lundi 12 août 2024

La halte

Avant ma rencontre avec Louise, mon expérience de la montagne se résumait à peu de choses. Il y a pourtant une histoire, une seule, dont je me souviens, ou dont je crois me souvenir. Elle se situe au moment de mon entrée à l’université, j’avais donc dix-huit ans. Mes parents étaient partis en Suède où habitaient ma sœur aînée avec son mari et leurs deux enfants. J’avais obtenu de ne pas les accompagner, ce qui me laissait libre de mes occupations. J’allais à la plage, au cinéma, le soir à des concerts. Mes journées étaient plutôt vides, mais je ne m’ennuyais pas, et je crois que j’aurais pu continuer à flotter ainsi, sans voir à peu près personne, jusqu’au retour de mes parents, si un jour un camarade ne m’avait pas appelé au téléphone. Il me dit que son frère vient le chercher en voiture pour l’emmener avec lui à la montagne, et il me propose de faire le voyage avec eux.

Mon camarade s’appelait Dominique. Il habitait au haut de l’avenue Buenos Aires, tout près du lycée du Parc Impérial, et il avait la passion de réparer les postes de radios, les tourne-disques et les enregistreurs sonores qui lui tombaient sous la main. Le meilleur garçon du monde mais avec un physique et des habitudes qui contribuaient à faire de lui un personnage curieux. Il était en effet petit et rond comme, à cet âge, on n’a pas envie de l'être. Il avait dans l’allure quelque chose de Bilbo le Hobbit, ce qui ne l’incitait pas à voyager mais plutôt à vivre retiré du monde. Ses parents étaient presque toujours absents. Quant à lui, il ne sortait guère que pour acheter du matériel électrique, des glaces, des chips et des magazines illustrés. Il profitait d’un joli balcon qui dominait le terrain de sports de notre lycée, et sur ce balcon, une table lui servait d'établi. Il y transportait le poste de radio ou le magnétophone qu’il avait acheté d’occasion ou que quelqu’un d’entre nous, connaissant son talent, lui avait apporté comme au vétérinaire on apporte un animal malade, qui ne respire plus qu'à peine, qu’il faut réanimer. Il pouvait rester là des journées entières occupé à ses travaux. Et, entre deux opérations délicates, il s'adonnaient à la lecture de bandes dessinées. Dominique n'était pourtant pas un ermite. Quand vous veniez sonner à sa porte, vous le retrouviez toujours avec, sur les lèvres, le même sourire espiègle en même temps qu’un peu triste. Il était comme quelqu'un auprès de qui vous vous êtes fait attendre et qui se retient de vous le reprocher. Il vous amenait sur son balcon pour vous montrer le poste de radio à l’intérieur duquel il était en train d'effectuer une soudure. Vous vous empressiez alors de lui parler de la guitare de Jimmy Hendrix ou des dispositifs acoustiques de Karlheinz Stockhausen que vous veniez de découvrir. Vous pensiez alors qu'il aurait, les concernant, quelque information sensationnelle à vous livrer, du point de vue technique, que vous pourriez utiliser ensuite pour briller devant les autres. Mais vous vous trompiez. Car, quant à lui, quand il écoutait de la musique, c'étaient plutôt des chansons bavardes et farfelues de Boby Lapointe.

Et ce Dominique avait un frère aîné qui était tout le contraire de lui. Daniel était grand mais surtout mince, souple et musclé, avec des yeux d’acier dans un visage brun, brûlé par le soleil. Il avait arrêté ses études. Depuis un an, il gérait une petite station de ski, sur la commune de Pra-Loup, du côté de Barcelonnette. Et comme c'était l'été, que la station était déserte, on lui avait laissé à garder un hôtel, où il y avait de menus travaux à effectuer. Et il avait imaginé d’inviter là des camarades et d’amener son frère. Et c’est dans ces circonstances que j’ai fait le voyage avec eux, depuis Nice, à l'arrière d’une deux-chevaux Citroën qui penchait dangereusement dans les virages et où j'étais brinqueballé comme un sac de pommes de terre.

Que s’est-il passé à Pra-Loup pour que je ne sois pas resté? Rien de très marquant, plutôt une question d'atmosphère. Les invités de Daniel étaient deux couples de son âge et sa petite amie du moment, qui arrivait de Lyon, si je me souviens bien. Mais Daniel était un personnage aussi sombre et manipulateur que Dominique était naïf et droit. Il laissait entendre, dans chacun de ses propos, que les deux autres filles avaient elles aussi été ses maîtresses, et qu’elles pourraient le redevenir à la première occasion, sans qu’elles ni les autres garçons ne lui opposent rien. Quant à Dominique et moi, nous ne comptions pas, ou nous comptions si peu: nous étions les témoins. Et que nous puissions recevoir une récompense, dans les jours à venir, pour avoir bien tenu ce rôle, si nous le tenions bien, cela ne semblait pas exclu. Je croyais même en lire la promesse dans certains sourires que m’adressaient les belles amies de Daniel, et Daniel lui-même. Mais tout cela eût vite fait de m’exaspérer, et je préférai partir.

J’ai emprunté un autobus qui allait vers le sud. Je m’attendais à être rendu à Nice avant le soir, mais l’autobus suivait un itinéraire compliqué, s'arrêtant devant des fermes, des hameaux. À midi, des paysans ont partagé avec moi une miche de pain, du saucisson, un peu de fromage et du vin qui piquait. Dans mon souvenir, tout se passe comme si je m'étais trouvé en pays étranger, comme si ces gens avaient parlé une autre langue, que nous nous étions compris avec des mimiques et des gestes. Au milieu de l'après-midi, l’autobus a fait halte sur la place d’un village et je suis descendu. Cette place était ornée de platanes. La terrasse d’un café-restaurant complétait le décor. Je me suis assis à une table et j’ai commandé une bière. Je n'étais pas le seul client. Certains se sont tournés vers moi mais il n’y avait pas d’hostilité dans leurs regards. Ils n’étaient pas surpris de voir arriver chez eux un randonneur de mon âge, avec un sac à dos et de lourdes chaussures aux pieds. Depuis le matin, le ciel avait été limpide, la chaleur étouffante, et maintenant le soleil déclinait dans un or tamisé par le feuillage des arbres sous lequel des silhouettes grises disputaient une partie de pétanque. On entendait tinter les boules. La place dessinait une terrasse dominant la vallée. Au fond de la vallée grondait un torrent, dont le bruit résonnait dans la nuit que je passai à l'hôtel. J’avais dîné dans la salle à manger, on m’avait indiqué une chambre et j’ai gardé cette chambre dans les jours qui ont suivi.

Combien de temps suis-je resté dans ce village? Combien de temps a duré la halte que j’y ai faite, qui n'était peut-être pas une halte mais qui marquait plutôt un carrefour de ma vie? Je ne saurais le dire. Il me semble à peu près certain que, quand je suis revenu à Nice, mes parents étaient déjà de retour de Suède. Mais le plus bizarre dans l’affaire est que mon souvenir de cette période inclut plusieurs variantes dont il est très peu probable qu’aucune corresponde aux faits. Dans l’une, bien sûr, je deviens l’amant de la patronne de l'hôtel. Le premier matin, elle entre dans ma chambre quand je finis ma toilette et que je me rase, debout devant le lavabo. La lumière rentre à flot par la fenêtre ouverte. Elle éclate sur le miroir devant lequel je me rase (mais me rasais-je, alors, et était-ce bien avec de la mousse blanche et un rasoir mécanique?) et presque aussitôt nous nous roulons, nus, sur le lit défait. Dans une autre, je trouve à m’employer dans le seul garage du village, où le patron m’apprend à faire les vidanges puis quelques menues réparations sur des voitures et des motos, et comme il est content de moi, il m’offre une vieille Triumph qui prenait la poussière au fond de son atelier et que je dois remettre en état, avec cette difficulté à résoudre que certaines pièces nous manquent, que nous devons faire venir d’Angleterre. Dans une autre, j'apprends à pêcher à la mouche et je vais avec ma moto pêcher dans les trous du torrent où Geneviève (c’est le nom de la patronne de l'hôtel) finit par me rejoindre. Dans une autre, c’est maintenant l’automne, il commence à faire froid, le vent souffle sur la place, il racle sur le sol les feuilles des platanes dénudés. Maintenant, il commence à neiger, et je suis devenu l’instituteur du village. C’est un métier difficile mais que j’apprends avec passion. Le soir, je lis les ouvrages des grands pédagogues libertaires. Le jour, je projette pour mes élèves, sur le tableau noir de notre salle de classe où j’ai tendu un drap, Les enfants du paradis de Marcel Carné. Maintenant Geneviève est enceinte, elle a grossi, elle tricote de la layette et nous attendons le bébé au retour du printemps. Oui, tout se passe comme si quelque chose de moi était resté là-bas, ou comme si un autre moi-même avait continué de vivre là-bas, et que maintenant j’y étais vieux, que j’y avais pris ma retraite d'instituteur, et que j’avais un fusil et un chien pour partir, le matin, à la chasse.

samedi 10 août 2024

Estenc

Il m’a fallu quatre ans pour retourner à Estenc. Plusieurs fois, j’avais annoncé à mes enfants que je comptais sortir ma voiture du garage pour retourner là-bas, et ils m’avaient répondu que je ne devais pas me presser, que j’avais tout le temps devant moi, mais que oui, bien sûr, si je m’en sentais capable, pourquoi pas? Et j’avais cru comprendre qu’au moins une fois notre fille y avait passé une nuit en compagnie de deux amies de sa mère qui, étaient comme elle férues de montagne, et qu’à cette occasion elles avaient fait ensemble la ballade rituelle de l’Estrop qui nécessite plusieurs heures de marche et qui culmine à plus de 2900 mètres. Mais je n’avais pas le même courage qu’elle, pas la même force, et chaque fois, au dernier moment, j’avais annulé ma réservation.

Chaque fois, au téléphone, j’avais eu affaire à Zoé, et celle-ci ne m’avait pas demandé si je comptais venir seul, ce qui me donnait à entendre qu’elle était informée de mon veuvage. Mais cette fois, au printemps, j’ai pu me décider. J’avais demandé à Zoé de me réserver l’un des petits chalets en bois blond que ses parents ont fait construire, au fil du temps, pour s’ajouter à l’accueil de la ferme, et que je connaissais pour y avoir effectué de nombreux séjours. Des maisons de poupées où nous avions nos habitudes. Où nos enfants avaient chaussé leurs premiers souliers de marche. Où, de mon côté, j’avais eu le temps de lire une bonne partie de la Divine Comédie en édition bilingue, avec la traduction de Jacqueline Risset. Et j’avais dans l'idée d’y passer deux ou trois nuits, pas plus, mais le réconfort moral que j’y ai aussitôt trouvé, et qui était pour moi tellement inattendu, m’a fait y demeurer pendant plusieurs semaines.

Un voyage en voiture, le plus souvent dans les Alpes, puis un séjour à Estenc: tel fut le programme de nos vacances d'été durant toute la période où nos enfants ont voyagé avec nous, et nos habitudes n’ont pas beaucoup changé par la suite, si ce n’est qu’à présent nous étions deux, tandis qu’auparavant nous étions quatre, comme les Beatles dont les chansons que nous répétions avec eux, parmi d’autres musiques, nous accompagnaient partout où nous allions sur les routes, le plus souvent au hasard. Et ce n’est pas que nous nous soyons abstenus de voyager ailleurs, mais les autres voyages étaient réservés à d’autres moments de l'année. À quoi je dois ajouter que le thème de la montagne était porté par Louise, qui avait séjourné à Estenc déjà lorsqu'elle était enfant, tandis que celui des voyages en voiture était de ma propre inspiration. Et ces deux thèmes se combinaient pour former ensemble une seule composition, que nous interprétions de nouveau chaque été avec d’infimes variations, et qui était comme notre chef d’œuvre, l’apanage (ou le blason) d’une famille heureuse, à ceci près qu’une famille heureuse ne dure qu'un moment, et que l’intuition de sa fin nous avait habités, Louise et moi, dès que nos enfants ont commencé à voyager sans nous, vers d’autres destinations, avant de m’obséder de manière plus sourde et douloureuse dans les dernières années qui ont précédé la maladie de Louise, et la noirceur de cette idée (ou de cette prémonition) était telle alors, et tellement irrationnelle, que je n’en disais rien.

À suivre...

Version complète dans Les années d'après (7.2)

vendredi 9 août 2024

Sur la route

Il faisait nuit. Je roulais sur une route des Alpes. Je suis entré sous un tunnel et aussitôt j’ai vu la voiture arrêtée en travers de la chaussée, les phares allumés et l’homme debout devant le capot. Il pouvait s’agir d’une Ford Ranger. Le lendemain, je devais dire à la police d’Albenga que je n’étais pas sûr d’avoir bien vu mais qu’il pouvait s'agir d’une Ford Ranger, modèle Pick-up. Et l’homme n’attendait pas de secours, il n'était pas en panne. Il avait arrêté son véhicule au milieu du tunnel, il en était sorti, décidé à s’en prendre à la première voiture qui entrerait sous le tunnel, et comme c'était la mienne, il me barrait la route, vêtu comme il l'était d’une ridicule panoplie de cowboy, le Stetson sur la tête, en brandissant une arme.

C'était un pistolet mitrailleur. Ne me demandez pas le modèle, je ne connais rien aux armes. Et son visage était hilare. À la fois hilare et terrifiant. Alors, je me suis arrêté. Je n’ai pas coupé le moteur, surtout pas, mais je me suis arrêté et, pendant une poignée de secondes, je suis resté figé, les mains sur le volant. Je l’ai observé, et lui aussi ne me quittait pas des yeux. Cent mètres nous séparaient, peut-être moins, et son visage était fendu d’un grand sourire et, d’une main levée au-dessus de sa tête, il brandissait une arme de combat.

J'étais pris de terreur, je ne pouvais pas réprimer le tremblement de mes mains posées sur le volant, j’ai pensé que ce type était fou, en pleine crise de démence, qu’il ne fallait surtout pas que je m’avance, à aucun prix. Un mètre de plus, je me suis dit, et il aurait fait crépiter son arme dirigée vers moi, sans cesser de sourire. J’ai entamé un demi-tour, comme j’ai pu, la route n'était pas large, il a fallu que je m’y prenne à deux fois et, tandis que je manœuvrais, je surveillais le type dans mon rétroviseur. Je m’attendais à ce qu’il remonte dans sa voiture pour fondre sur moi en faisant crisser ses pneus sur l’asphalte, comme on voit dans les films, pour me rattraper et me dépasser, sur ma gauche ou sur ma droite, avec de brusques accélérations et coups de freins, en tenant d'une main son arme sortie par la vitre ouverte, et en tirant de courte rafales partout sur ma voiture.

Il n’aurait pas tardé à éclater mon pare-brise, me couvrant ainsi d'éclats de verre, mon visage et tout le haut de mon corps auraient été percés, ensanglantés comme ceux d'un saint martyr assailli par les flèches des centurions romains, puis il aurait fini par m'atteindre une bonne fois à la tempe, ma voiture se serait alors arrêtée, par la force des choses, et je serais tombé mort, le front posé sur le volant, comme quelqu'un qui s’incline, qui prie ou qui renonce, par la force des choses, ai-je dit encore, mais ce n’est pas ce qui est arrivé.


Il faut croire que ce n'est pas ce qui devait se produire cette nuit-là. Que le ciel en avait décidé autrement. En effet, en sortant du tunnel, je l’ai aperçu une dernière fois dans mon rétroviseur, qui riait en brandissant son pistolet mitrailleur, le Stetson sur la tête. Vous pensez bien, ai-je dit le lendemain à la police, que je ne suis pas prêt d’oublier cette image d’épouvante, ni la peur qui m’a tenu éveillé tout le reste de la nuit que j’ai passée à l'hôtel. Une fois dans ma chambre, je suis resté debout derrière la fenêtre, à guetter les SUV qui passaient lentement, comme des pachydermes un peu endormis, et dont je craignais que l’un d’eux ne se gare au pied de l’immeuble et qu’un homme en descende, pourquoi pas coiffé d’un chapeau de cowboy?

Ma chambre était au second étage d’un hôtel moderne et haut, à la façade blanche dressée devant la mer.

dimanche 4 août 2024

Joseph, 2

Je passe devant des cafés, parfois je les aperçois de loin, et je pense à Joseph. Je me dis: Était-ce ici que je dois imaginer qu’il serait venu se perdre? Et d’abord, d’où venait-il quand je l’ai vu pour la première fois chez nos grands-parents? Il avait fait son service militaire dans la Marine nationale et il l’avait prolongé de deux ans. Mais avant cela? Il avait grandi à Alger, à la garde de son père que je ne connaissais pas, dont je ne savais pas le nom, puis un jour, quand il avait seize ans, son père l’avait chassé de chez lui, il lui avait fermé sa porte, et Joseph était parti sur les routes, sans carte d’identité et sans argent, et sur quelles routes, dans quels pays avait-il passé ces années d’errance et de misère avant de s’engager dans l’armée et de faire le tour du monde, plusieurs fois, à bord d’un destroyer? J’avais du mal à croire aux tours du monde à bord d’un destroyer, mais pourquoi pas, après tout? Et d’abord, comment pouvait-il se faire que ma tante, que je connaissais si bien, qui paraissait si douce, n’ait pas eu la garde de cet enfant quand elle avait divorcé de ce premier mari? Quelle faute avait-elle pu commettre? Et ensuite, échangeait-elle des lettres avec ce pauvre enfant? Ou n’étaient-ce pas plutôt mes grands-parents qui avaient gardé le lien?

Oh, where have you been, my blue-eyed son?
And where have you been, my darling young one?

Au sortir de l’armée, il se retrouve à Nice, chez nos grands-parents. Il y a son lit dans un couloir où il lit des romans policiers. Le jour, il travaille sur des chantiers dont il change souvent. Le soir, après dîner, il ressort dans une ville qui lui est étrangère, et bien sûr il pousse la porte des cafés, certains où il prend des habitudes, où il trouve sa place parmi d’autres mauvais garçons. Le jeu, l’alcool, les filles, les cigarettes, tout ce dont les autres hommes de notre famille se sont toujours gardés. Il faut que ce soit dans l’un de ces cafés qu’il fréquente le soir que l'idée d’un casse soit évoquée pour la première fois, entre trois ou quatre hommes assis au comptoir, qui parlent à voix basse, qu’il y soit associé, je veux dire le premier casse auquel il a participé et qui devait le conduire en prison. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une agence bancaire qu’ils avaient attaquée dans la banlieue de Paris. Un agent de sécurité avait été abattu. Joseph n’était pas le tireur mais il était armé. Et il en avait pris pour cinq ans. Et donc, à sa sortie de prison, il revient ici. Il retrouve sa chambre, encore que notre grand-père soit mort, le seul homme qui se soit jamais intéressé à lui, qui ait fait mine de prêter l’oreille à ses fanfaronnades, qui ait partagé avec lui sa bouteille de vin, qui lui ait donné un peu d’argent, rien que pour ses cigarettes. Et comme c’est l’été et qu’il peut s’accorder un peu de temps avant de trouver du travail, il va à la plage.

And what did you hear, my blue-eyed son?
And what did you hear, my darling young one?

Chaque matin, il descend à pied de Gorbella jusqu’à la plage. Puis, quand il a fini de se baigner, de regarder les filles sans oser leur parler, de se brûler au soleil, il s’achète un pan bagnat sur le cours Saleya et il remonte lentement, toujours à pied, par les mêmes boulevards, jusqu’au nord de la ville où il retrouve notre grand-mère. Et tout le reste de la journée, il reste à relire ses romans policiers, qui n’ont pas quitté les étagères de sa chambre, au-dessus de son lit étroit, pendant les cinq années de son absence, et le soir il dîne avec elle de ce qu’elle a préparé, une tortilla le plus souvent avec de la salade. Et peut-être un camembert ou une pointe de brie. Et pendant une heure encore, en finissant tout seul sa bouteille de vin, et en fumant les mêmes Gauloises qu’avait fumées notre grand-père, il l’écoute parler d’Hussein Dey, de l’hippodrome du Caroubier où notre grand-père soignait les chevaux de course, où il était aimé de tous, où on disait de lui qu’il était un as dans son métier. Où il riait comme un enfant (je n’ai pas besoin de photos pour voir son visage, il est inscrit dans mon cœur). Et puis sagement, il retourne dans sa chambre et se remet à lire. Sa veilleuse reste allumée jusque tard dans la nuit. De son lit, notre grand-mère en voit la clarté qui filtre sous la porte. Et puis, elle s’endort sans qu’elle soit éteinte.

And it's a hard, it's a hard
It's a hard, it's a hard
It's a hard rain's a-gonna fall

Combien de semaines, combien de mois, Joseph est-il resté sans retourner dans les cafés qui exerçaient sur lui une puissante attraction? 

samedi 3 août 2024

Joseph, 1

Joseph est revenu habiter chez sa grand-mère au début de l'été. Il avait vingt-six ans et il sortait de cinq années de prison. Entre temps, son grand-père était mort. Son grand-père et sa grand-mère étaient aussi les miens, car nous étions cousins. Sa mère était la sœur aînée de ma mère. Elle avait eu Joseph d’un premier mariage, à Alger, puis elle était venue vivre à Nice avec son nouveau mari et elle y avait eu deux autres enfants. Quand mes parents ont décidé de quitter l'Algérie, j'avais cinq ans, et c’est à Nice que j’ai découvert ma tante, son mari et leurs deux enfants, et j’ignorais alors l’existence de Joseph.

La première fois que j’ai vu Joseph, c’était chez nos grands-parents. Je devais avoir neuf ans et il en avait dix de plus que moi. J’allais dormir chez mes grands-parents une fois par semaine, dans le petit appartement qu’ils habitaient du côté de Gorbella. C’était un logement très pauvre et biscornu, où j’aimais retrouver les parfums de ma petite enfance algéroise. La même pauvreté, le même dénuement.

Ma grand-mère était une matrone espagnole encore dans la force de l’âge. Elle était invariablement vêtue d’une blouse qu’elle lavait le soir, dans l’évier de la cuisine, pour la remettre au matin. Elle tirait les cartes, elle nous nourrissait de cocas à la frita (chaussons garnis de poivrons et tomates), de tortillas et de poulets farcis. Mon grand-père était triste, parce qu’il n’avait pas pu reprendre son métier de maréchal-ferrant depuis qu’il était à Nice. Mais ils m’entouraient tous deux d’une tendre affection. Et un jour j’ai découvert que Joseph habitait chez eux. On m’a dit qu’il était le fils de ma tante Mireille et j’ai compris que je ne devais pas chercher à en savoir davantage.

Maintenant je retrouve Joseph chaque fois que je vais dormir chez eux. Il occupe un couloir. Au-dessus de son lit, des étagères où il aligne des livres de la Série noire. Il en achète un, il le lit jusque tard dans la nuit, puis il le range avec les autres. Je ne me souviens pas qu’il se soit jamais adressé à moi. Qu’il m’ait jamais vu. Mais je l’observe. Il dîne assis à côté de mon grand-père. Ils partagent la même bouteille de vin. Il ne parle qu’à lui, non pas des chantiers où il travaille mais des cafés qu’il fréquente le soir, quand il ressort. Il est question de bagarres et peut-être de filles que les garçons comme lui rencontrent dans les bars. Et mon grand-père jette un regard vers moi et il hoche la tête, sans rien dire.

À intervalles réguliers, ma mère insiste pour que mon père lui trouve un nouveau travail, et mon père s’exécute une fois encore, une dernière fois, dit-il, mais il le fait à contrecœur. Il dit et il répète que Joseph est un bon à rien, un voyou, qu’il n’a pas de métier, qu’il se montre insolent avec les contremaîtres. Et mes parents se disputent. Et cela dure deux ou trois ans, avec des éclipses et des réapparitions de Joseph, toujours chez nos grands-parents, jusqu’au jour où je comprends que je ne le reverrai plus avant longtemps, parce que Joseph a participé à un braquage, à Paris, et qu’il est en prison.

Et donc, quand il sort de prison, quatre ou cinq ans plus tard, notre grand-père est mort et c’est notre grand-mère qui l’accueille. Et c’est alors que commence un été puis un automne dont je n’ai pas été le témoin, dont je ne sais à peu près rien, et qui ont été les derniers avant qu’il ne retourne en prison. Et qu’à sa sortie de prison, bien des années plus tard, il ne meure sans qu’aucun de nous ne l’ait jamais revu.

J’étais parti étudier à Paris, et je n’ai rien su alors, pendant cette période de quelques mois où, de nouveau, il a habité chez ma grand-mère. Et si ma mère ne m’a rien dit de Joseph quand nous nous parlions au téléphone (ou des bribes peut-être, à la nuit tombée, quand je l’appelais d’une cabine de la rue Saint-Jacques, et que mon père ne devait pas être à côté d’elle pour l’écouter), et s’il n’existe plus aujourd’hui aucun témoin que je puisse interroger, aucune photo, aucune lettre dont je puisse étayer mes souvenirs, il y a bien longtemps maintenant que je suis revenu à Nice, que j’habite dans les mêmes quartiers nord où ma grand-mère habitait, que je parcours les mêmes rues que parcourait Joseph, alors bien sûr je pense à lui. Et, en dépit des décennies qui sont passées, nos silhouettes se confondent.

L’été commence et il est bien peu probable que Joseph trouve du travail avant que celui-ci finisse. Alors, en attendant, il faut qu’il s’occupe et, chaque matin, il retourne à la plage. 

mardi 30 juillet 2024

Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les montre pas. Par les yeux du souvenir, je ne les vois pas. Elles se perdent dans la luisance de la pluie mêlée au soleil du soir.

Je ne suis jamais retourné à Alger, et il est probable maintenant que je n’y retournerai pas. Je ne possède aucune photo, aucune lettre, aucun objet hérité de mon enfance. J’ai longtemps songé à commencer par une enquête. Je me serais rendu chez une vieille cousine (je sais laquelle). Elle m’aurait accueilli dans sa salle à manger au décor un peu kitch. Sur la table, nous aurait attendus, à côté de ses albums de photos, une assiette de pâtisseries confectionnées par elle, exprès pour l’occasion, sans doute de celles qu'on appelle des montecaos, de tradition andalouse, qui sont faits au saindoux, saupoudrés de cannelle. Elle nous aurait servi le café dans des tasses trop grandes. Enfin, j’aurais posé mon enregistreur sur la table, je l’aurais déclenché et je lui aurais dit: Raconte. Mais je sais que je ne le ferai pas, ou peut-être que le ferai plus tard, quand j’en aurais fini de raconter d'après les quelques souvenirs que je garde, qui sont à moi et qui m’ont accompagné jusqu'à présent.

C’est l'été, d’Alger ou de Nice, je ne sais plus. De l’une puis de l’autre ville sans doute. Avant et après l’exil. Je suis debout devant l'évier, à côté de ma mère. Elle fait couler de l’eau du robinet pour m’en faire boire un verre. Elle dit qu’il faut qu’elle coule un peu pour en avoir de la plus fraîche. Elle met la main sous l’eau puis elle y avance un verre qu’elle remplit puis renverse plusieurs fois. Puis elle en boit d’un seul trait tout un verre, puis de nouveau elle remplit ce verre et me le tend. Et elle me dit: Quand on a soif, il n’y a rien de meilleur que l’eau. Dois-je énumérer tout ce que nous n’avions pas

Maintenant, c’est dans les premiers temps que nous sommes à Nice. Mon père a commencé par vendre des cartes postales et des crayons dans la rue. Puis il est devenu agent d’assurances. Il se déplaçait à bicyclette. Il allait assez loin ainsi, non seulement à travers la ville mais jusqu’à Cagnes-sur-Mer ou à Villefranche. Il emportait des sandwichs et quand il revenait, le soir, il nous racontait la beauté des paysages qu’il avait vus. Du vert, de l’eau, des fleurs partout, nous disait-il. Et la mer telle qu'elle se montrait du haut de la corniche. Et maintenant il a trouvé à se placer comme aide-comptable dans le grand garage Renault qui est presque en face de chez nous. Il est le seul algérois parmi les employés, et ceux-ci l’accueillent bien, encore qu’ils se moquent un peu de son accent, comme lui se moque du leur qu’il imite le soir, à son retour chez nous. Et un dimanche, trois ou quatre d’entre eux l'emmènent avec eux à la campagne. Cette campagne est à Sospel, et le soir il en revient avec une cagette remplie de figues. La cagette est posée sur une table autour de laquelle nous nous tenons debout, devant la fenêtre ouverte, et ma mère et moi mangeons les figues tandis qu’il nous raconte quelle route de montagne ils ont dû parcourir pour arriver là-bas. Les virages en épingles à cheveux, les ravins dans lesquels ils ont failli verser, le vertige. Il se moque de lui-même, des frayeurs qu’il a eues, qu’il n’aura pas cachées, qu’il aura même exagérées pour amuser ses camarades. Et ma mère et moi rions avec lui, en continuant d'ouvrir les figues et d'y plonger les dents, heureux et fiers que nous sommes de sa vaillance.

Il nous a fait une place ici, sans l'aide de personne d'autre que ma mère, et sans jamais se plaindre. Nous communiquant au contraire, jour après jour, son courage et sa joie. Ce fut un temps. Ensuite, il y en eut d’autres.

lundi 29 juillet 2024

Les sports et la culture

Je prenais le café il y a peu sur la place Garibaldi avec Laure Quignard et Patrick Allemand quand, au détour de la conversation, Patrick nous a dit que, selon lui, les animateurs de clubs sportifs étaient aujourd'hui les vrais hussards de la République. J’ai applaudi à cette idée, et elle m’est revenue à l’esprit, l’autre soir, en regardant à la télé la cérémonie d’ouverture des JO.

Je me suis dit que nous étions en train d’assister à un évènement historique d’une portée considérable, qui consistait dans la rencontre nuptiale et jubilatoire des sports et de la culture.


Je ne suis pas assez bon connaisseur de l’histoire des sports pour juger s’il s’agissait là d’une première. Si je me trompe, on me corrigera. Mais c’est ainsi que j’ai vécu ce moment.

Nos responsables politiques échouent, depuis des décennies, à réformer l'école. À lui donner plus de tranchant. À alléger le poids que la bureaucratie académique fait peser sur elle. À la faire davantage aimer des professeurs, aussi bien que des élèves et de leurs parents. On s’épuise à vouloir donner le bac à tout le monde, au point qu’il ne signifie plus rien. On renonce à faire aimer la langue et les mathématiques, et pendant ce temps, en marge de l'école, nos jeunes se réjouissent de pratiquer des sports toujours plus exigeants, dans l’exercice desquels ils apprennent tout à la fois à respecter des règles et à se dépasser, en même temps que les mêmes (ou d’autres) se livrent à des expériences artistiques toujours plus audacieuses et toujours plus échevelées. Et tout cela dans une dimension collective qui fait, de chaque réalisation, de chaque entraînement, de chaque répétition, de chaque performance, l’occasion d'une fête.

Il me paraît évident que la société française repose aujourd'hui sur trois piliers, qui sont 1) celui des institutions démocratiques, 2) celui de l’économie, et 3) celui des sports et de la culture conjugués.

Je veux croire que cette conjugaison des sports et de la culture sera de plus en plus étroite dans les années à venir. L’admission de la breakdance au rang des disciplines olympiques en est le signe. Et le vieil instituteur que je suis s’en réjouit au plus haut point. Quel bonheur! Quel bon augure pour l’avenir!


Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...