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Articles

Sur le banc

Quelques jours plus tard, elle l’appelle de nouveau. Elle dit: — Daniel, j’ai un service à te demander. Est-ce que nous pourrions nous retrouver en ville?” Et, bien sûr, Daniel accepte sans demander davantage d’explications. En temps ordinaire, ils se seraient retrouvés chez elle, rue Parmentier, ou alors au Canastel, au bas du boulevard Gambetta. Le Canastel est un café, ou plutôt un glacier, que Daniel fréquentait déjà avec sa mère, quand il était enfant. Ils descendaient à la plage, depuis la rue Kosma, par le boulevard Gambetta, et le soir, en retournant chez eux, ils s'arrêtaient au Canastel pour manger une glace ou boire un lait frappé. Quand il a rencontré Cynthia, il a voulu lui faire connaître cet endroit. Ils y sont venus souvent, pour être seuls. Mais à présent, il ne peut plus être question qu’ils se retrouvent à l’appartement de la rue Parmentier, que Cynthia n’habite plus, qu’elle a vidé de tout ce qui lui appartenait, dont elle garde les clés mais qui représente pour...
Articles récents

Une autre piscine

Je ne connaissais pas Bertrand et Christine Jodelle, les parents de Cynthia. Je ne pouvais pas les connaître. Je n’avais pas assisté à la petite fête qu’ils avaient donnée dans leur villa de La Garde, autour de la piscine, à l’occasion de laquelle ils avaient annoncé les fiançailles de leur fille avec Laurent Basquié. Et Daniel ne pouvait pas me l’avoir racontée puisque lui-même n’était pas présent. Il en avait eu connaissance. Avant ou après, Cynthia lui en avait fait part. Alors qu’ils ne s'étaient plus revus depuis plusieurs semaines, elle l’avait appelé au téléphone pour qu’il en soit averti, pour que personne d’autre ne l’en informe avant elle. Et Daniel m’en avait parlé, un après-midi qu'il était venu chez moi. Qu’il me parlait du cinéma d’Éric Rohmer qu’il avait commencé à explorer sur ma recommandation, et dont il me disait qu’il commençait à comprendre, en effet, l'intérêt que j’y trouvais. Passant du coq à l'âne, en baissant les yeux, comme il a l’habitude de ...

Daniel, le retour

Daniel venait me voir l’après-midi. Il m’appelait le matin pour me demander si j'étais libre, si cela ne me dérangeait pas, et comme j'étais toujours libre, nous convenions d’une heure, après la sieste, et à l’heure dite il sonnait à ma porte, et nous avions alors deux heures à être ensemble, à converser comme deux vieux amis, au bout desquelles il s’en retournait chez lui, tandis que je m’en allais faire, de mon côté, ma promenade du soir. Quelques semaines avant le début de la crise sanitaire, il s'était réconcilié avec ses parents. Ceux-ci l’avaient convaincu d’accepter leur aide. Ils voulaient qu’il quitte son emploi de manutentionnaire au marché d'intérêt local pour reprendre ses études, ou, s’il ne voulait pas reprendre des études, qu’il ouvre un petit commerce dont ils financeraient l’installation. Et Daniel avait répondu que, s’inscrire à l'université, il n’en était pas question, mais un petit commerce, oui, pourquoi pas, et ils s'étaient étendus sur l...

D'un siècle à l'autre

Nous avions des discussions sérieuses en ce temps-là. Le printemps était précoce. Il inondait de soleil et de fleurs la colline du Parc Impérial où nous passions nos journées alentour du lycée, à circuler dans les petites rues qui se faufilaient entre les villas, la piscine à ciel ouvert et les courts de tennis, sans cesser de parler de choses que nous ne connaissions pas, mais dont le prestige nous attirait, ou qui nous effrayaient sans que nous osions le dire. Il était question de la guerre froide, de la bombe atomique, du Spoutnik, de Youri Gagarine qui effectue le premier vol habité autour de la Terre à bord de Vostok 1, de Cassius Clay qui remporte le championnat du monde des poids lourds face à Sonny Liston en 1964, de la relativité d’Einstein, de Brigitte Bardot, de Maurice Béjart et de Pierre Boulez. Aux murs de ma chambre il y avait un poster qui montrait Charlie Chaplin assis sur la marche d’un perron en compagnie d’un petit garçon visiblement aussi pauvre et malheureux que l...

Entre deux eaux

Karim et Daniel retournent ensemble à La Barque rouge. C’est en septembre. L’établissement est resté fermé pendant plusieurs semaines. On dit que les propriétaires étaient partis en voyage, comme chaque année au moment où, à Nice, les touristes affluent. Et, ce soir-là, quelques dizaines de personnes s’y retrouvent en habitués. Il y a là des étudiants, des journalistes, un ou deux professeurs de philosophie, peut-être aussi un romancier. Il fait chaud et le ciel est chargé de nuages. La météo annonce qu’il pleuvra au milieu de la nuit. Dans le programme de la soirée, il n’est plus question du petit jeune homme qui montrait des tours de prestidigitation. Que sera-t-il devenu? La chanteuse que tout le monde attend s’annonce à une heure avancée. Quand elle paraît sur scène, toujours sous un unique projecteur, on se demande ce qu’elle a pu faire de tout l'été, tant elle est pâle. Sa robe rouge flotte sur elle. Elle s’accroche des deux mains au micro. Ses jambes ne semblent pas la porte...

Un regard de reptile

Nous voyons bien davantage de choses que nous saurions le dire, bien plus que nous acceptons de voir. Le commissaire Langlois me parlait de l’inconnu du tramway, en même temps que nous pensions, l’un comme l’autre, à l’inconnu du môle dans lequel Karim croyait reconnaître l’assassin de son grand-père. Et, au détour d’une phrase, il m’a lancé: — Vous avez lu André Breton? Cette question m’a réveillé, comme un reproche. N’aurait-il pas été plus naturel que ce soit moi qui cite André Breton? Une phrase m’est revenue en écho, que le commissaire avait prononcée quelques instants auparavant. Il avait dit: “Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions?” J’ai passé une bonne partie de ma vie à m’aveugler sur les choses réelles, celles dont on dit qu’elles vous “crèvent les yeux”. Et, dans les histoires que j’avais inventées, j’avais laissé trop peu de place aux “hasard objectif”, aux “illuminations”. Il aura fallu que le piéton de l’aube et que mes...

Les heures d'après

La version la plus ancienne de l’histoire daterait du début des années 50 aux États-Unis. Sylver Holmquist déclare l’avoir lue en 1964 ou 1965 à Austin, quand il était tout jeune professeur de littérature, dans une revue universitaire, mais il est incapable de dire de quand datait sa publication ni de quelle université il pouvait bien s’agir. Il ne se souvient pas du titre, seulement que c'était une courte nouvelle, de sept cents cinquante mots peut-être, dont le style pouvait être imité de J. D. Salinger et qui était signée des initiales CJ. Et dans son souvenir, elle racontait ceci: un garçon et une fille sont amoureux. Ils vivent leur relation au milieu de leurs camarades de lycée. On les accompagne dans deux ou trois activités ordinaires — dans les couloirs du lycée, une salle de cours, le parvis où on s'arrête et où on s'assoit sur les marches pour profiter du soleil, la piscine en plein air, le terrain de basket —, jusqu'à l’heure de la nuit où la jeune fille rega...