d’histoires. Il leur manque une cohérence structurelle. Elles sont dépourvues du fil conducteur qui entraîne l’auditeur du début à la fin.
Il n’est donc pas question de se priver du sens mais de l’interroger. Je ne poursuis pas un but humanitaire, je ne prétends pas sauver le monde, mais quelque chose me dit que la question du sens des histoires, de leurs formes et de leur compositions, concerne la manière dont les sujets humains conçoivent leur destin personnel et celui des nations.
Le travail de Henry James (surtout dans la deuxième période) porte, me semble-t-il, sur les motivations des personnages. Non seulement celles-ci ne sont pas exposées clairement, mais surtout, quand on croit les découvrir et les comprendre, elles restent lointaines, incertaines au point qu’on peut douter si elles sont bien réelles ou si elles relèvent du fantasme. Et ce parti pris donne lieu à des récits compliqués, qui nous dérangent et nous égarent.
Je lis le premier chapitre des Ailes de la colombe. Il se compose d’un long dialogue entre un père et une fille qui s’affrontent. Au fur et à mesure de l’échange, on entrevoit certains motifs de leur opposition. Les intérêts financiers y occupent une place, mais on devine qu’ils ne sont pas les seuls. Les personnages sont intarissables, et on comprend que l’abondance de leurs propos masque beaucoup de non-dits que l’on repère en creux.
Leur opposition remonte à loin. On entrevoit que, dans ce passé, il y avait une mère. Sans que celle-ci soit nommée, sans que sa personne soit directement évoquée, on croit deviner que 1) elle est aujourd’hui disparue, 2) elle avait à se plaindre de son mari, 3) la fille continue à en vouloir à son père des torts qu’il a faits à sa mère aussi bien qu’à elle — offenses, négligences ou trahisons dont nous sommes réduits à supputer (sans trop d'effort) la nature. Et ce n’est pas là parce que l’auteur veut nous cacher ces choses, mais parce que les personnages entre eux se gardent de tout dire, et sans doute aussi, dans une certaine mesure au moins, parce que, quels que soient les calculs compliqués auxquels ils se livrent, quels que soient les précautions qu’ils prennent et les coups tordus qu’ils s’administrent, leurs déterminations vont au-delà de ce qu’ils en savent eux-mêmes. Et en cela, nous pouvons considérer que la fiction de James est d'un réalisme bien plus radical que celui des grands romanciers du XIXe siècle.
Honoré de Balzac aurait commencé par nous résumer l’histoire de la famille, après quoi seulement il aurait placé le dialogue entre le père et la fille. Et alors, nous aurions été certains de bien comprendre. Mais avec Henry James, nous basculons dans un monde où plus rien n’est simple ni assuré. Où l’auteur creuse son sujet sans être certain d’en venir à bout. Où il fouille, recherche la vérité plutôt que nous en faire la démonstration — à la différence de ce que Balzac faisait dans Le Père Goriot, et Victor Hugo, plus évidemment encore, dans Les Misérables.
Werner Heisenberg introduit son principe d'incertitude en 1927. La théorie de la relativité restreinte date de 1905. Sigmund Freud avait publié Psychopathologie de la vie quotidienne en 1901. Les ailes de la colombe date de 1902. Avec ces auteurs, nous entrons dans l'ère des Modernes.
James, Proust, Kafka ont travaillé, comme tous les grands artistes de leur temps, mais aussi comme les scientifiques, à élargir le champ de perception de l’expérience humaine. Sans jamais y renoncer, ils ont bouleversé les cadres d’une rationalité qui est et qui demeure pour nous comme un lit de Procuste. Ils ont osé dire que le sujet reste une énigme pour les autres mais aussi pour lui-même.
Or, où en sommes-nous de cette modernité, aujourd’hui où nous voyons tant d’auteurs publier des romans qui semblent faits pour illustrer des causes auxquelles le lecteur est convaincu d’adhérer avant d’en lire la première ligne, à défaut de quoi il ne les lirait pas? Et ce n’est pas que ce travail de témoignage et de documentation serait inutile, mais il me semble qu’il relève davantage du journalisme, ou de l’histoire, ou de la sociologie, que de l’art de la fiction.