dimanche 20 octobre 2024
Rien d’autre
Elle ne cesse pas de marcher. Elle a perdu sa fille. Qu'une fille perde sa mère, cela se conçoit, cela se voit chaque jour. Mais qu'une mère perde sa fille. Quand l'a-t-elle égarée et où? Elle se dit qu'elle aurait dû faire plus attention. Mais elle n'imaginait pas. D'ailleurs, est-elle bien sûre de l'avoir perdue? A-t-elle jamais eu de fille? Parfois elle en doute. Elle lui ressemblait tellement. C'était elle. En plus jeune, en plus charmante. Elle se souvient d'elle quand elle-même s'égare. Il ne lui reste qu'à marcher. Je la vois qui marche. Elle a remarqué qu'en marchant beaucoup, peu de verres de vin suffisent qu'elle boit aux comptoirs de bistrots de rencontre. La seule chose importante est de s'éloigner autant que possible du centre de la ville. Où sont les lumières des commerces et de la vie des autres. D'abord elle prend le tramway, puis, au bout de la ligne de tramway, elle descend et elle marche. Pourvu qu’elle marche, il n'est pas nécessaire de boire beaucoup. Et même, il ne faut pas. Pourvu que ce soit déjà dans les faubourgs. Non loin du cimetière. Elle n'entre pas au cimetière. À cette heure, celui-ci est fermé. Elle erre aux alentours, à la tombée de la nuit, puis encore quand la nuit est complète. Où sont des boutiques de fleuristes et d'inscriptions funéraires. Gravées sur le marbre. Avec des sculptures d'anges et de fleurs. De livres ouverts. Parfois, quand elle entre dans un bistrot et qu'elle s'avance au comptoir, il y a de la musique. Un clip sur l'écran du poste de télévision fixé au-dessus du comptoir. Alors, elle reste plus longtemps. Elle regarde et elle écoute. Sans boire plus d'un verre, parfois deux. Voilà l'histoire. Il n'y en a pas d'autre. Elle doit garder la force de reprendre un tramway pour rentrer chez elle, en fin de compte. Pour dormir et recommencer ainsi le lendemain. Rien d'autre. Le cimetière se trouve dans un faubourg où, devant, il y a la mer.
samedi 19 octobre 2024
Après l’école
Nous aurions avantage, me semble-t-il, à accorder une place beaucoup plus importante aux pratiques amateures de l'art, celles d'abord du théâtre, de la danse et de la musique. Et, par conséquent, beaucoup plus d'argent aussi. Comment ne pas souhaiter que les élèves de nos établissements scolaires quittent l'école (ou le collège, ou le lycée) tous les jours après trois heures de l'après-midi, ou même avant, pour se consacrer à des activités qui ne leur seront pas imposées mais qu'ils auront choisies? Pour faire du théâtre avec des comédiens, de la danse avec des danseurs et de la musique avec des musiciens? Ou, aussi bien, des arts visuels avec des plasticiens, et de l'écriture créative avec des auteurs.
Il me semble que Franz Kafka aurait été de mon avis, et qu'Ariane Mnouchkine le serait aussi.
On s'épuise à vouloir que les jeunes aillent au théâtre, au concert, au ballet. Et on se plaint de ce qu'ils ne montrent pas beaucoup d'enthousiasme à le faire. Mais on le fait sans vouloir considérer que ce qu'ils refusent, ce n'est pas le théâtre, ou la danse, ou la musique, c'est bien plutôt la place de spectateurs à laquelle on les assigne. Ce qu'ils refusent ou qu'ils n'acceptent plus aujourd'hui très volontiers, c'est d'être réduits au statut d'admirateurs du talent des autres.
À huit ans comme à seize, ils n'ont pas grand-chose à faire de ce que Molière, en son temps, fut un génie. De ce qu'il voulut combattre les préjugés de l'Ancien régime, comme leurs professeurs de français s'épuisent à vouloir leur faire entendre et approuver. Cela les fatigue. Ils ne sont pas disponibles pour l'entendre. Ce n'est pas leur problème. En revanche, quand on leur propose de s'engager dans l'activité collective d'un atelier de théâtre conduit par de vrais comédiens, pour peu que ceux-ci connaissent leur métier et soient désireux de transmettre ce qu’ils savent, on les voit se passionner, presque toujours. Et avec cela, en engageant leurs corps dans l’aventure, ils apprennent beaucoup. Au moins, à faire ensemble.
vendredi 18 octobre 2024
Double vie
La vieillesse a sur moi un effet surprenant: celui de dédoubler mon existence. J’avais une vie, j'étais tout entier occupé par la vie que j’avais, puis je suis entré dans un temps qui est celui de la retraite, où je ne suis plus tenu par grand-chose. Et alors, je me souviens de ce que j’ai été, de ce que j’ai fait avec les personnes que j’ai aimées. Mais bizarrement, je me souviens aussi de ce que je n’ai pas été mais que j’aurais pu être, que j’ai rêvé de devenir quand j’avais seize ans. De ce que j’avais le désir et peut-être le talent de devenir et que les hasards de la vie (au moins une rencontre) ont fait que je ne suis pas devenu. Et bizarrement encore, je n’éprouve pas de nostalgie, encore moins de regret, pour la bonne raison que celui que je n’ai pas été a autant d’existence pour moi aujourd'hui, autant d’épaisseur, ou pas moins que celui que j’ai été et que, de toute façon, je ne suis plus.
Mon existence a désormais son double. Tout se passe comme si j'étais hanté par le fantôme d’un autre moi-même. Faustine me disait il y a peu qu'après la mort de sa mère, je me suis rencontré, et cette remarque m’a paru très juste, pour autant qu’elle disait que j’ai rencontré mon double. Car ce que j’ai été dans la réalité des choses, je l’ai bien été, et je n’y renonce pas le moins du monde, je ne m’en détache pas. Mais oui, j’ai désormais affaire aussi à un double. Et les petits travaux littéraires auxquels je me livre depuis quatre ans, sous le signe de Nice-Nord, m'auront servi à combiner les deux.
mercredi 16 octobre 2024
L'école de la langue (2)
Ma note intitulée L'école de la langue date du 17 mai dernier. Alain Courbis m’invite aujourd'hui à échanger à son propos avec un groupe du CIEN. Je la relis et j’y réfléchis à cette occasion.
Il me semble, avec le recul, que la seule réserve qu'on soit tenté de faire face à ce texte tient au fait qu'une langue évolue.
Le français que nous parlons et écrivons aujourd'hui n’est plus celui d’hier. Ce fait relève de l'évidence. Et tout de suite nous vient à l’esprit la question de savoir si le français que nous parlons aujourd'hui est plus ou moins riche, et plus ou moins performant, que le français d’hier.
Certains spécialistes n’hésitent pas à parler d’appauvrissement, d’autres refusent ce diagnostic en les traitant de réactionnaires. Pour ma part, je serais tenté de dire que cette question n’a pas de sens. Il me paraît évident que nous parlons et écrivons aujourd'hui la langue dont nous avons besoin. Mais je parle ici, bien sûr, d’un usage collectif, et non pas des usages que chacun peut en faire.
Comme beaucoup de lecteurs, je découvre l’œuvre de la romancière coréenne Han Kang, qui vient d'obtenir le prix Nobel de littérature. Et même en traduction, je ne vois pas que cette écriture montre moins de finesse et de puissance que celle d’aucun maître d'antan, dans la littérature d’aucun pays. Et bien sûr je m’en réjouis.
Mais cela ne signifie pas pour autant que, dans la même langue, au même moment, nous soyons tous capables des mêmes prouesses. Que nous disposions tous, au même moment, du même outillage linguistique. Et c’est bien en cela, me semble-t-il, que se pose la question de l'école.
Quelle que puisse être la langue de son temps, un enfant doit l’apprendre dans la mesure où elle ne se limite pas à une fonction naturelle, qu'elle ne se résoud pas à cette fonction du langage, dont parlent les cogniticiens, et qui est commune à tous les humains. Dans tous les cas, pour le meilleur comme pour le pire, il l’apprendra de l'extérieur. Sa capacité à l’apprendre dépendra sans doute de son talent personnel, mais il ne l’inventera pas, parce que son seul cerveau en est incapable, parce que la langue est un ouvrage collectif, dans lequel chacun à sa part, et seulement sa part, qui n’a pas plus d’épaisseur que le battement d’ailes d’un papillon, et surtout parce qu’une langue est faite pour communiquer avec les autres, et que dans cette mesure elle ne vous appartient pas.
Parce qu'elle est d’abord, dans tous les cas, celle des autres.
Quel que soit son talent, un enfant n’apprend jamais d’abord que la langue qui se parle dans son milieu social. Et en fonction d'abord de ce que ses parents eux-mêmes ont appris cette langue et qu'ils la parlent à la maison, avec plus ou moins de soin et de délicatesse, avec plus ou moins de distinction, il aura affaire à une langue flexible, riche de plusieurs milliers mots, ou pauvre comme un jour sans pain. Ce qui conditionnera sa capacité à lire et à en apprendre ainsi bien davantage encore. Ou lui interdira de le faire.
Pour terminer, je ne résiste pas au plaisir de citer Jacques Lacan, dans deux extraits.
Le premier (extrait du Séminaire XXIII, p 133): "Il n'y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu'il parle.”
Le second (extrait de Encore, p. 10): “À quelqu'un, un juriste, qui avait bien voulu s'enquérir de ce qu'est mon discours, j'ai cru pouvoir répondre pour lui faire sentir, à lui, ce qui en est le fondement, à savoir que le langage n'est pas l'être parlant — que je ne me trouvais pas déplacé d'avoir à parler dans une faculté de droit, puisque c'est celle où l'existence des codes rend manifeste que le langage, ça se tient là, à part, constitué au cours des âges, tandis que l'être parlant, ce qu'on appelle les hommes, c'est bien autre chose.“
Meurtre sur un balcon (3)
— Et donc, elle a rappelé le détective?
Tristan Vincourt a raconté à Quentin Lazlo le premier puis le second entretiens qu'il a eus avec Sybille Antonelli, et à présent Quentin Lazlo rapporte ces propos à ses amies.
Il est avec Viviane et Edwige dans leur salon. Il fait sombre. Les couleurs des tapisseries et des meubles se brouillent. L’électricité n'éclaire que le bas des visages. La porcelaine à fleurs roses de la théière et des tasses, l’argent des cuillères et des couteaux, luisent entre les doigts. Il manque un chat. C’est Viviane qui a posé la question. Et Quentin lui répond:
— Oui, elle a dit qu’elle voulait lui remettre le cahier d’expériences qu’Hortense avait laissé chez elle. Que d’abord elle n’y avait pas songé. Qu’elle avait l’esprit ailleurs. Mais qu’il était important peut-être qu’il en prenne connaissance, qu’il voie ce que la jeune femme y avait noté au jour le jour, dans les semaines qui avaient précédé cette soirée d’octobre où elle devait trouver la mort, d’un coup porté à la tête, par une main inconnue, sur son balcon.
— Vous voulez dire qu’elle lui a remis le cahier sans faire mention de Xavier Tuchard? l’interroge Viviane.
— Visiblement, elle avait décidé de ne pas citer ce nom. Car elle savait à présent que celui-ci y figurait. Elle l’y avait découvert. Il était indiqué avec un numéro de téléphone et une adresse électronique, quelque part, perdu au milieu de notes et de dessins qui n’avaient rien à voir. Et elle raccompagnait l’officier de police à sa voiture, qu’il avait garée sur le bord de la route, quand il a fallu qu’elle dise:
— Écoutez, je ne voulais pas vous en parler, mais il y a un détail qui ne me laisse pas tranquille. Un nom figure dans ce cahier que j’ai feuilleté après votre départ: celui de Xavier Tuchard. Ce monsieur a été mon mari. C’est un chercheur en botanique. Un savant renommé. Il enseigne à l’université de Lausanne. Et du moment qu’Hortense était en relation avec lui, il aurait été naturel qu’elle me le dise. Et délicat aussi. Or, elle ne l’a pas fait.
— Le jeune officier, le pauvre garçon, a dû voir trente-six chandelles. C'était difficile à comprendre, déclare Viviane avec un grand sourire.
— En effet, il avait du mal à reconstituer le puzzle. La personnalité de son interlocutrice l’intimidait. Une femme petite, mince, d’une soixantaine d'années. Artiste, jardinière, professeure, éminemment cultivée. Qui avait voyagé partout dans le monde. Dont il avait compris qu’elle parlait plusieurs langues. Avec des yeux noisette, qui le fixaient sans aménité, comme si elle était toujours sur le point de le reprendre. C'était à peine s’il osait l’interroger. Il a bredouillé:
— Mais enfin, vous pensez que ce monsieur…?
— Je ne pense rien, lui a-t-elle répondu. Je sais seulement que nous avons eu des rapports difficiles, orageux, Xavier Tuchard et moi. Il y a eu de la violence entre nous. Et que si Hortense a été en contact avec lui, ce qui pouvait se concevoir dans le cadre de sa recherche, elle ne pouvait pas ignorer qu’il avait été mon mari. Est-ce lui qui a voulu qu’elle n'évoque pas son nom? Est-ce elle qui en a décidé ainsi? Le fait est que cette omission me fait porter un regard différent sur la personne que je croyais connaître. En qui j’avais confiance. Et que cette découverte m’attriste.
Il y eut un silence. Puis Viviane a dit, avec toujours le même sourire:
— Nous apprenons au moins une chose. Nous découvrons à cette victime au moins une qualité que personne n’avait songé à lui reconnaître jusqu’alors.
— Laquelle?
— Qu’elle était ambitieuse, la gredine!
mardi 15 octobre 2024
Meurtre sur un balcon (2)
“Hortense est venue étudier à la Villa Arson parce qu’elle savait que j’y enseignais. Elle était titulaire d’un diplôme en sciences de la biodiversité qu’elle avait obtenu à l’université de Lyon. Elle s’intéressait aux parfums. Elle avait envisagé d’abord de travailler à Grasse, dans un laboratoire où s’inventent de nouveaux parfums. Et puis, elle s’est intéressée à l’art. Elle a découvert l’utilisation des végétaux dans l’art contemporain. Elle a visité des expositions. Elle a visité des jardins. Elle a regardé des vidéos sur YouTube. Elle a lu. Sa mère lui assurait des revenus suffisants pour qu’elle ne soit pas pressée de choisir un métier, et aussi pour qu’elle puisse voyager. Elle a fait un voyage à Singapour. Elle a découvert mon travail en visitant une installation que j’avais réalisée en Suisse, dans une forêt, près de Gstaad. Puis d’autres encore. Elle m’avait écrit. J'ai longtemps habité en Suisse. Puis, en devenant professeure à Nice, j'ai voulu habiter à la campagne. J’ai trouvé à louer cette villa qui possède un jardin. Je ne retourne à Nice que deux fois par semaine. Tout le reste de mon temps, je le passe ici. À m’occuper de mes plantes. J’y reçois mes étudiants. Hortense a pris l’habitude d’y venir. Elle était la personne la plus simple et la plus agréable. Je lui ai proposé de faire ses propres plantations sur une terrasse que je vous montrerai tout à l’heure. Elle y passait des heures. Nous déjeunions d’une salade confectionnée avec les légumes et les fruits que nous avions cueillis. Je lui parlais des meilleurs représentants du land art que j’ai connus, que j’ai fréquentés. Je lui montrais les plans des installations sur lesquelles je travaille. Elle hochait la tête. Si elle me faisait une remarque, les concernant, c’était d’ordre technique. De mon côté, je lisais les notes, je regardais les croquis et les photos qu’elle voulait me montrer. Je lui prêtais des livres. Et puis, elle s’en allait. Parfois, elle était venue et repartie d’ici sans que je la voie. Elle savait où trouver la clé et elle la déposait ensuite derrière le pot de géranium, sur la margelle de la fenêtre. Elle n’avait pas besoin de beaucoup de conseils. Elle était déjà en relation avec deux ou trois galeries. C’était une étudiante sérieuse. Discrète. Elle avait choisi une direction. Elle savait où elle allait. S’il faut chercher l’auteur du crime parmi les autres élèves de l’école? On peut imaginer, bien sûr, une aventure amoureuse qui aurait mal tourné. Mais ce n’est pas le genre de la maison. Nos étudiants ont des mœurs plutôt libres. Ils ne prennent pas la peine d’échanger des promesses. Je ne saurais pas même vous dire si elle préférait les filles ou les garçons. Mais, pour autant que nous parlons de la même personne, je peux vous assurer qu’Hortense menait l’existence la plus saine. Elle était végétarienne. Elle faisait du yoga, elle ne buvait pas d’alcool, elle ne se droguait pas, elle parlait assez souvent avec sa mère au téléphone ou, je veux dire, sur l’écran de son ordinateur, et elle courait tous les matins avec, à son poignet, une montre connectée qui lui permettait de mesurer les distances parcourues et son rythme cardiaque.”
Ces propos tenus par Sybille Antonelli, la professeure d'Hortense Piqueur, ont été recueillis par Tristan Vincourt, l’adjoint de Philippe Lazlo, lors de la visite qu’il lui a faite dans sa maison de Saint Jeannet. Puis, lorsque celui-ci la quitte, Sybille se demande pourquoi elle ne lui a pas parlé de Xavier Tuchard. Elle pense qu’elle aurait dû le faire mais, aussi bien, qu’aurait-elle pu lui dire? Et alors, elle s’en va chercher l’album manuscrit qu’Hortense a laissé chez elle.
Il est sur son bureau. Elle sait qu’il est sur son bureau, au premier étage de la villa, alors elle monte le chercher. Depuis le premier jour qu’elle a appris l’assassinat d’Hortense Piqueur, elle s’est souvenu de l’album que celle-ci avait laissé chez elle, un gros cahier à spirale sur lequel elle notait au jour le jour ses expériences de botanique, ses idées, ses projets, sur les pages duquel elle faisait des croquis, elle collait des photos, parfois sans aucun rapport avec sa recherche. Hortense parlait à son propos de scrapbooking. Elle utilisait des feutres de différentes couleurs et même des pinceaux, ce qui le rendait joli à voir. C’était le journal d’expériences en plusieurs volumes, couvrant deux années de recherche, qu’elle devrait présenter au jury lors de l’examen final qui était prévu pour le printemps prochain, avec d’autres réalisations, bien sûr, sur différents supports, certaines en format numérique, et en toute confiance elle avait laissé le quatrième et dernier cahier de la série à la villa, pour que sa professeure ait le temps de le feuilleter, d’y ajouter peut-être des post-it, comme depuis deux ans elle avait fait avec les précédents volumes. Et Sibylle jusque-là ne l’avait pas ouvert. Il était resté sur une table, parmi des tonnes de livres et de papiers de toutes sortes qu’elle accumulait dans son bureau, à l’étage de la villa où se trouvent aussi sa chambre et sa salle de bain.
Qu’est-ce qui l’a retenue? Qu’est-ce qui la retient encore?
À partir de quel moment au juste Sybille a-t-elle commencé à se demander si Hortense Piqueur n’était pas entrée en relation avec Xavier Tuchard, le savant botaniste? D’où lui en est venue l’idée? Qu’est-ce qui a fait germer ce doute dans son esprit? Elle en était à se demander pourquoi Hortense ne lui parlait pas de lui, ne lui disait rien de leurs échanges, comme si cette relation entre eux était chose certaine, comme si même elle en devinait la nature, alors que pas une fois l’étudiante n’avait fait allusion à lui, que nulle part dans sa bibliographie elle ne citait ses travaux, que tout portait à croire au contraire qu’elle ignorait son nom? Ou peut-être précisément à cause de cela.
Sibylle Antonelli n’a pas accès, bien sûr, aux courriers électroniques de son étudiante, mais, la dernière fois qu’elle est venue, celle-ci a laissé son cahier d’expériences à la villa, et il eût été normal qu’elle (Sybille) parle de ce cahier au jeune inspecteur, qu’elle monte le chercher dans son bureau pour le lui remettre, mais elle ne l’a pas fait. Et aussitôt que celui-ci est parti, elle se décide. Elle veut en avoir le cœur net.
lundi 14 octobre 2024
Meurtre sur un balcon
Ils ne sont pas bavards. Aucun des trois. Chaque soir ou presque, Quentin Lazlo sonne chez les sœurs. C'est à l’heure du thé. Elles le reçoivent dans leur salon. Viviane est psychanalyste et Edwige, sa cadette, est professeure de piano. Les trois sont de vieux tableaux. Viviane a bien connu le maître. Il a été son analyste, puis son contrôleur, et ils sont restés amis jusqu’à sa mort. Elle a été son alliée la plus intransigeante en même temps que la plus inventive, ce qui lui vaut d’être encore invitée aux congrès de l’École par les jeunes qui ont pris la relève.
Les deux n’ont pas toujours habité ensemble. Viviane a toujours habité Nice. Ce qui veut dire qu’elle a beaucoup pratiqué les voyages en train, entre Nice et Paris. Surtout la nuit. Elle emporte du travail. Des articles à lire et à annoter, d’autres à écrire. Edwige s’est mariée et elle a vécu à Besançon, avec un mari géomètre. Elle a eu deux enfants, puis, quand son mari est mort, elle est venue habiter avec sa sœur.
Edwige donne quelques cours de piano, elle fait la cuisine, et à partir de cinq heures de l’après-midi, quand Quentin Lazlo leur fait ses visites, elle tricote. Toujours dans le même fauteuil. Tandis que Viviane, dans un autre fauteuil, écrit des lettres. Elle est ronde comme une vieille pomme ratatinée, elle a des cheveux crépus, elle porte des lunettes. Sans lever la tête, elle dit:
— Quentin, vous ne m’en voulez pas, je finis mon courrier.
Elle écrit à la main, à l’encre bleu-nuit, avec un gros stylo Waterman, sur des feuilles de papier jaune qu’elle tient pincées sur une tablette en bois. En grosses lettres, à cause de sa vue. Et Quentin Lazlo ne lui en veut pas. Il se dit que ses correspondants doivent être heureux de recevoir de vraies lettres, écrites à la main, sur du vrai papier, plutôt que des messages sur leurs téléphones. Ils doivent les conserver. Il aime se trouver avec elles. Il aime qu’ils n’aient pas grand-chose à se raconter. Le thé est excellent, les petits gâteaux aussi, confectionnés par Edwige, et il y a sur la table des revues qu’il peut feuilleter. Mais ce soir-là pourtant, il a une nouvelle à leur annoncer.
Il attend que Viviane en ait fini avec ses lettres, puis il dit:
— Figurez-vous que j’ai reçu, hier soir, un coup de téléphone d’un ami policier. Il voulait savoir si je connaissais la petite Hortense Piqueur.
— Hortense Piqueur? N’est-ce pas la jeune femme qu’on a trouvée assassinée sur son balcon? dit Edwige en resservant du thé avant qu’il ne refroidisse. Et que lui avez-vous répondu?
— Je lui ai dit que oui. Qu’on la rencontrait souvent dans le quartier, qu’elle paraissait charmante, mais que je ne lui ai jamais parlé, que je ne savais pas son nom, jusqu’à ce que j’aie vu sa photo et que j’aie lu cet article dans le journal.
— Tout le monde parle d’elle chez les commerçants, ajoute Edwige. On dit qu’elle était étudiante en art à la Villa Arson. Et alors?
— Alors, rien. Mon ami avait l’air ennuyé. Je ne sais pas ce qu’il avait espéré. Il m’a demandé si je serais libre à déjeuner, dans les jours qui viennent. J’ai répondu que oui, bien sûr. Et il a promis qu’il me rappellerait pour me fixer une date. Mais je me méfie de ses promesses. Dans la police, c’est quelqu’un d’important. Il est très occupé.
— Je voulais juste te demander à quoi ressemblait cette jeune femme.
C’est un matin d’octobre. Quinze jours à peine après l’assassinat. Ils prennent un café dans le jardin de l’hôtel Windsor, au pied du caoutchouc centenaire et au milieu des magnolias dont les feuillages font du lieu comme une grotte.
— À quoi elle ressemblait? Mais tu dois le savoir! Il y avait bien des photos d’elle sur son téléphone?
— Oui, quelques-unes. Pas si nombreuses. Mais toi, tu l’as vu bouger, tu l’as vue vivante. Quel souvenir tu en gardes?
Quentin hésite. Il ne s’attendait pas à ce que son ami lui pose cette question. Et, en effet, il y aurait bien quelque chose à dire, mais il ne sait pas comment le dire. Alors, il se lance:
— Diane chasseresse. Tu connais l’histoire de Diane chasseresse?
— Un peu, mais précise!
— Actéon la voit nue. Mais c’est par accident, un accident qui n’aurait pas dû se produire, parce qu’elle est chaste.
— Oui, j'entrevoyais quelque chose de ce genre. Que je voulais t’entendre dire. Mais précise encore!
— Grande, mince, un corps athlétique. Toujours en leggings et sweatshirts de couleurs sombres, avec des sneakers aux pieds. Et ce visage clair. Ces yeux gris.
— Sans maquillage.
— C’est cela. Sans aucun maquillage. Les ongles courts. Toujours comme si elle devait courir, sauter, filer entre les arbres. Une meute de chiens aboyant derrière elle.Tu es chargé de l’affaire?
— Hortense Piqueur était la fille d’Anaïs Labbé.
— La romancière?
— Elle-même. Je n’ai lu aucun de ses livres mais il semble que ce soit un auteur important.
— C’est ce qu’on dit, en effet. De gros romans, très touffus, très compliqués. Elle est souvent interviewée. J’ai cru comprendre qu’elle habite en Écosse?
— Oui, dans un village pas très loin de Glasgow. Son second mari est écossais. Et je ne sais pas si c’est son éditeur parisien qui est intervenu, ou si elle connaît personnellement le président de la république, mais le ministre m’a chargé de l’enquête.
— Un vrai crime dans les règles de l’art. Ce n’est pas tous les jours qu’on en rencontre encore. Tu devrais être content.
— Que voulais-tu que je réponde? Mais je ne vois pas où je trouverai une heure à lui consacrer. Les affaires dont je m’occupe n'ont rien de romanesque. Tu lis les journaux, tu le sais. Nous avons des victimes tous les jours. Je ne vais pas me coucher sans m’attendre à ce qu’on me réveille pour me dire qu’un incendie s’est déclaré dans la cage d’escalier d’un immeuble des Moulins. Notre quotidien, c’est le narcotrafic. Les missions de la brigade des stups, de la brigade financière et de l'antiterrorisme absorbent tous nos moyens.
— Mais tu as bien quelqu’un dans ton service qui puisse te seconder?
— J’ai un jeune lieutenant. Il vient d’arriver. Je te le présenterai. Il est sympathique, compétent, mais il découvre la ville. Je suis content d’avoir parlé avec toi. L’assassinat d’Hortense Piqueur ressemble, en effet, à un roman de détective. Un roman à couverture jaune, pas à couverture noire. Et qui lit encore les Vieilles anglaises?
— Je crains de ne pas pouvoir t’aider beaucoup, mais je te promets de me remettre à Patricia Wentworth et Agatha Christie. Et tu m’appelles quand tu veux.
— On est bien sous ces arbres. Dommage que, dans la volière, il n’y ait pas d'oiseaux. Et le bleu de la piscine sous tout ce vert. On se croirait en Inde. En moins de dix jours, il est prévu que je me rende au Maroc, aux Pays-Bas et aux États-Unis. Pendant ce temps, toi, tu pourras venir bouquiner ici. Mais il faut que je m’en aille. Je t'appelle très vite.
Le soir, Quentin raconte aux deux sœurs son entretien avec le policier. Viviane semble apprécier l’histoire et s’en amuser. Elle pose son écritoire, elle ôte ses lunettes, elle pince son nez, puis elle dit:
— Je crois que votre ami a été content de vous entendre. On ne sait pas pourquoi, on ne peut pas savoir, mais je parierais que vous avez fait mouche.
Quentin ne paraît pas très convaincu. Ou il fait semblant de ne pas l’être. Il dit:
— Je ne vois pas ce qu’il pourra tirer de mon élucubration.
— Il peut avoir l’impression de mieux connaître la victime. Respirer son parfum. Ce n’est déjà pas si mal. Mais parlez-nous encore de cette Diane chasseresse.
Quentin n’est pas dérangé par la curiosité de son amie, encore qu’elle ne soit pas une amie de longue date. Il a fallu qu’il abandonne la gestion de l’hôtel Meurice à son jeune concierge, puis qu’il quitte son appartement du Palais Longchamp pour venir s’installer ici, dans les quartiers nord. Il dit:
— Je crois que je n’y avais jamais pensé avant. Mais ensuite je me suis souvenu que, quand nous étions jeunes, les très jolies femmes étaient loin de correspondre à cette image que je garde de la victime.
— Elles ressemblaient à des vedettes de cinéma. Elles ressemblaient à Brigitte Bardot. À Claudia Cardinale dansant aux bras d’Alain Delon dans Le Guépard. Et peut-être n'étaient-elles pas au goût du jeune homme que vous étiez alors. Vous voyez qu’il y a tout de même des avantages à vieillir.
— Oui, je crois que vous avez raison. Il me semble que j’aurais été fou amoureux d’Hortense Piqueur. Je lui aurais couru après.
— Et il est probable qu’elle aurait couru plus vite que vous.
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