mardi 12 décembre 2023

La mercière de Clermont-Ferrand

Normandie, un matin de la fin d'été. Grand soleil et du vent. La maison est largement ouverte sur les prés et, plus loin, sur la mer. Les deux femmes se déplacent d’un étage à l’autre et d’une pièce à l’autre en ramassant du linge sale pour la lessive.
AGATHE: Tu as trouvé un train?
YOLANDE: Oui, celui de 4 heures, je serai à Rouen ce soir. Je dormirai chez maman, elle est prévenue, et demain je rentre à Paris avec Rosette.
AGATHE: Pierre t’attendra?
YOLANDE: Il n’a pas besoin de m’attendre. Je n’ai pas besoin de lui. Nous serons à Clermont mercredi, Rosette et moi, et j’aurai un peu plus de dix jours pour m’organiser avant l’ouverture du magasin.
AGATHE: Tu es sûre de vouloir habiter là-bas? Tu n’y connais personne.
YOLANDE: J’ai besoin de travailler. Et je ne veux pas le faire à Paris, où il y a Pierre, ni à Rouen, où il y a maman.
AGATHE: Tu m’as dit que tu as parlé au téléphone avec la patronne de la mercerie?
YOLANDE: Oui, deux fois, elle est très gentille. Elle se trouve trop âgée, elle voudrait lâcher le pied, et aucune des filles qui travaillent avec elle ne semble en mesure de la remplacer, je veux dire pour la comptabilité et les commandes, ni le souhaiter. Elle veut bien que j’essaie. D’ailleurs, elle restera présente, elle pourra m’aider.
AGATHE: La personne qui t’a recommandée est une amie de Pierre?
YOLANDE: Oui, elle s’appelle Léonie. Nous nous étions vues quelquefois, et Madame Ibari, la patronne du magasin, est sa tante. Léonie savait que je voulais m’installer en province, et comme sa tante cherchait quelqu’un…
AGATHE: Elle savait donc que Pierre te quittait?
YOLANDE: Oui, la plupart de nos amis le savaient aussi. Mais ce n’est pas pour elle qu’il me quitte, si c'est ce que tu imagines. C’est pour une personne que je ne connais pas, et que je ne tiens pas à connaître.
AGATHE: Tu n’as pas l’air d’en vouloir beaucoup à Pierre. Tu n’as pas l’air bien triste.
YOLANDE: J’ai pleuré, d’abord, mais maintenant je ne pleure plus. J’avais vingt-et-un ans quand j’ai rencontré Pierre, il en avait vingt-cinq de plus. Il sortait d’une longue liaison, qui le laissait un peu détruit. Il était séduisant. Je ne lui ai guère laissé sa chance. Trois mois plus tard, j’habitais avec lui dans son appartement de la rue Caulaincourt. Et, deux mois plus tard encore, j’étais enceinte. Il a rencontré sa nouvelle amie à l’université de Louvain, où il donnait un cours une fois par semaine, depuis l’automne. Elle est presque aussi vieille que lui, et elle enseigne la philosophie, elle aussi. J’ai su aussitôt qu’ils étaient intéressés l’un par l’autre. Qu’ils se plaisaient. Ils parlent d’écrire un livre ensemble. Ils sont tombés amoureux. Chacun a trouvé dans l’autre son reflet, son âme sœur. Ils se ressemblent. Pierre me l’a avoué. C’était facile à imaginer. Cela ne se discutait pas. Et d’ailleurs, il compte venir voir Rosette à Clermont-Ferrand aussi souvent qu’il le pourra. Je suis certaine qu’il le fera. Et moi, je crois que j’étais fatigué de la philosophie. J’aimais bien le voir lire, écrire. Mais au fond, ce qu’il lisait et écrivait, et ce dont il discutait des soirées entières avec ses amis, et ce dont il pourra discuter des soirées entières, maintenant, avec cette femme, il me semble que je n’y ai jamais cru.
AGATHE: Il s’agissait d’y croire?
YOLANDE: Je crois que je regardais cela comme un jeu, mais que je n’y ai jamais attaché la moindre importance.


Jérôme, le mari d’Agathe, est revenu de la ville avec leurs deux enfants et des paniers de provisions. On dresse la table devant la façade. On déjeune tous les cinq, en plein soleil et dans le vent. Puis les enfants rentrent jouer dans la maison. Les trois adultes s’attardent autour de la table, dans des poses diverses.
JÉRÔME (à Yolande): Tu es sûre de ne pas vouloir rester ici quelques jours encore? Finalement, nous ne rentrerons au Havre que la semaine prochaine. Cela te ferait du bien.
YOLANDE: Tu es gentil, mais non, c’est le moment du départ. Un jour, j’ai quitté Rouen pour Paris. Maintenant, je quitte Paris pour Clermont-Ferrand. Je ne connais rien à la mercerie, mais cette dame propose de m’apprendre. Sa nièce me dit que c’est une brodeuse de grand talent, et que son magasin est connu dans toute la région.
AGATHE (Un peu alanguie, elle fait signe à Jérôme de lui resservir du vin. Elle sourit à Yolande): Tu as le goût du voyage et de l’aventure.
YOLANDE (avec une moue): Tu te moques, mais c’est vrai. Qu’aurais-je continué de faire, près de Pierre, s’il ne m’avait pas quittée? Je suis sûre qu’il m’a aimée, et peut-être m’aime-t-il encore. Mais je commençais à m’ennuyer à le voir corriger ses copies et préparer ses cours. De plus, je n’aime que moyennement la musique classique. Je préfère les chansons. J’apprendrai à tenir un magasin, et le soir je broderai au point de croix en écoutant la radio. Vous viendrez me voir, et quand nous aurons des vacances, Rosette et moi, vous nous inviterez ici.

À suivre...

Version complète dans Arsène et Elvire (5.5)

samedi 9 décembre 2023

Gilles



1. 
Instituteur à Bon-Voyage, dans le faubourg de Nice. Il loue un petit appartement à l'intérieur de la ville, mais parfois on raconte qu'il ne rentre pas chez lui. C'est quand la cloche sonne, à quatre heures et demie: il accompagne ses élèves jusqu'à la porte, il les regarde partir, puis il remonte à sa classe. Il s'attarde dans sa classe après que ses élèves sont partis. Il arrange les tables, il corrige les cahiers, il prépare ses leçons du lendemain. Il s'occupe jusqu'à la nuit. Puis, quand la nuit est tombée, il sort pour dîner dans un bistrot voisin. Puis, quand il a fini de dîner, il remonte dormir au pied du tableau noir. Et cette nuit comme les autres. Il dort dans un sac au pied du tableau noir; il reste seul dans cette école énorme du faubourg; peut-être qu'il n'est pas seul mais c'est comme ça qu'il s'imagine. Il reste seul dans cette classe, au pied du tableau noir, et, au milieu de la nuit, voilà qu'il est réveillé par un fracas de bombes. Il entend des avions qui tournent au-dessus de la ville, puis de terribles sifflements. On bombarde la ville. À peine réveillé, il sait qu'on bombarde la ville, et il n'en est pas surpris. 

2. 
Nous l'appellerons Gilles. Il se lève quand il entend les bombes. Il va à la fenêtre mais il ne voit rien que la cour déserte et ces immeubles du faubourg. C'est à peine si, en se penchant un peu, il peut voir un coin du ciel avec le bord d'un gros nuage noir. Il se lève pour aller appuyer son front à la vitre froide mais il ne voit rien que les platanes qui bougent dans la cour et, tout au fond, les tours. Les fenêtres qui s'allument à tous les étages et ceux qui sortent en pyjama. Tout se passe comme si, malgré la distance et l'opacité des murs, il voyait à l'intérieur des tours chaque palier qui s'allume et le zigzag des escaliers où l'on appelle ses voisins et très vite on descend. La foule des voisins qui s'agglutinent dans l'entrée où sont les boîtes aux lettres éclairées au néon. Parce que, de là-haut, derrière sa fenêtre, on voit les incendies qui s'allument dans le ciel, les immeubles qui s'effondrent en flammes, mais de si loin on n'entend pas. Ils se retrouvent alors dans l'entrée, toutes ces familles mêlées, les hommes en pyjama et en pantoufles, ils parlent des clefs de la voiture parce qu'il faut fuir déjà. Partout des flics en uniforme, qui barrent les rues, qui empêchent la foule. Secours dans la lumière des projecteurs et des phares. Mais Gilles reste dans le noir, le front appuyé à la vitre, il voit de grandes lueurs d'incendies dans ces trouées entre les tours. Il ne bouge pas de sa place à la fenêtre de l'école, de la fenêtre de sa classe dans cette école du faubourg. Il attend, des heures peut-être, que tout s'éteigne, que tout se taise, puis il retourne se coucher sur l'estrade, et peut-être qu'il s'endort. 

3.
Le lendemain. Pelotonné dans son sac au pied du tableau noir, il se réveille dans un jour froid et gris et il entend la pluie. Alors il sort son bras et regarde sa montre. Il est un peu plus de huit heures. Il se lève et il marche jusqu'à la fenêtre. Ils sont trois sous le bord du préau, à bavarder sans doute, et à reluquer ceux qui viennent sous la pluie. Une femme (vue de haut) qui porte un parapluie et qui traverse la cour en direction du préau, et le collègue qui la tient pas le bras et qui essaye de passer sous le toit du parapluie, ce qui nécessite qu’il se penche et qu'il se contorsionne, à cause de sa haute taille, et cela les fait rire. Et Gilles, à sa fenêtre, les regarde et alors seulement il se souvient de la guerre. Il se souvient du bombardement au milieu de la nuit, mais n'a-t-il pas révé? Puis les enfants qui courent, les premiers, avec leurs cartables sur le dos, toute une troupe d'écoliers. Ils courent sous la pluie, vers le préau où leurs maîtres bavardent, les regardent venir. Et Gilles qui se souvient des fracas de bombes et des lueurs d'incendies. Il se décide enfin à quitter sa fenêtre et à quitter sa classe pour retrouver ses élèves. Car ceux-ci l'attendent en rang, comme les autres, la cloche ayant sonné.

4.
Il ne quitte plus l'école. Une seule fois, il retourne à ce petit appartement qu'il loue à l'intérieur de la ville, il prend quelques affaires. Par la fenêtre il voit des immeubles en ruine et il se dit qu'il n'avait pas rêvé, que les avions sont revenus et reviendront encore. Alors il prend tout ce qu'il peut et retourne à l'école pour ne plus la quitter. Et les avions reviennent. Presque chaque nuit, maintenant, ils survolent la ville et ils lâchent leurs bombes, et quand on se réveille, à cause du bruit des bombes, quand on se retrouve dans la rue, les avions sont passés et personne ne peut dire à quoi ils ressemblaient. À quels oiseaux les comparer, ni d'où ils viennent. De quel lointain pays. À moins que ce ne soit d'une base située n'importe où dans le même pays, là, tout près, si le général commandant cette base est devenu fou, ou si, peut-être, l'ennemi a déjà passé la frontière, qu'il déferle partout et si vite qu'ici on n'en sait rien encore. On reste seuls et sans savoir, si loin de tout.

5.
Ce qui reste à la fin, c'est la télévision. Un poste de télévision dans une classe vide. Et Gilles qui vient s'asseoir. Parfois il entre dans cette classe et il s'assoitJe veux dire quand il entre, le poste est allumé. Même si, le plus souvent, l'écran est vide. Ou seulement des traits, des points, des mouches, qui se déplacent très vite et qui grésillent. Des heures parfois, il attend sans que rien se dessine. Parfois même, il s'endort. 

6. 
La montagne sous la neige. Des pentes. Il voit des soldats qui se déplacent comme des mouches, qui marchent dans la neige, parfois qui creusent des tranchées, qui attendent, qui guettent. De quel poste qu'elles puissent être émises, on ne sait pas où ces images ont été prises, où elles ont été filmées. Dans la montagne et sous la neige. Ou sur un grand aéroport. On voit un gros avion qui atterrit puis qui s'arrête, et l'échelle qui roule jusqu'à la portière qui s'ouvre. On voit des hommes qui en descendent et d'autres qui les attendent en bas. Poignées de mains, embrassades. On voit le plus vieux de ces hommes qui sort de sa poche un papier et qui se place sous le micro, devant les caméras. Il regarde les caméras (s'assure qu'il est bien dans le cadre) puis on le voit qui lit, mais on ne l'entend pas. Il faut imaginer la terre toute ronde et un satellite qui reçoit des images de la terre et qui les renvoie à la terre où il fait nuit. Et, dans la nuit, toutes ces ondes. Des tirets d'un point à l'autre, en ligne droite. Des tirets selon la droite d'un point à l'autre et dans la nuit.

(1988)


jeudi 7 décembre 2023

Tendres guerriers

Ils sont venus me chercher à la gare. Nous étions à la mi-décembre, il faisait froid, il commençait à neiger, même si la neige fondait presque aussitôt qu’elle touchait le sol. C’était l’après-midi, un rayon de soleil perçait les nuages, pas pour longtemps. Le conducteur s’appelait Igor, il m’a fait signe dans le rétroviseur, il m’a souri en même temps qu’il m’a dit son nom. Rodrigo était assis devant, à côté de lui. Ma place était derrière. J’ai ôté mon chapeau, j’ai poussé ma valise et je suis monté.
Un long voyage en train, assis du côté fenêtre, le paysage défilerait dans ma tête tandis que je dormirais, la nuit suivante, puis pendant d’autres nuits encore, et j’étais maintenant coincé avec ces deux hommes que je ne connaissais pas dans des embouteillages.
— C’est toujours pareil, a bougonné Igor, à n’importe quelle heure du jour, tous les jours de la semaine. Pour pouvoir circuler, il faut attendre le couvre-feu.
Rodrigo se retournait sur son fauteuil. C’était avec lui que j’avais traité. C’était lui qui m’avait recruté. Plus tard je devais comprendre qu'Igor était non seulement son chauffeur mais aussi son meilleur ami et son garde du corps.
— Nous sommes heureux de t’avoir avec nous, que tu aies pu te libérer.
Un savant célèbre, une ancienne légende de la linguistique. On disait que j’avais gardé mon bureau au MIT, ce qui était faux. Mais si j’étais aujourd’hui encore mondialement connu, c’était plutôt pour les prises de positions politiques que je proclamais. Que j'avais proclamées. 
Mon heure de gloire en tant que linguiste était passée depuis longtemps. Mes théories avaient été mises à mal, largement réfutées par de plus jeunes, mais chaque fois que l’alter mondialisme avait besoin d’un porte-parole, d’une caution scientifique, on savait où me trouver. Cette fois, on avait besoin d’enseigner la langue, de manière rapide et efficace. On se demandait comment s’y prendre. Accepterais-je de donner des leçons à des migrants en même temps que je formerais de nouveaux professeurs? Tous n’auraient pas un statut légal. J’avais répondu que oui. Il n’était pas prévu que je reçoive un salaire, l’organisation était pauvre, mais j’avais accepté. Pourvu que les personnes qui me seraient présentées aient réellement envie d’apprendre, qu’elles soient résolues à travailler dur, plusieurs heures par jour, le reste, je ne voulais pas le savoir. Que, dans le même public, il y ait de nouveaux arrivants, ne sachant que quelques mots, et d’autres instruits, capables de devenir très vite des professeurs, j’étais d’accord. Ce serait mieux ainsi. J’accueillerais tout le monde. La méthode, les outils nécessaires pour qu’ils apprennent étaient mon affaire. J’improviserais en fonction du public, mais aussi de quelques idées de base sur lesquelles je méditais et que j’étais curieux de mettre à l’épreuve.
Nous en étions là. Tels étaient les termes du contrat non écrit, noué entre la Brigade et moi, quand je suis arrivé à Nice, alors que nous tâchions de traverser la ville pour gagner le faubourg. Mais nous n’avancions pas. Des drones dans le ciel.
— Je récapitule donc. Tu habites chez nous, dans le faubourg. Nous avons préparé pour toi un petit logement au deuxième étage de la maison. Au rez-de-chaussée, tu verras, il y a un restaurant tenu par des amis, et à l’arrière de ce restaurant, donnant sur une cour, ce qui nous sert de salle de classe.
La nuit tombait. Quand nous roulions, c’était au ralenti. Aux façades des grands magasins, les vitrines de Noël et dans le ciel des drones qui nous surveillaient.
— Ils t’ont repéré, a dit Rodrigo en riant. Mais ils ne feront rien contre toi, ils ne peuvent pas se le permettre, tu es trop célèbre.
Mon arrivée à Nice et ma collaboration avec cette brigade altermondialiste avaient été annoncées de manière quelque peu tapageuse. Elles devaient être perçues comme un événement planétaire. “Le célèbre Antonin Nadal a quitté son confortable bureau de MIT pour le faubourg de Nice.” C’était le but, que la presse en parle, que toutes les télévisions s’en fassent écho, pour que le sort des migrants soit enfin mis au cœur de l’actualité, et qu’on s’intéresse aussi à l’organisation semi-clandestine qui se chargeait de les accueillir.
— Contre toi, ils ne peuvent rien”, répétait Rodrigo, et j’approuvais d’un hochement de tête. “Ils viendront t’interviewer, nous te laissons toute liberté de choisir à qui tu veux répondre, et ce que tu veux répondre.”
Il en faisait un peu trop dans le genre accueillant et flagorneur, et je manquais de sommeil, si bien que je ne répondais plus, brinquebalant à l’arrière du véhicule que conduisait Igor, un modèle déjà ancien.
Je n’étais pas loin de m’endormir, tandis que les drones venaient voler juste devant le pare-brise, qu’ils restaient comme immobiles à quinze centimètres de la vitre, juste devant Igor qui ne se laissait pas impressionner. Il leur faisait des grimaces, il leur tirait la langue. Les drones n’appréciaient pas la plaisanterie, ils frétillaient des ailes, ils s’envolaient ailleurs, puis revenaient.
Mes yeux se sont fermés. Quand je me suis réveillé, les deux hommes fumaient, les vitres ouvertes, il faisait tout à fait nuit, il faisait froid, nous roulions sur une route déserte, la neige sur les côtés et tout au bout, à un rond-point, une petite maison éclairée, c’était le Restaurant des Amis.
— Tu vois, ils ont gardé ouvert, a dit Rodrigo, ils nous attendent.
La table était servie, Lourenço, le patron, a dîné avec nous, nous étions quatre, pas d’autres clients. J’ai bu du vin rouge, puis une jeune femme est venue me chercher pour me conduire à ma chambre. Ils voyaient mon état de fatigue. J’avais du mal à suivre la conversation. Ils voulaient me ménager. Les autres sont restés à table, ils ont continué de manger du bacalhau avec des pommes de terre et boire du vin. On aurait dit une famille. J’ai eu la présence d’esprit de porter moi-même ma valise en montant derrière la jeune femme dont je n’avais pas bien entendu le nom. 
Ma chambre se trouvait au deuxième étage. Propre, faiblement éclairée, reposante. Un compotier avec des mandarines et une bouteille d’eau minérale sur une table ronde en plastique moulé. Une autre petite table, en bois celle-ci, appuyée contre un mur, avec une chaise, une lampe de bureau, une ramette de papier et des crayons. Ils avaient pensé à tout. Le bon parfum des mandarines. Dans un angle de la cuisine, une cabine de douche. J’en ai écarté le rideau et le parfum du savon de Marseille est venu se combiner à celui des mandarines. Ici, il faisait chaud.  J’ai ouvert la fenêtre pour laisser entrer un peu de fraîcheur. Le parfum de la nuit d’hiver, le silence de la neige. La jeune femme avait un joli visage, elle souriait en me souhaitant bonne nuit.

À suivre...


Version complète dans Tendres guerriers (1.1)

mercredi 6 décembre 2023

Les attardés

J’avais oublié que
les garçons jouent au football,
haletants, muets, sans tenir compte
de la nuit qui vient,
jusqu’à l’heure où celle-ci, 
sans lune sous les arbres du square,
dérobe le ballon, efface leurs mains
dans l’odeur de poussière.

Quand ils passent la grille 
la sueur sur leur dos est glacée.

(30 mars 2019)

lundi 4 décembre 2023

Le monde a du bon

Les touristes descendus du car, au fin fond des montagnes himalayennes, sont groupés sur des gradins de bois, en plein air et en plein vent, sous des nuages gris. Ils regardent de petits chevaux caparaçonnés qui tournent sans passion sur une carrière boueuse. Mais attendons la fin! À l’heure dite, de gros nuages crèvent au-dessus de leurs têtes, ils sont arrosés d’une averse plutôt fraîche dont ils s’abritent comme ils peuvent, avec des parapluies, avec des journaux, sans quitter leurs places, curieux qu’ils sont du spectacle promis. Car voici que les chevaux se mettent à danser. La pluie les fait danser. C’est un prodige qui ne se produit qu’ici, chaque jour, à la même heure de l’après-midi, danser et même rire sous la pluie, en retroussant leurs lèvres sur leurs dents de chevaux, et chanter!

dimanche 3 décembre 2023

Yacine

Clotilde était fâchée, pas forcément contre moi mais désolée tout de même de se trouver dans cet appartement où je les avais emmenés, le bébé et elle, et où nous venions à peine de poser nos bagages.
Elle avait été très réticente à venir. Clotilde ne disposait que d’une quinzaine de jours de congé. Depuis que nous étions mariés, nous avions passé toutes nos vacances en Bretagne, quelle que soit la saison. Ses parents possédaient à Concarneau une maison grande et confortable où ils pouvaient nous accueillir, ainsi que ses deux frères et leurs familles, et jusqu’à présent je ne m’étais pas fait prier pour l’accompagner. Pour ce qui me concernait, la question des vacances ne se posait pas. Je suis libre d’organiser mon travail à ma guise, n’importe où, pourvu que j’aie une table où étaler mon matériel à dessin, ce qui était le cas à Concarneau. Une table poussée sous la fenêtre de notre chambre, devant la mer piquée de moutons, où Clotilde et ses frères naviguaient, des journées entières, dont ils revenaient heureux et affamés. Je ne comptais plus les projets que j’avais pu mener à bien durant mes séjours à Concarneau depuis trois ans que nous étions mariés, et que j’y avais pris mes habitudes, et j’y serais volontiers retourné cette année-là encore si ma grand-mère n’était pas morte, quelques mois auparavant, en me faisant l’héritier de cet appartement.
Le notaire me l’avait signifié par téléphone, et j’en avais été surpris. J’avais d’abord cru à un malentendu. Ma mère était sa fille et il m’aurait paru naturel que cet héritage lui revînt, et j’avais une sœur aînée qui aurait pu y prétendre elle aussi. Mais le notaire m’avait rassuré. Il m’avait dit que je n’avais rien à craindre, ni ma mère ni ma sœur n’avaient été oubliées dans le partage, si bien que j’étais désormais l’unique propriétaire de cet appartement, qui était joliment situé dans un petit immeuble précédé d’un jardin, au haut de l’avenue Saint-Barthélemy, dans le quartier nord de Nice.
— Comment comptez-vous en disposer? me dit-il encore. Peut-être le louer, ou le vendre?
Si c’était le cas, il pouvait me mettre en relation avec une agence. Il gardait un excellent souvenir de ma grand-mère, il savait quelle affection celle-ci me vouait, et s’il pouvait m’aider à tirer le meilleur parti de cet héritage, il était tout à mon service. Mais je lui avais répondu que non, que je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire de ce bien qui m'échoyait à l'improviste, comme tombé du ciel, moi qui jusque là n’avais rien possédé, que mes livres et mon matériel à dessin.
— Il faut d’abord que je le voie, ai-je répondu. Que je me rende compte par moi-même.
— Parce que vous ne le connaissez pas? s’était-il étonné. Votre grand-mère l’habitait pourtant depuis longtemps.
Et je lui avais répondu que non, que mes rapports avec elle s’étaient effilochés au fil des ans. Depuis la mort de mon grand-père, ma grand-mère menait une existence à part. Elle vivait dans son monde, ne semblait pas très désireuse de nous voir, et les rares fois où je lui avais annoncé mon passage à Nice, elle m'avait invité à déjeuner au restaurant du Club nautique, où elle arrivait en taxi et repartait de même après avoir payé l’addition.
Le soir-même, j’ai dit à Clotilde:
— Il est probable que cet appartement a besoin d’être rafraîchi. Avant de décider de le vendre ou de le louer, il serait sans doute raisonnable que j’y fasse effectuer des travaux. Il suffira que j’y demeure quelques jours. Je jugerai quels travaux sont indispensables et, s'ils ne sont pas trop coûteux, je m’arrangerai avec une entreprise locale pour qu’ils soient engagés dans les mois qui viennent, en notre absence.
Et comme Clotilde ne protestait pas, j’ai ajouté: 
— Et d’ailleurs, pourquoi ne le garderions-nous pas? Nous pourrions profiter ainsi du soleil et de la plage, deux ou trois fois dans l’année, et le reste du temps, nous en confierions les clés à tes frères ou à quelques amis?
L’idée des clés que nous pourrions prêter à ses frères a emporté la décision. Mais maintenant elle regrettait de s’être laisser convaincre.
L'immeuble était charmant, haut de trois étages seulement, ce qui lui avait donné quelque espoir, ainsi qu’à moi, quand nous étions arrivés, que le taxi nous avait déposés devant la grille; mais ensuite il avait suffi d'entrer, de pousser une à une les portes de l’appartement pour nous rendre à l’évidence. Nous pénétrions dans l’endroit où avait vécu une femme solitaire, atteinte de troubles cognitifs.
Les meubles étaient ceux qui avaient pu y trouver place après qu'elle les avait déménagés de la villa du Lavandou où elle avait habité avec mon grand-père et où elle n'avait plus voulu demeurer après sa mort, et ils y étaient mal adaptés. Déjà, quand elle s’était installée ici, dix-sept ans auparavant, il aurait fallu en refaire les peintures, changer la baignoire et le lavabo, vérifier le système de chauffage, améliorer l’éclairage, réaménager la cuisine; et il était facile de comprendre que ma grand-mère n’avait rien fait de tout cela. Elle s’était contentée de sortir d’une valise les portraits de mon grand père qu’elle avait disposés sur la cheminée où ils se trouvaient encore.
Ma grand-mère avait follement aimé son mari, elle l’avait follement admiré aussi, il était son grand homme, et sa disparition l’avait laissée dans un désarroi qui la rendait indifférente à tout.
— Sans lui, elle se sent perdue, elle est comme une petite fille, disait ma mère, qui ne regardait pas ce trait de caractère comme très glorieux, et qui d’ailleurs, de manière générale, ne se montrait pas très indulgente à son égard.
À plus de soixante ans, ma grand-mère s'était toujours comportée auprès de lui comme une adolescente amoureuse, et il est vrai que mon grand-père était un personnage très séduisant. Météorologiste de profession, il savait tout du ciel et des orages qui s’y concoctent. À côté de cela, il aimait voyager, il jouait au tennis et il nageait beaucoup, partout et en toute saison.
J’avais été très proche de lui — d’elle aussi, par la même occasion, mais de lui d'abord. Il faut dire que j'étais un enfant pas tout à fait comme les autres. Je n'apprenais rien à l'école, je ne réussissais dans aucune discipline, pas même en sport, et mes parents en étaient déçus. Ils évitaient de me faire des reproches, de se mettre en colère contre moi, de me punir ou de crier, sans doute parce que les psychologues et les pédo-psychiatres auxquels ils soumettaient mon cas les convainquaient de s’en abstenir. Mais ce conseil qu’ils leur donnaient ne signifiait-il pas du même coup qu’ils devaient prendre leur parti du retard ou de l’inadaptation que je montrais? Qu’il n’y avait pas à attendre de moi, pour les années à venir, que je fasse beaucoup de progrès? Et ils ne s’y résignaient pas sans en éprouver une tristesse qu’ils cachaient mal, ou qu’ils ne cachaient pas.
Je n’étais pas le garçon dont ils avaient rêvé. Cela, d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours su. Il est arrivé une fois que je surprenne ma mère en train de dire à mon propos que je n’étais pas bien fini. Le contraste était d’autant plus criant qu’Odile, ma sœur, qui était de quatre ans mon aînée, réussissait merveilleusement bien dans tout ce qu’elle faisait, et surtout à l’école. Et ce jour où ma mère, s’adressant à l’une de ses amies, a dit à mon propos cette parole terrible, je me souviens qu’Odile était présente, debout auprès d’elle, et qu’elle hochait la tête en signe d’assentiment. Et dans tous les cas où on lui laissait prendre la parole au milieu d’un groupe d’invités, ce qui finissait toujours par se produire, elle ne trouvait rien de mieux â faire, pour se rendre intéressante, que d’énumérer mes bizarreries. Elle donnait des exemples. Elle disait:
— Tu sais, même les émissions pour enfants, même les dessins animés, il ne les regarde pas en entier. Au bout de dix minutes, il se lève et il s’en va.
— Et où va-t-il ainsi?
— Il va dans sa chambre.
— Et que fait-il dans sa chambre?
— Rien. Il dessine.
Or, jamais de la part de mon grand-père, je n’avais senti cette gêne ou cette tristesse que montraient mes parents. Lui ne faisait pas semblant, il m’aimait comme j’étais, pour ce que j’étais, et il me parlait. Et quand il me parlait, il n’énonçait pas des principes, il ne professait pas des doctrines, il s’adressait à moi.

À suivre...

Version complète dans Torquedo (2.7)

vendredi 1 décembre 2023

La pluie

La pluie rend plus facile et agréable de se promener en écoutant de la musique.

Je me demande comment nous faisions pour écouter de la musique avant de pouvoir le faire en nous promenant sous la pluie, de préférence les soirs d’automne, lorsque la nuit descend, ou alors le matin très tôt, avant que le jour se lève.

Voir le jour se lever en écoutant de la musique sous la pluie. Je ne doute pas que cela me sera encore permis quand je serai mort.

Je marcherai alors sous la pluie en écoutant de la musique, je n’aurai même plus besoin d’écouteurs. Il ne s’agira pas alors de musiques célestes ou séraphiques, seulement de celles que j’aurais écoutées et aimées ma vie durant —

Rapportées de ma vie, comme le chasseur rapporte au village les animaux qu’il est allé chasser et qui ont bien voulu se laisser prendre.

Ces musiques ne s’useront plus, je pourrai les écouter indéfiniment sans que jamais elles ne s’usent, pas plus que ne s’use le bruit de la pluie par terre et sur les toits, Pour un cœur qui s’ennuie, Ô le chant de la pluie.

La pluie est toujours un souvenir de pluie, mais qui ne s’use pas, qui reste comme au premier matin du monde, quand — 

Le premier homme préhistorique est sorti sur le seuil de sa caverne, au petit jour, après une nuit de tempête.

Sa femme et ses enfants dorment encore, enroulés autour des braises, un chien avec eux, qui grogne et qui pète en rêvant.

Il sort pour se rendre compte à quoi ressemble le monde après ce déluge de la nuit, tandis que maintenant le tonnerre s’éloigne. 

Je n'ai pas indiqué de titres. Ce soir, en voici deux. Vladimir Horowitz, interprète la Sonate en Fa mineur (K. 466) de Domenico Scarlatti, et Bob Dylan chante Blind Willie McTell. Demain, ce seront d’autres.

(4 novembre 2022)

jeudi 30 novembre 2023

Les fleurs sont livrées le matin

Chaque année, au 15 août, il pleut, et après cette pluie, pour le reste de l'été, la chaleur n'est plus aussi accablante. C’est du moins ce qu’on disait, et je ne prétendrai pas que cette affirmation se vérifiait toujours, mais ce fut le cas cette année-là.
Mes parents possédaient une petite maison dans les collines, juste un cabanon en dur où j'ai passé la plus grande partie de mes vacances lorsque j'étais enfant, et où je revenais, de loin en loin, pas toujours seul, de préférence quand mes parents n'y étaient pas.
J’y avais amené un ami. Je l’appellerai Édouard. Nous étions tous les deux étudiants en philosophie et nous avions à travailler un texte difficile de Husserl, auquel nous envisagions de consacrer un long mémoire, et il était prévu que nous en présenterions le projet à notre professeur dès la rentrée d’octobre. Nous avions emporté des livres. Nous emportions toujours quantité de livres difficiles à la maison des collines mais il était rare que nous les ouvrions. Le lieu ne s’y prêtait pas. Mes amis et moi-même préférions la sieste, l’eau d’un petit bassin qui nous servait de piscine, la cafetière italienne qui chuintait sur le fourneau à gaz, puis, la nuit venue, le feu d’un brasero que nous allumions sur la terrasse, devant lequel nous devisions en fumant la pipe et en buvant du vin rouge. 
Parfois, à la lumière de l’unique lanterne placée en haut des marches, l’un d’entre nous lisait un poème de Baudelaire ou de Reverdy, puis il passait le livre à un autre qui avait tendu la main. Parfois, c’étaient quelques lignes d’une nouvelle de Hemingway.
Il était rare qu’à ces assemblées champêtres, nous fussions plus de quatre. Deux et deux. Mais cette fois, nous étions vraiment venus pour travailler, Édouard et moi. Je me souviens des livres et des cahiers ouverts sur la table de la salle à manger qui nous servait de bureau. Nous avions eu très chaud, depuis le matin, le ciel était incandescent, nous avions beaucoup transpiré, et c’est au tout dernier moment que nous avons songé au bal qui, chaque année, au soir du 15 août, se donnait au village.

Nous sommes descendus à pied, par un chemin de pierre que je connaissais par cœur. Mais alors, il s’est mis à pleuvoir, de grosses gouttes tièdes qui nous ont réjouis, vers lesquelles nous levions nos visages pour qu’elles les mouillent. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés sur la place, plantée de marronniers, où un chapiteau avait été dressé, et où déjà nous entendions la musique de l’orchestre. Puis la musique s’est arrêtée. Et, quand nous sommes entrés sous le chapiteau, nous avons été surpris de constater qu’il ne s’y trouvait qu’une vingtaine de personnes.
Nous arrivions trop tôt, la fête n’était pas commencée. Les musiciens sur l’estrade essayaient leurs instruments. Ils vérifiaient les partitions, les assuraient sur les pupitres avec des pinces à linge, réglaient les micros et échangeaient des plaisanteries. Les organisateurs s’activaient autour de la longue table couverte d’une nappe en papier blanc. Ils finissaient d’y disposer les pans-bagnats, les plaques de pissaladière et de pizza destinés au public. Il y avait là de quoi nourrir un régiment. Sans compter les bouteilles de pastis et de vins de différentes couleurs. Si le comité des fêtes parvenait à écouler toutes ces marchandises, les frais seraient couverts, mais on pouvait en douter car l’averse redoublait. Le tonnerre grondait et une pluie abondante inondait la place. Les gouttes clapotaient lourdement sur la toile du chapiteau. À l’entrée, la tente était retroussée comme une robe ouverte sur l’obscurité rayée de pluie aux luisances ces serpentines. Pourtant les habitants du village tenaient à leur festin, et dans l’heure qui a suivi plusieurs dizaines d’entre eux sont arrivés par groupes.
Les plus vieux portaient des parapluies, les plus jeunes étaient trempés et s’en amusaient comme d’un jeu ou d’un combat pour rire qui les aurait opposés aux dieux cachés du ciel. Édouard et moi ne connaissions personne, tandis que les autres semblaient se connaître tous. Ils formaient un clan auquel nous n’appartenions pas et qui nous ignorait. Lui et moi, depuis notre arrivée, n’avions pas échangé trois paroles. J’étais, pour ma part, fasciné par le spectacle qu’offrait cette assemblée, tandis que mon ami semblait s’y ennuyer un peu. Nous avons mangé debout, avec appétit, de ces mets dont la saveur s’accordait avec le parfum de l’orage, et bu du vin rouge un peu piquant dans des gobelets en carton. Nous n’avions pas l’intention de danser.
Maintenant, nous fumions des cigarettes et rôdant partout, comme de mauvais garçons. Puis, à l’occasion d’un croisement de nos orbites respectives, Édouard m’a glissé qu’il préférait remonter au cabanon. Et je l’aurais suivi, mais le trio est arrivé au moment où je m’apprêtais à partir; et, aussitôt qu’ils ont été là, il ne pouvait plus être question que je m’en aille.

C’était une femme accompagnée de deux hommes. Elle était plus grande qu'eux, mince et souple, elle portait une tunique blanche, légère et très courte, et des bottines.
Le rouge à lèvres soulignait son rire large, d’une franchise désarmante. Tous les regards se tournaient vers elle. On croyait un sémaphore au milieu de la tempête. Ce trio semblait ne connaître personne mais, à la différence de nous, ils ne passaient pas inaperçus. Ils n’auraient pas été vêtus différemment ni ne se seraient tenus autrement dans une boîte de nuit de Saint-Tropez, encore que la musique aurait été différente. Peut-être pas meilleure.
Pendant une heure peut-être, la jeune femme a dansé les valses, les tangos, les paso dobles avec, tour à tour, chacun des deux hommes qui, eux, ne dansèrent qu’avec elle.
Lequel était son amant; lequel, leur ami? Je scrutais leurs attitudes, le moindre de leurs gestes, sans pouvoir le deviner. Puis Édouard est parti.
L’eau commençait à traverser le plafond de toile. Elle formait une gouttière qui bientôt s’est transformée en cascade. Les musiciens pouvaient craindre pour leurs instruments. Les deux guitaristes, le claveciniste et l'accordéoniste ont remballé leurs matériels. Il ne restait sur l’estrade que le batteur et le saxophoniste qui étaient passés de la musette au jazz.
Les familles une à une repartaient dans la nuit. La belle inconnue fut la dernière à danser. À la fin, elle s’approcha de l’estrade pour saluer le saxophoniste. Celui-ci s’inclina et lui prit la main pour la baiser. Ils échangèrent quelques mots en souriant comme des personnes qui se connaissent. Puis, elle se retourna et tendit la main à l’un de ses compagnons, et celui-ci lui remit des clés. Je devinais que c’était celles de la voiture avec laquelle ils allaient repartir. Je fus tenté de les suivre, mais ils l’auraient remarqué. Je les laissai aller.
Je repris le chemin qui s’élevait parmi les oliviers. La pluie avait cessé. La lune est réapparue, je crois, timide, un peu dépenaillée. Les étoiles se sont mises à tourbillonner au fond du ciel. Je savais que quelque chose commençait. Que je reverrais cette femme.

Version complète dans Arsène et Elvire (5.7)

mercredi 29 novembre 2023

Tadira

1.
Tadira est un port. La ville s’est construite devant le port. Avec les siècles, le maigre comptoir maritime s’est beaucoup développé. Tadira est devenue une grande cité, on y vient du monde entier, par train et par avion, tandis que l’activité du port a périclité. Le déclin du port est la conséquence de celui des Royaumes du Sud qui s’étendent de l’autre côté de la mer. Les habitants des Royaumes du Sud ont oublié les richesses qu’ils ont longtemps tiré du commerce maritime et terrestre. Ils se sont appauvris. Ils ont remplacé les mathématiques et l’astronomie par des querelles théologiques. Dans les écoles de Tadira, les élèves apprennent les noms des voyageurs et des savants des Royaumes du Sud qui, après avoir sillonné la mer intérieure, ont conquis la planète. Ils imaginent leurs dialogues à bord des voiliers qui, au lever du soleil, laissaient derrière eux traîner des filets. Aujourd’hui, le port de Tadira est un fantôme. On lui connaît une église qui regarde vers le large, un quai où se côtoient quelques dizaines de barques de pêche, qu’on appelle des pointus, et d’autres quais, hélas, qui s’étendent à perte de vue, où d’énormes bâtiments désarmés attendent et se rouillent. Personne n'ose plus aller au bout des quais, où on croirait qu’il pleut toujours. Il arrive encore que des cargos entrent et sortent du port, mais on préfère ne pas savoir ce qu’ils transportent. Quant aux marins qui forment leurs équipages et qui profitent de cette escale pour se s'enivrer, on préfère ne pas avoir affaire à eux.

2.
L’histoire de Tadira est celle d’un oubli, l’oubli du port qu’elle a au creux du ventre, mais cet oubli n’est pas absolu, le port revient dans les rêves des habitants de Tadira. La plupart en savent beaucoup plus qu’ils ne croient à propos de l’ancienne civilisation qui avait partie liée avec les Royaumes du Sud, et ce qu’ils savent hante leurs rêves et même, dans les contes qu’ils racontent à leurs enfants, il y a des Princesse et des Prodiges qui viennent de l’ancienne mémoire des Royaumes du Sud; il y a des Magiciens et des Brigands, des Carrosses et des Chats; No ideas but in things, écrit William Carlos Williams,. On ne sait pas où ni comment les idées s’inscrivent dans les choses mais le fait est que l’oubli est beaucoup moins absolu qu’on voudrait le faire croire. Personne aujourd’hui ne veut plus traverser la mer pour renouer avec les Royaumes du Sud, avec ce qu'il en reste, mais il suffira d’une nuit légendaire où une goélette accostera, apportant d'heureuses nouvelles, et les Magiciens illico reprendront du service, les Princesses s’envoleront de nouveau sur des tapis volants, et les marins de nouveau joueront de l’accordéon dans les rues, puis ils noueront leurs foulards aux cous des belles plutôt que de se battre.

3.
Je fais un usage quotidien du tramway. Je l’emprunte pour me rendre dans tel quartier que je ne connais pas, ou dont je ne suis pas sûr de bien me souvenir, et par chance il en reste beaucoup. C’est Jorge Luis Borges, je crois, qui dit que Tadira est infinie, ou n'est-ce pas plutôt Vladimir Nabokov qui dit cela à propos de l'Ulysse de Joyce? Je dois confondre. Et là où je descends, j’entreprends d’explorer les rues et les places, plus systématiquement encore les jardins, les zoos, les cimetières, mais pas les grands magasins, les boutiques de luxe, je n’entre pas dans ces lieux, que pourrais-je y trouver, qu’aurais-je envie d’y acheter ou seulement de me faire montrer, maintenant que Madeleine n’est plus là à qui je puisse offrir tel vêtement ou tel flacon de parfum (j’y pense, quand elle était petite, son grand-père l’appelait zingara). Je néglige ainsi presque tous les commerces, mais pas les minuscules échoppes qu’on voit fournies en denrées alimentaires venues des anciens Royaumes du Sud, d’Abrar plus précisément, puisque Abrar est la capitale des Royaumes du Sud, située en face de Tadira, de l’autre côté de la mer, sa jumelle en quelque sorte, ou plutôt son double spéculaire, la mer intérieure tenant lieu de miroir, et laquelle des deux serait le reflet de l’autre, laquelle est la vraie et laquelle un fantasme? Dans ces boutiques souvent étroites et sombres, je ne résiste pas aux pistaches et aux dattes, à l’odeur du café qu’on torréfie lentement, aux épices de toutes sortes, aux thés venus on ne sait d’où, bien que je possède déjà une telle collection de thés que je pourrais moi-même ouvrir une boutique. Je garde ces explorations pour mes après-midis. Je m’en vais après la sieste et je rentre aussi tard que possible, tant que mes jambes peuvent me porter, je marche, puis j'attrape un tramway, souvent il fait nuit déjà, le tramway est vide, même si en cette saison les journées n’en finissent pas, il faut bien qu'à la fin elles finissent, et quand je suis enfin rendu chez moi, je referme ma porte, j’allume ma radio, je dispose sur une assiette une tomate et une boite de sardines, je me prépare un unique verre de pastis, d’anisette ou d’ouzo, je finis mon pain avec de l’huile d’olive, puis, la fatigue aidant, et après que j'aie chargé sur ma tablette un film (le dernier ce fut Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul), je peux défaire mon lit.

4.
Le bassin le plus ancien du port, où l’eau est la plus profonde et la plus noire, se trouve au pied d’une côte escarpée, dans une crique qui ressemble à un gouffre. Une route la domine de très haut et offre, dans ses virages, une vue vertigineuse sur le golfe. Mais au plus près de l’eau, les anciens contrebandiers ont creusé dans la roche un sentier sinueux qui est fréquenté, aujourd’hui, par des groupes peu nombreux d’amateurs de beaux paysages et de sensations fortes. Car, tant que la mer est plate, il suffit au promeneur de regarder où il met les pieds, mais aussitôt qu’elle s’agite, les vagues vous éclaboussent, vous fouettent et menacent de vous emporter. Si vous vous y aventurez, un beau matin de printemps, vous rencontrerez d’abord des pêcheurs à la ligne qui vous tourneront le dos. Des présences anodines. Ceux-là viennent pour la solitude. Vous respecterez ce vœu. Puis ce seront de petits groupes de baigneuses et de baigneurs accrochés aux rochers. Ils sont d’âges très divers, ici une adolescente, là un vieillard maigre et long, à la peau bronzée et tellement parcheminée qu’on la croirait couverte d’écailles, capable de rester debout longtemps, sur une seule jambe, de s’enrouler sur lui-même et de se dérouler comme un serpent. Ces habitants des rochers forment des familles ou de petits clans d’habitués auxquels vous ne vous agrégerez pas si vous n'y êtes pas parrainé par l'un de ses membres. Ils peuvent passer là de longues heures à lire, à bavarder, à partager le peu de nourriture que chacun apporte (des farcis, des acras, de la pissaladière, des cerises ou des figues quand il y en a), à s’enduire mutuellement de crème solaire, à se livrer à des exercices de yoga ou de tai-chi-chuan. Ils s’inquiètent pour ceux d’entre eux qui nagent trop loin, qui chantent à pleins poumons des airs d’opéra en faisant la planche, qui disparaissent derrière un rocher. Ils ont hâte de les voir revenir. Enfin, si vous franchissez une certaine limite, vous apercevrez des corps nus, tapis dans des creux ou sautant d’un rocher à l’autre, vous surprendrez des regards et vous comprendrez que vous entrez là dans le domaine des étreintes furtives. À vous de savoir si vous souhaitez aller plus loin. Rien dans tout cela qui dépasse l’entendement. Pourtant les choses se compliquent quand on parle de chiffres. D’après ceux qu’on connaît, le total de personnes ayant fréquenté le sentier des contrebandiers, au cours d’une année, même pour une seule visite, s'élèverait à quelques centaines, tandis que la ville compte plus d’un million d’habitants. Une proportion infime. Pourtant les psychothérapeutes et les psychanalystes de Tadira (ils sont réputés pour leur haute compétence, il est arrivé qu’on compare Tadira à la Trieste d’Edoardo Weiss et d’Italo Svevo) affirment que beaucoup de leurs patients, à un moment ou un autre de leur cure, parlent de ce lieu parce qu’ils l’ont vu en rêve. Aucun doute que c’est bien lui, encore qu’ils affirment n’y être jamais allés (mais le thérapeute, oui, il faut croire qu’il y est allé, puisqu’il le reconnaît à la description qui en est faite, les yeux fermés). Une telle bizarrerie peut avoir plusieurs explications. J’en vois deux. La plus simple et la plus crédible est que les personnes concernées se sont aventurées, un jour dans leur vie, ou peut-être une nuit, seules ou accompagnées, sur le sentier des contrebandiers, mais que, pour une raison ou pour une autre, elles ont voulu oublier cette circonstance, et qu’ainsi leurs rêves ramènent le souvenir d’une amour enfantine, d’un égarement peut-être, ancien et refoulé, et le désir aussi. L’autre explication est que, si le sentier existe bien dans le monde matériel, ceux qui le hantent sont des sortes de divinités capables d’apparaître quand elles le veulent dans les rêves des habitants de Tadira comme dans ceux de tous les voyageurs venus un jour dans cette ville. La Grèce ancienne avait son Olympe. Tadira a un sentier du bord de mer où des nymphes et des sorciers vous attendent. Ou des anges.

5.
Pourquoi cette pluie? Le jour, avec le soleil, on a une impression de gaité. Deux ou trois magasins ouverts, de matériels de plongée sous-marine, de pêche et de yachting. Deux restaurants aux terrasses ombragées où manger des fritures de poissons et boire des pichets de vin blanc. Mais le soir inexplicablement les choses se compliquent. La brume sur le quai quand des groupes garçons viennent des quartiers Nord pour s’entraîner à la boxe. La pluie. Le jour, les voiles qui passent la digue basculent dans le soleil. La nuit, l’odeur de sueur, les halètements des garçons qui sautent à la corde, qui s’abritent derrière leurs gants, qui frappent au visage, les ordres criés de l’entraîneur. Plus tard encore les cabarets et leurs musiques. Un jour j’irai louer une chambre meublée au-dessus d’un cabaret et je ne quitterai plus le port. J'habiterai les quais. Debout à la fenêtre, je regarderai au loin les voiles qui se gonflent et s'inclinent. Je serai une silhouette qui marche sur les quais, qui erre dans les ruelles adjacentes comme sans toucher le sol, la tête dans la clarté des lampadaires mouillés de pluie. Je sais que les royaumes du Sud furent annexés par ceux du Nord. Voulez-vous connaître l’histoire? Je vous la dirai. Quelle Muse pour m’aider à chanter la guerre au prix de laquelle Abrar fut asservie par Tadira, ni celle au prix de laquelle Abrar, plusieurs décennies plus tard, se libéra de la honte, des mensonges, des tortures causées par Tadira? Que revienne la paix, Ô Muse, inspire-moi!

6.
Tu n’as pas connu l’Algérie, dit mon frère lui aussi expulsé du pays connu en vingt-quatre heures (Hélène Cixous). Il m’arrive de m’en éloigner beaucoup, de passer des mois dans les quartiers Nord sans jamais revenir vers la mer. Là-bas personne ne semble se souvenir du port. Il y a des parcs où des enfants jouent au ballon au pied de grands immeubles toujours en construction dont on ne sait pas quelle hauteur ils finiront par atteindre, des cerfs-volants dans le ciel, des pluies qui s’abattent le soir, descendues des montagnes et que tout le monde applaudit. Alors on quitte les parcs en courant, les enfants s’abritent la tête avec leurs cartables tandis que leurs mères forment derrière eux une escorte rieuse, les pieds nus dans des sandales. Elles cherchent des yeux un homme qui vient à leur rencontre avec un parapluie. Oui, tu te souviens de ce garçon, il était amoureux de toi déjà à la maternelle. Le port n’est plus leur affaire et quelquefois, je me dis qu’il n’est plus la mienne non plus, qu'il ne devrait plus l'être, mais d’autres fois je songe à Abrar. C’est là-bas que je suis né et de là-bas que les miens ont été expulsés à l’issue de 132 ans d'annexion coloniale. En dépit de ces expulsions ou à cause d’elles, les habitants d'Abrar n’ont jamais retrouvé la liberté, ni la sécurité, ni la richesse. Je me souviens des exactions commises à Abrar par les puissances du Nord, imaginées, organisées, planifiées par des personnes qui regardaient Abrar comme une autre planète, qui méprisaient les colons aussi bien que les indigènes. À quel moment l’autobus passait-il près du Jardin d’Essais et à quel moment derrière le Ravin de la Femme Sauvage, au fond duquel j’imaginais que la pauvre avait dû s’enfouir, abritant sa folie dans les roseaux et les eucalyptus qui l’avaient envahi et qu’agitait le vent de la mer chargé de sable? Tu n’as pas connu l’Algérie. Moi-même, ce reproche, je l’ai fait à ma petite sœur quand nous étions enfants, avant que tant de fois me l’adressent des personnes qui avaient fait le voyage que je refusais de faire et qui à présent connaissaient la ville bien mieux que moi, encore que celle-ci fût comme une maladie dont je n’aurais pas guéri.

7.
Abrar occupe le sommeil de mes nuits et le sommeil de mes nuits me dit qu'Abrar fut une colonie peuplée par des socialistes utopiques (saint-simoniens), des pêcheurs de coraux venus en barque de la côte amalfitaine, des jardiniers exilés des Îles Baléares, experts dans la culture des vignes. Il va de soi que le sommeil de mes nuits ne dit pas toute la vérité, même si je sais qu’il dit toujours la vérité, ou plutôt que je ne sais de vérité que celle qu’il me dit. Il dit que les colons ensemble avec les populations locales — Musulmans et Juifs —, pendant des décennies, ont expérimenté les formes d’une vie commune (plusieurs langues, plusieurs peuples, plusieurs religions, ou pas de religion du tout), d'un partage tordu de douleurs et souvent de délices, dont les Puissances du Nord comme celles du Sud n’ont jamais voulu. Il fallait que l’expérience échouât. Le nombre de morts, le chagrin, la pauvreté ne comptaient pas, pourvu qu’elle échoue. Et il faudra qu’un jour pourtant, d'épaule nue, elle réussisse.

Structuralisme

J’ai compris que mon séjour se passerait dans la banlieue. Une voiture m’attendait à la gare. Piotr assis à l’avant, il donnait des ordres au conducteur. Nous parlons en nous regardant dans le rétroviseur. Nous traversons des quartiers anciens, places monumentales que je reconnais pour les avoir vues en photos. Il neige, il se mit à neiger. Les ailes blanches des oiseaux battaient dans le ciel des boulevards. Des nuages noirs emplissent le ciel où flottent des ballons qu’on voit pilotés par des êtres appartenant à plusieurs espèces animales. Échanges de tirs au laser. Plutôt rituels. La nuit vient trop vite. La banlieue, au contraire, apparaît dans un pâle soleil d’hiver. Ma chambre au premier étage ouvre sur une esplanade où s’est installé un cirque. Je découvre, sous ma fenêtre, ses caravanes peintes de couleurs vives. Je respire l’odeur des fauves, je les entends se plaindre dans la nuit, raconter leurs histoires. Occupé la plupart du temps à jouer aux échecs avec des inconnus dans un café où je prends mes repas. Puis, les cours de linguistique que je donne dans une salle des festins équipée d’un tableau noir. Mes étudiants gardent la tête baissée sur les cahiers où ils écrivent. Je ne connais pas leurs noms, ni le son de leurs voix. Je ne suis pas certain de leur compréhension. Ils repartent en tramway. Ils regagnent les écoles où ils enseignent à lire à des enfants. Certains, arrivés au port, s’embarquent pour leurs lointains pays. De celui qui était le plus timide mais aussi le plus studieux, nous apprendrons qu’il a participé aux émeutes qui ont entraîné la chute de l’ancien président, et qu’il occupe un poste important auprès de celui qui l’a remplacé.


mardi 28 novembre 2023

Les émeutiers

1.
Réveillé, la nuit dernière encore, par des bruits d'émeutes. Ils correspondent à des rêves. Je veux dire que je rêve d’émeutes et que j’entends les bruits de ces émeutes, les fracas à peine assourdis. Il se peut que ce soient mes rêves qui me les fassent entendre, mais il se peut aussi que ce soient des bruits que j’entends durant mon sommeil qui me fassent rêver.

Dans la journée, le plus souvent, je n’y pense pas, mais il m’arrive aussi, en me promenant dans les rues voisines, d’en repérer de possibles traces. Des éclats de verre, des boulons, des manches de pioches, des barres de fer, des éléments de carrosseries incendiées. Des véhicules blindés. Je découvre tel vestige repoussé sur le bord du trottoir, et je m’arrête pour mieux le regarder. Quand je lève les yeux, je croise le regard d’un autre passant qui s’est arrêté, lui aussi, devant la même découverte, et qui semble intrigué. Mais nos lèvres restent serrées et, bien vite, nous détournons la tête, nous reprenons notre chemin, chacun de son côté.

Une fois ou deux, ce furent même des traces de sang. Des flaques balayées. J’aurais dû noter le lieu et la date, mais je ne l’ai pas fait.

L’autre hypothèse serait que ces fracas nocturnes résonnent dans des films. Toutes les nuits, certains habitants du quartier regardent des films, avec une préférence marquée pour ceux les plus violents, et maintenant que les nuits sont douces (on entend le rossignol, la pluie et le vent dans les feuillages des arbres), il arrive tout naturellement qu’ils laissent leurs fenêtres ouvertes.

En fait d’émeutes, il peut s’agir d'échos de véritables guerres que se livrent les peuples de continents entiers, les uns contre les autres, voire de planètes séparées dans l’espace par des centaines d’années-lumière, et qui se rencontrent et s’affrontent dans la nuit, en laissant tomber sur notre terre les débris infâmes de leurs combats. Pourquoi leurs habitants éprouvent-ils le besoin de se faire la guerre? C’est quelque chose que je ne m’explique pas. Et d’ailleurs, n’est-il pas étonnant que le bruit de ces guerres ne se fasse entendre que la nuit?

La troisième hypothèse, la plus probable hélas, serait que ces émeutes ont bien lieu dans nos villes. Mais, dans ce cas, pourquoi n’en est-il pas question, au matin, à la radio ou dans les journaux? Je crains de devoir admettre que ces émeutes ont lieu, et je crains davantage encore que les hommes de la police et de l’armée, qui essuient ces combats, ne soient tenus d’en garder le secret.

Il faut, nuit après nuit, qu’ils vainquent les émeutiers mais aussi qu’avant le jour ils débarrassent les rues des traces de ces combats. Ma crainte terrible, mon angoisse (appelons un chat un chat) est que l’accomplissement de cette double tâche, se battre, affronter des démons, puis faire le ménage pour que, au point du jour, il n’en reste aucune trace, je crains que cela ne les épuise.

Cette mission qu’ils ont de nous protéger durant notre sommeil, on ne sait contre qui — car, dans mes rêves, j’entends les cris des émeutiers, leurs rires, les sarcasmes, les insultes lancées par-dessus les barricades, entre deux jets de grenades ou de cocktails Molotov, des boulons et des écrous énormes projetés avec des lance-pierres — je songe à leur fatigue et au poids du secret qu’ils portent — peuvent-ils, à tout le moins, se confier à leurs familles, quand ils rentrent chez eux, le matin, alors que leurs enfants se préparent à aller à l’école, avant qu’ils n’aillent, les malheureux, se jeter sur leurs lits, les bras en croix, sans avoir pris le temps (sans avoir trouvé la force) d’ôter leurs uniformes? Et j’ignore si les protagonistes de ces attaques sont seulement des voyous de chez nous, qui vivent le reste du temps sous les arches des ponts, dans des hangars abandonnés, dans des caves, ou s’ils reçoivent le renfort, nuit après nuit, de guerriers accourus d’autres planètes, en soucoupes volantes. Je veux dire, pensez-vous que l’empire soit réellement menacé? Pour cette fois, je me contenterai de poser la question.

2.
Reprenons. Je me suis reposé et je me sens capable de poser de nouveau la question, de la considérer comme on dit, “à nouveaux frais”. Allons!

Les personnes raisonnables ne sortent pas la nuit, mais cela ne signifie pas que les rues seraient désertes pendant les heures du couvre-feu. Au contraire, elles sont hantées par des bandes de pillards. Depuis que les journaux en parlent, certaines personnes parmi celles que je fréquente semblent trouver une sorte de poésie romantique aux violences commises, voire des justifications politiques et morales. Autant le dire, ce n’est pas mon cas.

L’idée de ces scènes de combats qui ont lieu sur nos places, dans nos rues, m’empêche de dormir. Je les trouve inacceptables, et je n’imagine pas que la police et l’armée puissent y répondre autrement que par des violences plus implacables encore. Comment peut-on dormir et rêver en sachant ce qui se passe dans nos rues, la nuit, dans différents quartiers de la ville, ou plutôt en tâchant de s’en faire une idée, en fonction des bruits que l’on entend et parfois de certains rougeoiements dans le ciel? Car si, aujourd’hui enfin, la radio et la presse ne font plus mystère de ces événements, les informations qu’elles fournissent restent des plus succinctes. Allusives.

3.
On entend, on lit, et ensuite on se dit, Ai-je bien entendu? Sur quelle page de quel journal ai-je pu lire cet entrefilet que j’aurais dû découper, ou qui donc m’a parlé (ou a parlé devant moi) de ce que lui-même avait vu, ou de ce qu’il avait entendu dire, qu’une autre personne lui avait rapporté? Car les semaines passent et nous n’avons pas de chiffres, ni aucune image.

Il semble que le mot d’ordre selon lequel toute trace doit être effacée avant le matin, soit toujours appliqué avec la même rigueur, mis à part que ce seraient les pompiers désormais qui feraient ce travail, en y employant des moyens qu’on imagine considérables. Et surtout, il n’est jamais question d’aucune arrestation et, par suite, d'aucune comparution devant les tribunaux, d’aucune décision de justice.

On voudrait savoir qui sont les voyous. Pour cela, il faudrait en attraper un et l’interroger. Comme on attrape et on étudie des phalènes. À la loupe. Il est probable que nos papillons de nuit (j’ai employé un déterminant possessif, vous avez remarqué?) bien souvent se brûlent les ailes aux incendies allumés par eux ou par la police, mais est-il possible que la police n’en attrape jamais un et le démasque? Nous saurions ainsi qui ils sont, d’où ils viennent, nous connaîtrions enfin leurs motivations. Si bien qu’il a fallu, la nuit dernière, que je sorte et que j’aille à leur rencontre. Plutôt que rester éveillé dans mon lit, cela ne valait-il pas mieux? Je vous pose la question.

4.
J’avais décidé de ne pas aller très loin, de faire le tour seulement de deux ou trois pâtés de maison, mais cela n’a pas suffi. Je n’ai rencontré personne, de lourds fracas se sont fait entendre mais ils paraissaient lointains. Il pouvait s’agir aussi bien de ceux produits, sur de vastes chantiers, par des engins de creusement et de levage qui sont comme des monstres. Et personne ne m’a vu.

Je suis rentré au bout d’une heure peut-être comme font les chats, mon lit était défait, je me suis recouché et cette fois j’ai dormi, mieux que je ne l’avais fait depuis bien longtemps. Si bien qu’en m’endormant, j’ai su que je ressortirais la nuit suivante pour aller plus loin encore, et ainsi sans doute, nuit après nuit, pour marcher chaque fois plus longtemps, poursuivre toujours plus loin mes explorations.

Ô je n’en suis pas vraiment malheureux, mais depuis cette première nuit que j’ai joué les vagabonds, que je me suis déguisé en voyou, bravant le couvre-feu, je ne me reconnais pas. Mon pas est devenu plus souple, mon dos se voûte, mes yeux s’habituent à la nuit, mes bras, mes mains se couvrent d’un pelage épais et semblent capables d’attraper plus loin, plus vite, mes moustaches s’allongent, et voici que mes oreilles elles-mêmes, à présent, se couvrent de poils et se terminent en pointe.

Phyllis

J’ai vu Phyllis quand la voiture s’est arrêtée devant le petit restaurant de Jim et qu’elle en est descendue. Il était un peu plus de minuit. J’étais debout à l’entrée de la ruelle, à côté du restaurant, là où je me tiens le plus souvent à cette heure de la nuit. L’entrée de mon immeuble est dans la ruelle, derrière moi, à quelques pas seulement, et une fois monté dans ma chambre, je me tiens debout, un long moment encore, devant ma fenêtre.

Quand Phyllis est descendue de la voiture, elle ne m’a pas vu, ou elle a fait semblant de ne pas me voir. Il faut dire qu’elle baissait la tête parce qu’il pleuvait un peu. Elle tenait d’une main son petit sac au-dessus de sa tête pour protéger ses cheveux. Elle était pressée de rentrer chez elle pour se mettre à l’abri. Elle habite tout près. Quel âge peut avoir cette gamine? Elle m’a dit vingt-cinq ans, je dirais plutôt vingt-deux ou vingt-trois, peut-être moins. Que vient-elle faire ici? Elle me lit les lettres de sa mère. Chaque fois, elle m’appelle au téléphone et elle me dit: “J’ai reçu une lettre de maman. Je peux te la lire?” Alors, elle vient chez moi, ou bien nous nous retrouvons chez Jim.

Jim reste seul à présent pour tenir son petit restaurant. Il s’en sort pas mal. Je crois qu’il continuera ainsi. Quand le dernier client est parti, il vient fumer une cigarette avec moi, à l’entrée de la ruelle. Le métro passe sur un pont au-dessus de nous. Je voudrais lui parler du visage de Phyllis mais c’est difficile. Et puis, ce n’est pas à moi de le faire. Ce serait plutôt à lui. Un visage qu’on voit éclairé par un projecteur ou par les phares d’une voiture. Tourné vers vous. Qui vous regarde comme si elle avait peur, juste un instant avant de vous reconnaître. Son corps est celui d’une femme, mais son visage est celui d’une enfant. Je me demande quel âge elle a exactement et ce qu’elle vient faire ici.

> Écrit la nuit dernière après avoir vu, sur Youtube, le film Chantal Akerman by Chantal Akerman (1996), le dernier plan. Avec un souvenir aussi de My Blueberry Nights de Wong Kar-way (2007).

lundi 27 novembre 2023

Cap-d'Ail

Nous nous sommes installés dans un cabanon, devant la mer. Il avait été construit au pied de la montagne. Trois autres cabanons semblables s'alignaient là. La paroi rocheuse projetait son ombre sur la plage de galets. La route et la voie ferrée passaient très haut au-dessus de nous. Nous ne pouvions pas les voir. Les oiseaux blancs s'envolaient au grondement des trains.

J'avais apporté ma machine à écrire, je pouvais travailler, mais nous n'avions pas l'électricité, si bien que nous ne pouvions pas écouter de musique. La nuit encore, quand l'unique pièce du cabanon était éclairée par des bougies, qu'il restait un fond de vin rouge dans nos verres, nous traversions la plage pour nous baigner. Je nageais loin.

J'ai appris qu'un célèbre architecte s'était suicidé l'été précédent dans l'un des cabanons voisins. J'ai enquêté au village où nous recevions notre courrier. Une poignée d'habitués assis à la terrasse du café, les taches d'ombre et de lumière sur leurs visages. J'ai fait avec le peu qu'ils en savaient. J'ai évoqué le paysage.

Mon article est paru à l'automne dans un journal de la côte ouest. J'habitais alors à Paris, rue Gît-le-Cœur. Isabelle était retournée à Hambourg.

> Ce texte doit beaucoup au souvenir que j'avais d'un long poème (ou d'une nouvelle) de Michel Roland-Guill intitulé Mala. On la retrouve aujourd'hui sur son blog personnel.

La vie d’artiste

J’étais devant Parade de cirque de Georges Seurat. Nous avions été invités à donner trois concerts aux États-Unis (Detroit, Cleveland, Pittsburgh) et, avant de regagner la France, je m’étais échappé du groupe pour aller voir le tableau qui est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. C'était la première fois que je me trouvais en sa présence, debout devant lui, et cette rencontre revêtait pour moi une importance particulière. Depuis bien des années, j'en gardais une reproduction glissée dans la boîte de mon violon comme d'autres violonistes gardent à cette place des photos de leur femme et leurs enfants. Je n'étais pas marié, je n'avais pas d'enfants, mais je reconnaissais, dans l'atmosphère douce et mystérieuse qui nimbe les personnages, dans le silence de l'œuvre, le feeling qui a présidé au choix de mon métier de musicien. 

C’était un soir d’automne, il faisait déjà nuit, et pour la première fois, je me voyais admis à la classe d’orchestre du conservatoire de Nice. J'avais alors douze ans. J'étais à la fois le plus jeune et le plus inexpérimenté des participants, ce qui signifie que la gageure consistait pour moi à ne pas commettre de fausse note que le chef puisse entendre. J'étais placé au dernier rang des seconds violons, et je prenais soin de ne me signaler en aucune façon, de faire le moins de bruit possible. Mon archet ne touchait pas les cordes, je tâchais tout au plus de tirer et pousser en même temps que les autres. Je me souviens que les cuivres et les bois jouaient la partie principale, ce qui m'a fait quelquefois penser que la partition que nous travaillions alors était celle de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, mais je n'en suis pas certain. Il faut dire que nous n'enchaînions pas plus de cinq ou six mesures sans que le chef nous interrompe, et immanquablement ses claquements de baguette, ses éclats de voix, ses indications s'adressaient aux chefs de pupitres. Du rang où j'étais, je ne pouvais pas les voir mais je remarquais qu'ils n'hésitaient pas à lui répondre, et que ces réponses avaient le pouvoir de provoquer de part et d'autre des éclats de rire. 

J'avais commencé l'étude du violon à l'âge de sept avec une dame qui donnait des leçons particulières, puis j'avais été admis au conservatoire quatre ans plus tard. Mon professeur, qui était premier violon à l'opéra, jugeait mes aptitudes excellentes; mes parents étaient fiers de le savoir, et ils ne cachaient pas l'espoir qu'ils nourrissaient pour mon avenir. En réalité, mes dons n'avaient rien d'exceptionnel et j'en étais conscient. Jamais je ne me suis imaginé capable de faire une carrière de soliste. Je mesurais, en outre, l'incalculable quantité de travail qu'implique une telle ambition, et j'étais d'un naturel plutôt rêveur. Mais jusqu'à présent, je m'étais toujours trouvé seul, mon violon à la main, devant mes partitions, tandis que, ce soir-là, je me voyais admis à l'intérieur d'un groupe d'instrumentistes dont les compétences dépassaient de beaucoup les miennes, invité à les écouter, à les suivre, à les accompagner bien plutôt qu'à faire preuve de mon propre talent. Et soudain, dans ce groupe, je me suis senti heureux.

Ce qui est certain, c'est que nous jouions alors de la musique française. Celle-ci était trop souvent arrêtée, répétée, disséquée, commentée pour dessiner des phrases, mais je n'en étais que plus sensible à la sonorité des instruments. La musique que j'entendais, et dont je me souviens, était à coup sûr fort éloignée de celle imaginée par le compositeur, mais j'y trouvais un charme qu'aucune autre n'a jamais surpassée dans mon esprit. Un charme rêveur comme je l'étais moi-même, plein d'une simplicité quasi enfantine, marqué d'une tendre nostalgie. Pour une raison difficile à expliquer, elle me fit songer à une fête foraine dont le moment s'achève, dont les lumières s'éteignent, dont la musique, ou ce qu'il reste de musique, est entendu de loin. Et je m'y sentis si bien transporté, si à mon aise, que je décidai sur le champ que pourrais devenir, moi aussi, un musicien d'orchestre. Or, c'est ce charme exact que je devais retrouver, trois ans plus tard, dans le tableau de Georges Seurat découvert par hasard. Entre temps, j'avais beaucoup travaillé mon violon, si bien que mon professeur jugea opportun de me présenter au concours d'entrée du conservatoire national supérieur de Lyon. Quatre ou cinq de mes condisciples se présentaient chaque année à ce concours. La plupart jouissaient, parmi notre petite communauté, d'une réputation bien supérieure à la mienne, mais bien peu étaient reçus, tandis que je le fus du premier coup. Dès lors, mon destin était tracé. Je mènerai la vie d'artiste. Et voilà que je retrouvais à présent, dans sa forme originale, le tableau dont j'avais fait secrètement mon emblème.

Il était moins grand que je ne me l'étais représenté, à peine un mètre et demi sur un mètre. Mais je reconnaissais la figure androgyne dressée au beau milieu d'une baraque foraine que quelques lampions à peine éclairent dans la nuit. Sa mince silhouette partage la largeur en deux parties égales. Toute de noir vêtue, elle semble nous regarder. Son visage est-il couvert d'un voile? On hésite à le dire. Il serait inexplicable. Mais sa face apparaît comme une lune pleine dont on cherche en vain à discerner les traits. Elle est juchée sur une petite estrade, et domine ainsi les badauds dont les têtes et les épaules dessinent une frise amusante tout au bas du tableau. Elle porte un capuchon pointu, une veste longue serrée à la taille et des collants qui lui arrivent aux genoux. Elle est munie d'un trombone dont elle ne semble pas jouer, encore qu'elle en garde l'embouchure aux lèvres, mais si elle en a joué, l'instant d'avant, elle le tient à présent abaissée devant elle et devant son public.

Trois autres musiciens apparaissent au second plan, à gauche de la figure principale selon notre point de vue. Eux aussi regardent droit devant, figés, avec des airs absents, comme s'ils ne voyaient rien. Deux petits et un grand. Ils portent des costumes sombres et des chapeaux melons qui donnent à leur allure un caractère funèbre. Une autre figure contrebalance cet effet, celle d'un bel homme bombant le torse, aux cheveux roux et la moustache en guidon, qui se pavane, l'œil sévère, une badine sous le bras, à droite de la scène, au niveau du public, dans un cadre rectangulaire de clarté verdâtre. Il se tient devant nous dans un profil parfait, et son regard passe largement au-dessus d'un enfant vêtu lui aussi avec soin, qui montre un large nœud de cravate bleu, une houppette dressée sur le front et qui lève vers lui un regard intrigué et qui peut être son fils.

> Chap. 2 / 4

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Rêve de la cellule du PCF

Il fait nuit, la campagne a été inondée par les pluies. Sur une butte, une petite maison cubique aux fenêtres éclairées. Je gravis la butte, la pluie recommence à tomber, et je pénètre dans la maison. Une réunion du PCF s’y tient. Elle a commencé. Je m’installe dans un coin et j’écoute les propos qui s’échangent. C’est un petit homme qui les anime. Il se tient debout devant les autres qui sont assis, comme à l’école. Il ne parle pas de politique, je ne comprends pas de quoi il est question. Le petit homme ne s’adresse pas à moi, il m’ignore. mais sans que mon nom soit jamais prononcé, c’est de moi qu’il s’agit. Le petit homme plaisante, mais ses propos tendent tous à monter les autres contre moi. Je comprends que je vais me trouver bientôt exclu de cette cellule dont je suis le membre le plus ancien et le plus vieux, pas forcément le plus actif. Je me dis alors que j’en ai assez entendu, et je me lève pour partir. Personne ne semble s’en soucier. Mais lorsque je parviens à la porte, derrière eux, je me retourne et je vois que le petit homme glisse en riant un mot plus perfide encore que les autres, dirigé contre moi. Alors, je prends la parole, par-dessus les têtes de tout le groupe, et je lui dis: “N’as-tu pas honte de parler ainsi? Qu’as-tu à me reprocher? Si tu as un reproche à me faire, adresse-toi à moi, les yeux dans les yeux. Tu montes les autres contre moi, sans me nommer. Tu te comportes comme un imbécile. C’est toi qui n’as pas ta place ici. Tu irais mieux chez les trotskystes, qui sont les spécialistes du mensonge. Tu n’es pas un vrai communiste. Un vrai communiste est franc et sincère. Tu n’es ni franc ni sincère. Tu vois, j’allais partir pour ne plus revenir. Mais maintenant, c’est décidé, je reviendrai la semaine prochaine et toutes les autres semaines encore. Tu ne m’excluras pas de cette maison qui est la mienne. Maintenant, il est tard et je vais m’en aller, parce que je suis fatigué. Mais crois bien que vous me reverrez la semaine prochaine.” Et tandis que je m’adresse au petit homme qui reste bouche bée, je sens que la plupart des autres se sont retournés en ma faveur. J’entends qu’ils murmurent: “Il a raison!” Alors, j’ajoute: “Mais bon, les eaux sont encore montées. Je suis vieux et, dans toute cette obscurité, j’ai peur de tomber et de me noyer.” Et à ces mots, tout à coup, deux camarades se lèvent et disent: “Mais oui, attends-nous! Nous avons ici notre barque. Nous allons te raccompagner.”

Je conclus ce récit en déclarant à mon psychanalyste que ce rêve m’a paru très beau, qu’il m’a apporté beaucoup de bonheur. Celui-ci me sourit en retour et me demande de dire ce que j’ai à l’esprit, que je puisse associer à ce rêve. Alors je souris aussi, et sans réfléchir, je lui réponds que cela n’a sans doute aucun rapport mais que, lorsque j’étais très jeune, je lisais un petit livre de Louis Althusser intitulé Lénine et la philosophie. Et qu’au tout début de ce livre, l’auteur racontait que Lénine avait passé une partie de son exil à Capri, et que là-bas il s’était lié d’amitié avec les pêcheurs. Il ajoutait que les pêcheurs aimaient son rire, à quoi il reconnaissaient qu’il était bien “de leur race et de leur camp”. Et soudain, en disant ces derniers mots, ma voix se met à trembler et je pleure.

 (Mardi 6 juin 2023)

dimanche 26 novembre 2023

Leçons de nuit

1 - Au bout de la ligne de tramway
(3 mars 2020)

LE TÉMOIN - Il vide ainsi son appartement. Sans hâte, un jour un meuble, un jour un livre, un jour un vêtement, le jour suivant un ustensile de cuisine. Il les dépose la nuit, devant l’entrée de son immeuble, ou il demande à des brocanteurs de venir les emporter. 
ELLE - Il n’est pas impatient. Il ne l’a jamais été. 
LE TÉMOIN - Mais, d’un autre côté, qui peut dire pourquoi il agit comme il fait, où il veut en venir? 
LUI - J’avais l’idée de partir. De quitter cet appartement. Et je voulais que ce départ s’opère le plus simplement du monde, le jour venu.
LE TÉMOIN - Et maintenant? 
LUI - Je n’ai pas changé d’idée. Je n’ai pas oublié. Mais les mois ont passé, des années peut-être. Combien, au juste?
LE TÉMOIN - Pas beaucoup, mais bientôt deux. Cela dépend comment on compte. À partir de quel moment.
LUI - Je ne tiens pas à parler du début.
ELLE - Il ne tient pas à parler de la fin. Car c’est à elle qu’il songe.
LE TÉMOIN - Partir, dit-il, mais où diable veut-il aller?
LUI - Je ne veux pas finir ici. Depuis le début, ou depuis la fin, j’imagine de m’établir plus loin sur la ligne de tramway. Quelque part où le trajet se termine.
LE TÉMOIN - Ce qu’on appelle les faubourgs.
ELLE - Où la ville se perd au milieu des entrepôts et des premiers jardins.
LE TÉMOIN - Mais pourquoi cela? Connaît-il ces quartiers? Ne dit-on pas qu’ils sont pauvres, et dangereux, et laids?
LUI - J’ai fini par ne plus m’y perdre. Je m’y rends quelquefois l’après-midi. Je prends le tramway, j’aime bien le faire, j’ai une carte d’abonné, dans une direction ou dans celle opposée, un jour l’une, un jour l’autre, je poursuis mon voyage jusqu’au terminus et je descends. Il me suffit alors d’aller au hasard, les mains dans le dos, ma sacoche en bandoulière. Certaines rues sont jolies, d’autres moins. Je déambule jusqu’au soir. Puis, quand il fait nuit, je reprends le tramway, cette fois dans le sens opposé. Je trouve des voitures presque vides, je surprends des visages assoupis dans la clarté des lampes, et je rentre.
ELLE - Je sais cela, je t’ai vu faire. Mais je vois aussi que, depuis quelques semaines ou quelques mois, ces voyages sont moins nombreux.
LUI - C’est que mon choix est fait. Je sais au bout de quelle ligne j’irai habiter. J’ai repéré le bâtiment.
ELLE - Tu t’es même renseigné. Un immeuble qui appartient à la commune, les loyers y sont les moins chers du monde et il s’y trouve plusieurs logements inoccupés.
LE TÉMOIN - Et pour cause! Personne ne veut habiter là-bas.
LUI - Il me suffira d’une pièce.
LE TÉMOIN - Il se croira de nouveau étudiant. Artiste, peut-être.
LUI - Comme ce studio où tu venais me rejoindre.
ELLE - C’était beaucoup trop tôt. C’était bien avant tout début.
LE TÉMOIN - En attendant cet hypothétique départ, il passe la plupart de ses journées à tourner en rond dans les rues qu’il connaît, toujours à pied, autour de cet immeuble où se trouve l'appartement qu’il vide. Avec cela, n’aime-t-il pas le théâtre, l’opéra? Ne joue-t-il pas aux échecs?
LUI - J’aime tout cela. Ou j’aimais tout cela. Ou j’aimerais tout cela. Mais ces dernières semaines, je cherchais plutôt un endroit où boire, debout au comptoir, un verre de vin. Un bistrot ou plusieurs où je serais revenu soir après soir. Quelque chose comme un verger.
LE TÉMOIN - Un verger, dit-il. Où on sert du vin rouge. Il veut rire!
LUI - Où je serais revenu, soir après soir, saluer les arbres, apprécier en les touchant la maturité des fruits. Où je me serais couché dans l’herbe, sous les étoiles et où, grâce à elles, sous leur protection, j’aurais dormi quelques heures, d’un lourd sommeil d’ivrogne.

A Pity of Love

À l’automne 2019, j’ai animé un petit nombre d’ateliers de lecture pour les enfants accueillis au foyer Alta Riba qui se trouve installé dans une ancienne villa, au sommet de Las Planas. Depuis l’été au moins, Annie toussait beaucoup, elle était fatiguée, nous savions elle et moi qu’elle était malade mais nous faisions semblant de rien, nous parlions d’une bronchite, et comme c'était l’automne la nuit tombait très tôt. J’ouvrais mon atelier aux alentours de cinq heures et j’en repartais une heure plus tard, quand il faisait nuit. Et j’avais seulement quelques pas à faire pour rejoindre la station d’autobus qui marque le terminus de la ligne. Une placette où l’autobus fait demi-tour, sous des arbres, pour y stationner quelques minutes avant de redescendre vers la ville. Et quand je quittais le foyer, j’avais le cœur ému à cause de l’air éperdu qui se voyait sur le visage des enfants auxquels j’avais montré des mots écrits, non pas qu’ils fussent maltraités par les éducateurs chargés de les accueillir après l’école et de les préparer au repas du soir et à la nuit, mais parce que ces éducateurs eux-mêmes me paraissaient si jeunes et si désemparés de devoir se colleter avec tant de misère, de devoir consoler un tel abandon.

La villa avait dû être coquette mais elle n’avait pas été conçue pour l’usage qu’on en faisait, si bien que ses placards, ses escaliers, ses étagères débordaient d’un fourbi désolant. Le ménage y était fait, le chauffage fonctionnait mais, en cette saison, on gardait les fenêtres fermées la plus grande partie du jour, et cela sentait le plastique, l’eau de Javel, la laine mouillée et la sueur.

J’avais le cœur étreint. Et je songeais (je me souviens) au Noël qui approchait, au moment duquel certains enfants au moins ne pourraient pas quitter le lieu pour rejoindre leurs familles, ou ce qui restait de leurs familles, après quels drames, quelles violences qui les avaient défaites, et je me demandais comment ces jeunes éducateurs pourraient se débrouiller alors pour donner un semblant de gaieté à cette fête. Je ne doutais pas qu’ils feraient de leur mieux.

Or, Baptiste (notre fils) m’avait envoyé de Paris le podcast d’une interview donnée par Arnaud Desplechin, qui était alors notre réalisateur favori, et j’avais gardé ce podcast en réserve sur mon téléphone, et j’en ai démarré l’écoute, ce soir-là, au moment où je sortais (navré) du foyer pour rejoindre la station d’autobus. Et tout ce que disait Desplechin me ravissait, était de nature à me consoler, comme à mon tour j’avais besoin de l’être, jusqu’au moment où il a lu, pour illustrer son propos, un court poème de William Butler Yeats intitulé The Pity of Love. C’était un texte que je découvrais et il l’a lu en français, dans la traduction je crois d’Yves Bonnefoy, et l’émotion soudain m’a submergé.

Tandis que je montais à bord de l’autobus encore vide et que celui-ci s’ébranlait en direction de la ville dont les lumières scintillaient au loin, les larmes ont coulé sur mes joues. Car j’ai su alors, de toute évidence, qu’Annie ne souffrait pas d’une bronchite mais d’un mal beaucoup plus terrible dont nous n’osions pas dire le nom et qui l’emporterait en quelques mois à peine. Et depuis lors, et jusqu’à ce matin, où le soleil brillait, je n’étais pas retourné à Las Planas.

(Vendredi 5 mai 2023)

Un bel équipage

Un couple d’adolescents venaient à ma rencontre. Je les ai vus de loin. Déjà je ne voyais qu’eux parmi les autres passants. Leur jeunesse, leur élégance. Ils marchaient sans hâte et ils parlaient sans se toucher, l’air à peine plus grave du garçon tourné vers sa compagne, le visage à peine plus lumineux de celle-ci qui regardait droit devant, sans voir personne. Leur tranquillité. Un bel équipage descendant par un clair matin de printemps l’avenue Borriglione. Puis soudain, sans cesser de parler, il arriva que la jeune fille marque un arrêt. La voilà qui suspend son pas et qu’elle soulève à peine son pied droit, qu’elle le montre.

La jambe pliée au genou comme celle d’un cheval, elle se tient en équilibre. Vêtue comme le garçon d’un pantalon de jogging qui bouffe, d’un pull de coton et de chaussures de tennis, elle montre la chaussure de son pied droit dont le lacet est défait.

La pose me surprend. Je ne la comprends pas.

Le garçon fait un pas de plus, il dépasse son amie, puis se retourne vers elle et s’accroupit, si bien que les autres passants doivent contourner le groupe qu'ils forment et, en passant, ils leur jettent des regards obliques, amusés, attendris, envieux.

À peine a-t-elle baissé les yeux vers lui qui inclinait la tête, qui lui montrait sa nuque. Aussitôt, elle a relevé le front pour regarder de nouveau droit devant, dans le vide, continuant de parler sans que j’entende rien mais avec, sur le visage, le même sourire souverain de la jeunesse, de la tranquille amitié, de cette sorte particulière d’amitié qu’on appelle l’amour, qui est, en même temps qu’un amour de l’autre, celui de l’air frais d’un matin de printemps, du sport qu’ils venaient de pratiquer, de l’usage d’une parole mesurée qu’ils échangeaient sans hâte, d'une manière que j'imaginais précise, et je comprenais alors que le garçon qui me tournait le dos renouait le lacet d'une chaussure de sa compagne, et cette tâche n’a pas pris dix secondes avant qu’il se relève, qu’il reprenne place à côté d’elle et qu’ensemble ils se remettent à marcher. Sans me voir. Sans cesser de parler.

Alors, j’ai failli les arrêter et m’adresser à eux pour leur dire qu’ils devaient savoir, avant d’aller plus loin, que de tels gestes ne s’accomplissent pas impunément. Qu’il y a toutes les chances pour que cette petite manœuvre, par exemple, occupe leur esprit encore quand ils seront vieux. Et même encore quand ils seront morts. Alors, sous les grands peupliers, la nuit, parmi le froid des tombes, elle lui dira: 
— Te souviens-tu du jour où tu as renoué mon lacet, où pour le faire tu t’es accroupi sur le sol en me montrant ta nuque? C’est alors que je t’ai choisi.
— Je me souviens, bien sûr, répondra le garçon. Je savais ton regard sur moi. Mais alors, pourquoi tant d’années d’hésitation, tant de disputes, de refus et de larmes? Puisque tout était dit alors. Tout était su.
— Parce qu’il fallait que le temps passe. Nous étions trop jeunes, comme des anges, ce qui n’empêchait pas que nous étions faits de chair et de sang. Je ne pouvais pas t’épargner les saisons, le vent froid ni la lune...
And the shadowy hazel grove / Where mouse-grey waters are flowing, dit William Butler Yeats.
Et le sombre bois de noisetier / Où les pluies souris-grises ruissellent…
— Tu ne rentres pas tout de suite?
— Non, je fais un dernier tour dans le jardin. Chauffe-moi le lit.

(21 avril 2021)

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...