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Monologue de Véra

Il avait trente ans de plus que moi. Il avait été mon professeur de mathématiques à Paris. J’avais vingt-trois ans quand nous nous sommes mariés. Il avait déjà été marié, il avait un fils plus vieux que moi. Quand il a pris sa retraite, il a voulu revenir en Bourgogne pour habiter la maison qu’il tenait de ses parents, et je l’ai suivi. J’avais trente-cinq ans alors. Les premières années, il a continué à animer des séminaires, à participer à des colloques, il en était heureux, puis il est tombé malade, d’une maladie invalidante, et très vite il a dit que ce n’était pas le rôle d’une femme de s’occuper d’un mari malade. Il avait sa gouvernante, Madeleine, qui faisait la cuisine. Elle arrivait tôt le matin et ne repartait qu’après qu’il avait pris ses médicaments et qu’il avait dîné. J’ai mené ma vie. Je participais à une chorale, je prenais des cours de dessin, de danse, d’art floral, je sortais beaucoup. Le bourg voisin se trouve à six kilomètres. J’y avais des amis de tous âges. Certains étaient professeurs au lycée de Dijon et ils avaient entendu parler des travaux de mon mari. Je m’y rendais et j’en revenais à bicyclette. Souvent, le soir, quand j’arrivais, il dormait déjà, la lumière allumée, un livre d’Ovide ou de Properce tombé près de lui sur le revers du drap. C’est une histoire curieuse. Aussitôt que sa maladie a été déclarée, il a abandonné les mathématiques. Du jour au lendemain, il n’a plus voulu en entendre parler, et il s’est remis au latin qu’il avait étudié dans son enfance. Et le latin est devenu sa seule occupation. Il disait qu’au moment où il est tombé malade, il avait en latin le niveau d’un élève de sixième, mais que, depuis, il avait beaucoup progressé. Et, de nouveau, à un âge avancé, il a recommencé à recevoir des courriers d’enseignants et de chercheurs de différentes universités, mais cette fois il ne s’agissait plus de mathématiques, c’était à propos de grammaire latine. Il s’intéressait à tout ce qui concernait l'interprétation des textes, surtout ceux d’Ovide, mais je crois que c’était en grammaire qu’il était le plus fort. Je l’ai beaucoup aimé. Quand il est mort, je me suis imaginé que je ne tarderais pas à aller le rejoindre. Ou, à d’autres moments, j’ai pensé que je reprendrais ma vie d’avant. Ou que j’aurais une autre vie. Il avait laissé un testament qui indiquait ce qu’il voulait qu’on fasse de ses livres, il léguait une coquette somme d’argent à sa gouvernante, pour le reste, tout me revenait et je continue aujourd’hui d’habiter dans la même maison. Aujourd'hui, la chorale, le dessin, la danse, l’art floral, je les ai abandonnés. Je n’en ai plus le désir. La maison est située au bord d’une rivière. Dans mon souvenir, les rayonnages de bois chargés de livres couvrent encore les murs de sa chambre. Il attend Madeleine pour lui demander de lui trouver un livre. Il tend la main pour lui indiquer l'étagère où elle doit chercher. Elle finit par le trouver, il s’en empare et il se dépêche d’en rechercher une page dont il se souvient, qu’il n’avait pas marquée. Il lit vite, en bougeant les lèvres. Il écrit au crayon dans son carnet. Il oublie de remercier Madeleine. Il passe la plus grande partie de ses journées dans son lit ou dans un fauteuil où il lui arrive de s’endormir. Je lui apporte des fleurs. Parfois, le parfum des fleurs l’incommode et je dois les remporter. À midi, Madeleine insiste pour qu’il se lève. Il préfère déjeuner sur un coin de table, dans la cuisine. Il mange peu et boit deux verres de vin rouge. C’est beaucoup. Puis il fume une longue cigarette anglaise. Puis il retourne se reposer. Il fait chaud. Dans le sommeil de sa sieste, il entend le bruit de la rivière auquel s’ajoute celui des feuillages des grands arbres qui la bordent. Des trembles. Des peupliers. Des nuages rapides sont charriés par le vent et basculent, comme des marbres sans poids, haut dans le ciel. Et c’est seulement vers trois heures de l’après-midi qu’il lui arrive d'aller respirer l'air du jardin et l’odeur de l’eau de la rivière. S’il fait soleil, il marche jusqu’à la grille pour relever le courrier. Puis, il s’attarde dans le jardin qui est devant la maison. Celui-ci comprend des rosiers et quelques carrés de légumes. Je soigne les rosiers tandis que Madeleine cultive les légumes qu’elle utilise pour la cuisine. Il ne dit rien des rosiers, mais il se donne pour mission de commenter avec une minutie exaspérante le travail que Madeleine accomplit, jour après jour, ce qui revient à lui adresser presque toujours quelque reproche. Par bonheur, Madeleine sait aussi bien que moi qu’il parle sans y penser. Qu’il oublie aussitôt ce qu’il a dit. Qu’il peut dire l’inverse l’instant d’après. Enfin, s’il fait soleil, il passe derrière la maison où coule la rivière et sur la berge de laquelle poussent quatre ou cinq arbres fruitiers. Il regarde où en sont les prunes, il les tâte, il en goutte une et crache le noyau. La saveur âpre sur sa langue est celle de son enfance. Cette façon de cracher le noyau l’est aussi. Sur la rive opposée, un grand pré où paissent des vaches. Il arrive que celles-ci descendent sous les hauts feuillages qui bruissent et se balancent pour boire dans le courant, et c’est alors un joli spectacle que de les voir se débrouiller avec la pente de terre grasse, presque rouge, qui s’effondre sous leurs sabots, qui les fait trébucher lourdement, comme les nuages dans le ciel, avant de pouvoir enfin plonger leurs longs museaux dans l’éblouissement de l’eau verte où les arbres s’inversent. Il n’y a pas que la vie, voyez-vous, il y a aussi la mort. Mon mari a vécu dix ans avec la mort assise à ses côtés, comme une autre compagne. Elle lui donnait le goût des signes écrits, des fruits, elle exaltait pour lui le parfum de l’eau. Et il était heureux.

(Pierre Bonnard, 1923)

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